(Anniversaire de sa mort : 7 octobre 1849)

 
 

Soixante-quinze années se sont écoulées depuis cette mort bizarre et, d’après une légende cruelle, Poe aurait fini dans le ruisseau, succombant victime de sa funeste passion pour l’alcool.

Les plus indulgents lui accordent, toutefois, le bénéfice des circonstances atténuantes : l’excuse de sa bohème et de sa misère, auxquelles venait aussi se joindre le chagrin, ancien déjà, causé par la perte d’une compagne adorée, sa cousine, Virginie Clemm, qu’il avait épousée.

Mais la fin du plus romantique des écrivains américains est autrement plus tragique encore – on va le voir – et laisse bien loin derrière elle tout ce qu’aurait pu imaginer l’esprit tourmenté de celui-là même qui, dans ses contes, paraît avoir atteint les extrêmes limites des hallucinantes angoisses.
 

*

 

Notons tout d’abord les circonstances dans lesquelles Edgar Poe fut amené à se trouver à Baltimore dans le courant de l’année 1849, la dernière de sa vie.

Dès le mois de juillet, il avait quitté son cottage de Fordham, dans les proches environs de New-York, laissant là Mrs Clemm, sa belle-mère, qui, depuis la mort de sa fille jusqu’à celle de son gendre, ne cessa jamais de prodiguer à ce dernier les soins les plus dévoués comme les plus affectueux.

Il avait formé le projet d’entreprendre dans quelques grandes villes des États-Unis une tournée de conférences, dont le produit, joint à une collaboration active dans certaines revues, devait lui procurer les fonds nécessaires à la réalisation de son rêve constant qui était de fonder une revue à lui, Stylus, dont il serait le maître absolu.

Il allait, toutefois, être déçu dans ses espérances.

Si lectures et conférences obtenaient un assez grand succès, par contre la plupart des magazines sur lesquels il comptait pour y publier de nouvelles œuvres en prose et en vers cessaient brusquement de paraître, poursuivis par une malchance acharnée.

Navré et en proie à une déprimante mélancolie, qui faisait naître en lui le délire de la persécution, Poe gagnait bientôt Richmond, et dans cette région, berceau de son enfance, ne tardait pas à sentir se rétablir un peu sa santé ébranlée.

À Richmond, d’ailleurs, allait se dérouler l’un des derniers chapitres – et non des moins étranges – du bizarre roman de sa vie.

Ne retrouvait-il pas là, dans la personne de Mrs Shelton, celle qu’il avait follement aimée alors qu’elle était miss Elmira Royster ?

Vingt ans auparavant, il habitait avec sa famille d’adoption, une maison voisine de celle qu’occupaient les parents de la jeune fille, et une tendre idylle était née entre les deux jeunes gens.

Une secrète promesse de mariage les avait liés l’un à l’autre, mais leur intrigue amoureuse s’était trouvée brusquement rompue de part et d’autre, du fait des parents.

Edgar partait pour l’Université de Virginie et Elmira, hâtivement mariée, devenait Mrs Shelton.

Poe la retrouvait veuve aujourd’hui et sentait renaître en lui son amour de jeunesse pour celle qui avait été si longtemps l’Égérie de ses rêves.

Il sut si bien lui faire partager ses sentiments qu’Elmira accepta de devenir sa femme.
 
 

 

Le mariage, formellement décidé, avait été fixé au 11 octobre et Poe résolut de partir pour Fordham afin d’en ramener avec lui la bonne Mrs Clemm, avertie de cette union projetée, et qui devait assister à la cérémonie.

En faisant ses adieux à Mrs Shelton tandis que celle-ci l’accompagnait au paquebot devant le conduire à Baltimore, Edgar Poe paraissait sous l’empire d’une profonde tristesse, avouant avoir de sombres pressentiments. Ne lui avait-il même pas parlé de sa folle appréhension de ne jamais plus la revoir ?

Sinistres pressentiments d’une fin imminente et qu’il avait déjà eus en juillet, à son départ de Fordham, alors que, rangeant tous ses papiers, mettant ses affaires en ordre, il confiait à son ami Griswold le soin de publier ses œuvres, au cas où il viendrait lui-même à mourir.

Néfaste décision de Poe, qui était loin de soupçonner dans la personne de Rufus Wilmot Griswold un infâme détracteur capable de ternir sa réputation en le peignant, dans son fameux Memoir, sous les couleurs d’un odieux et répugnant scélérat de génie.

Et c’était ce même révérend docteur en théologie qui, jouant le rôle du plus criminel des tartufes, s’acharna, telle une goule immonde, sur la dépouille du malheureux poète, en insinuant et laissant répandre les bruits les plus dégradants sur les circonstances qui avaient entouré sa mort.

Nous arrivons ici au fait même dans toute sa brutalité.

Aux premières heures du 7 octobre 1849, un homme avait été trouvé, gisant inanimé, étendu sur un banc dans l’une des rues de Baltimore. Apercevant un rassemblement de badauds, un policeman s’était approché et, en présence de l’état désespéré de l’inconnu, il avait hélé une voiture et conduit le moribond dans l’un des hôpitaux de la ville, le Washington Medical College.

Cet homme, sans connaissance, aux vêtements souillés, échoué dans la rue comme une misérable épave humaine, n’était autre que le grand écrivain Edgar Allan Poe…
 
 

 

Quelqu’un, d’ailleurs, semblait déjà l’avoir reconnu : l’un des passants qui avaient aidé à le relever, un typographe revenant de son travail de nuit.

Dès lors, une légende se forme autour de ce qui – n’eût été la personnalité du mourant – aurait pu passer pour un banal fait divers.

Plusieurs versions, d’ailleurs, coururent à ce sujet.

La plus accréditée est que Poe, se trouvant de passage à Baltimore au moment d’une élection, avait été rencontré par un groupe de rabatteurs électoraux qui l’avaient entraîné de taverne en taverne, le faisant boire outre mesure afin de le contraindre à voter inconsciemment pour leur candidat. Mais le voyant aux prises avec une attaque de delirium tremens, suite de cette folle beuverie, ils l’avaient abandonné dans la rue afin d’éviter de sérieux ennuis.

Ces actes de corruption électorale étant assez courants dans les mœurs politiques américaines, l’explication de la mort de Poe, survenue à l’hôpital le jour même de son entrée, parut tout aussi plausible que la suivante, également répandue dans le public :

Ayant retrouvé à Baltimore d’anciens camarades de l’école militaire de West-Point, dont il avait été un cadet dans sa jeunesse, Poe se serait livré avec eux à une orgie qui avait produit chez lui un accès de delirium tremens.

Toutes les versions – on le voit par ces deux-ci – s’accordaient sur un même point : terrassé par l’ivresse, Poe avait succombé à l’hôpital, dans cette même journée du 7 octobre, des suites d’un accès d’alcoolisme.

La vérité était tout autre, mais nul ne s’avisa d’aller la chercher dans la seule pièce qui pût la faire éclater au grand jour, le procès-verbal de la mort d’Edgar Allan Poe, dressé par le docteur J. J. Moran, médecin-chef du Washington Medical College, qui assista le malheureux écrivain à ses derniers moments.

Edgar Poe, qu’on avait amené à l’hôpital, déclarait le médecin, venait d’être trouvé étendu inanimé sur un banc dans Light Street.

Il était dans un état complet de torpeur causé – affirmaient ceux qui l’avaient relevé – soit par l’alcoolisme, soit par l’absorption d’un narcotique ; on ne pouvait le préciser bien au juste.

Placé dans une chambre particulière, Poe avait été déshabillé et minutieusement examiné par le docteur Moran, qui n’avait en ce moment aucune notion sur son malade, ses habitudes, son genre de vie et sa situation pécuniaire.

Mais laissons ici la parole au médecin :

« Ses vêtements et son haleine n’exhalaient aucune odeur d’alcool. Il n’avait ni délire ni agitation. La peau était livide ; quelques bruits seuls se faisaient entendre dans sa gorge ; il paraissait dormir.

Son état était comateux.

On lui appliqua des compresses d’eau tiède, des sinapismes aux pieds, aux mollets et au ventre, et de la glace pilée à la tête.

Je fis fermer les rideaux des fenêtres et je tâchai de lui donner la position la plus confortable à son état, plaçant en outre une garde à son chevet. »

On remarquera que, sur un point, le rapport du médecin est formel : les vêtements et l’haleine du malade n’exhalaient aucune odeur d’alcool, si aisée à définir pourtant ; pas de délire, aucun mouvement désordonné.

Nous sommes loin, on le voit, des symptômes bien caractéristiques du delirium tremens !

Une demi-heure environ après ce premier repos, Edgar Poe rejette sa couverture, se dresse sur son séant et, les yeux grands ouverts, demande brusquement où il est.

Le docteur lui prend la main, s’assied à ses côtés, écarte les magnifiques boucles de ses cheveux noirs, et s’informe comment il se sent.

Et voici, fidèlement rapporté, le dialogue qui s’engage entre lui et son malade :

« Souffrez-vous ?

– Non.

– Éprouvez-vous des douleurs à l’estomac ?

– Oui.

– Avez-vous soif ?

– Non.

– Souffrez-vous de la tête ?

– Oui, beaucoup.

– Depuis combien de temps êtes-vous malade ?

– Je ne sais pas.

– Où habitez-vous ?

– Dans un hôtel de Platt-Street, en face de la gare.

– Avez-vous des bagages ? Désirez-vous qu’on les apporte ici, auprès de vous ?

– Oui. Une valise qui contient mes papiers et des manuscrits. »

Le malade remercie quand on se propose d’aller les lui chercher et prie qu’on lui dise où il se trouve en ce moment. Il avait pourtant reconnu avoir affaire à un médecin.

« Vous êtes chez des amis, reprend celui-ci.

– Mon meilleur ami, répondit Poe, serait celui qui me ferait sauter la cervelle d’un coup de pistolet.

– Voyons, calmez-vous. Nous ferons ici tout ce qui sera humainement possible pour vous donner du confort et adoucir vos souffrances, en tâchant de les apaiser.

– Oh ! quel misérable je suis ! Monsieur, lorsque je contemple ma dégradation et ma ruine, quand je songe à ce que j’ai souffert et perdu, au chagrin, à la misère dans lesquels j’ai plongé les miens, je voudrais disparaître dans un abîme, repoussé par Dieu et par les homme, comme le rebut de la société. Mon Dieu ! Quelle terrible position ! N’y a-t-il donc pas de rançon pour l’âme immortelle ? »
 
 

 

Il s’arrêta de parler comme on lui présentait une potion calmante qu’il but avidement, s’endormant aussitôt après.

Le docteur Moran était demeuré sous l’impression que lui avaient donnée ceux qui avaient trouvé Edgar Poe étendu sur un banc de Light Street et, fermement, le considérait alors comme étant sous l’influence d’un alcoolisme chronique.

Mais il n’avait aucune indication sur le temps qui s’était écoulé depuis l’absorption de l’alcool, et les symptômes présents ne venaient établir aucune supposition possible à ce sujet.

Le malade n’avait aucun soubresaut nerveux ; ses mains ne tremblaient pas, ses doigts étaient calmes, et il répondait lucidement aux questions qu’on lui posait.

Sa face ne cessait d’être livide, mais ses yeux n’étaient point injectés de sang et son pouls continuait à se révéler dur et fréquent.

Il s’assoupit et ne rouvrit les paupières qu’au bout d’une heure environ.

L’idée vint alors au médecin de lui demander s’il désirait boire un peu d’eau-de-vie et il lui en offrit un verre, dans le but autant de le stimuler que de se rendre compte si des instincts de buveur invétéré se réveilleraient en lui, à la vue de l’alcool.

Poe ouvrit des yeux démesurés qu’il attacha sur ceux de son interlocuteur avec une telle fixité que ce dernier fut obligé de détourner son regard.

Mais l’écrivain, d’un ton inexprimable, répondit :

« Si le liquide contenu dans ce verre, monsieur, devait me transporter immédiatement dans les Champs-Élyséens, je ne le boirais pas et ne le laisserais même point toucher mes lèvres. Vous ne savez point les tourments que peut causer l’alcool ! »

Ici, le médecin expliqua aussitôt :

« Je vais alors vous faire prendre une boisson opiacée, qui vous procurera un peu de sommeil et beaucoup de repos surtout.

– L’alcool et l’opium, interrompit le malade, sont les deux jumeaux de l’enfer et de la perdition !

– Monsieur Poe, il vous faut être calme et éviter toute cause d’excitation. Vous êtes dans un état fort critique et toute exaltation rapprocherait d’autant une issue fatale.

– Docteur, je suis très malade ? Il n y a plus d’espoir ?

– J’avoue que toutes les chances sont contre vous.

– Ah ! Dans combien de temps retrouverai-je ma bonne et tendre Virginie ? C’est elle que je voudrais voir !…

– Je puis envoyer chercher les personnes que vous désireriez avoir à vos côtés. Avez-vous de la famille, des parents ?

– Non. Ma femme, ma douce Virginie est morte. Sa mère, elle, vit encore. Oh ! comme mon cœur saigne pour elle !… L’ange noir de la mort a fait son œuvre… Je suis jeté dans la tempête, désemparé, sans boussole et sans fanal…

Docteur, voulez-vous écrire à ma belle-mère, Mrs Maria Clemm. Dites-lui que son Eddie est ici !… Non, trop tard, trop tard !… Je dois soulever mon linceul et vous dire le secret qui brûle mon cœur et qui, comme un poignard, perce mon âme…

Je devais me marier dans quelques jours. »

Ici, Poe s’arrêta et garda un instant le silence.
 
 

 

« Voulez-vous que j’envoie chercher votre fiancée ? interrogea le praticien, supposant que cette personne habitait peut-être Baltimore.

– Trop tard !… trop tard !… murmura le malade.

– Mais non. Ma voiture est là, je puis l’envoyer immédiatement.

– Non. Écrivez à ces deux dames, à toutes les deux… Prévenez-les en même temps de ma maladie et de ma mort. »

Et il donnait leurs noms :

Mrs Elmira Shelton et Mrs Maria Clemm.

Laissons ici le docteur Moran entrer dans des détails.

« À ce moment son teint se colora, les veines de ses tempes se gonflèrent, ses yeux roulèrent convulsivement et sa tête se pencha en avant.

Je fis renouveler la glace pilée placée sur sa tête et les compresses chaudes à ses pieds. Je lui fis reprendre aussi un peu de potion calmante, puis m’apercevant que ma présence ainsi que celle de la garde-malade paraissaient l’agiter, nous nous dissimulâmes tous deux derrière son lit.

J’envoyai aussi quérir un certain Neilson Poe, ayant appris qu’il était son parent, ainsi que les dames Reynolds, qui habitaient dans le proche voisinage de l’hôpital.

Le poète resta dans un complet état de torpeur pendant une bonne heure, puis se ranima peu à peu.

Dès lors, on lui fit prendre à intervalles des stimulants, des fébrifuges, du bouillon avec quelques gouttes d’ammoniaque et des cordiaux, tandis qu’on renouvelait sans cesse la glace sur sa tête.

Sur ces entrefaites, un autre médecin du Washington Médical College, le professeur John Monkur, vint me rejoindre, et, aussitôt qu’il eut vu, Poe il me dit :

« Votre malade est en train de mourir.

– Oui, répliquai-je ; à mon avis, tout est fini. »

Il examina minutieusement le poète, se laissa décrire tous les symptômes qui s’étaient produits depuis le matin, et son opinion vint corroborer la mienne :

Le moribond succombait à une excessive surexcitation nerveuse survenue à la suite de privations. accrue par une assez longue exposition au froid, à un mal enfin dont le nom médical est l’encéphalite.

Poe reprit ses sens peu après que mon confrère se fût éloigné. Il ouvrit les yeux tout grands et parut avoir une grande difficulté à parler.

« Docteur, fit-il, tout est bien fini… Écrivez : Eddie n’est plus… »

Eddie était le nom d’enfant que lui donnait sa belle-mère, Mrs Clemm.

« Monsieur Poe, expliquai-je, permettez-moi de vous prévenir que vous êtes près de votre fin. Avez-vous quelques désirs à exprimer pour vous ou vos amis ? »

Il murmura :

« Adieu pour l’éternité !

– Pensez à Dieu. Il est miséricordieux et il aura pitié de vous, comme il en a pour toute l’humanité.

– Les voûtes du ciel m’écrasent, reprit-il. Laissez-moi passer. Dieu a écrit ses décrets lisiblement sur le front de toute créature humaine… Les démons prennent un corps… Ils ont pour prison les vagues tourbillonnantes du noir désespoir. Meurtrier de moi-même, acheva-t-il, j’entrevois le port au-delà de l’abîme… Où est la bouée, le canot de sauvetage ?… Vaisseau de feu, mer de cuivre !… Le calme partout… plus de rives ! »

Poe leva lentement les yeux au ciel, et d’une façon telle qu’on n’apercevait plus que deux curieux globes blancs. Il eut quelques tressaillement convulsifs et, après un dernier tremblement de tout le corps, ce fut l’issue fatale.

Il était alors minuit, le 7 octobre 1849.
 
 

 

« Edgar Allan Poe, conclut le docteur Moran dans son procès-verbal, était un fort bel homme. Ses traits étaient admirablement modelés, le front très proéminent et largement développé : la proportion en égalait celle du crâne de Napoléon.

Il avait la peau très blanche, et ses mains étaient aussi délicates que celles d’une femme. Ses cheveux étaient d’un noir rappelant l’aile du corbeau et avaient une tendance naturelle à friser.

Sa dentition était admirable. Ses yeux avaient une teinte gris-acier.

Il pesait environ 145 livres (anglaises) et sa taille atteignait cinq pieds dix pouces. »

D’une enquête à laquelle se livrèrent les autorités, prévenues par le docteur Moran, on reconnut qu’Edgar Allan Poe était bien descendu au Bradshaw’s Hôtel, dans Platt Street, le jour de son arrivée à Baltimore.

On l’avait vu prendre le train pour Philadelphie, et, dans ce convoi, un employé, passant contrôler les billets, l’avait trouvé gisant sans connaissance dans le wagon des bagages.

Dès l’arrivée du train à la station du « Havre-de-Grâce, » on avait transporté le voyageur inanimé dans un autre convoi qui le ramenait à Baltimore.

C’était à la nuit tombante, et Edgar Poe ne devait plus être vu par personne jusqu’au moment où il était découvert par des passants, étendu sans connaissance sur un banc de Light Street.

Le malheureux déséquilibré avait dû errer toute la nuit par les rues de Baltimore, malade et complètement désemparé.

Les obsèques eurent lieu le 9 octobre 1849 et huit personnes seulement, parmi lesquelles Neilson Poe, son parent, suivaient le cortège.

Edgar Allan Poe fut alors enterré dans le cimetière de Westminster, à Baltimore, au coin des voies « La-Fayette » et « Green Street, » lieu d’inhumation de la famille Poe.

Mais ce ne fut qu’en 1875 qu’eut lieu l’inauguration du monument élevé à sa mémoire grâce à une souscription.

Une première tentative de réparation à la mémoire du grand écrivain romantique avait été faite, il est vrai, quelques mois avant cette cérémonie définitive, mais, par un étrange hasard, la pierre destinée à couvrir la tombe de l’écrivain avait été broyée dans un accident de chemin de fer.

Pendant vingt-six ans, sa dépouille mortelle était restée, grâce à une inconcevable négligence, privée de toute croix, et même de toute pierre.

Si la mort d’Edgar Poe est toujours demeurée mystérieuse, on semble trouver la clef de l’énigme dans le rapport du docteur J. J. Moran, qui, par une bizarrerie du sort, ne fut publié qu’en 1875 par les soins du New York Herald.

La personnalité même du médecin-chef du Washington Medical College et les soins qu’il fut appelé à donner au poète à ses derniers moments, l’autorité scientifique du professeur J. Monkur également, donnent le démenti le plus formel à la légende de ce génie morbide sombrant victime de son poison favori, l’alcool…

Poe portait en lui le sceau d’une tare héréditaire, l’alcoolisme de ses ascendants, tous natifs d’une région – le Maryland – où la culture de la canne à sucre avait propagé la dipsomanie au point d’en faire un véritable fléau.

La malchance, la misère et le chagrin aidant, avaient achevé de miner lentement cet homme prodigieux que l’hyperactivité du cerveau consumait déjà d’autre part.

Il était incompris ou plutôt mal compris de son époque, ce qui n’avait pas peu contribué à aigrir son caractère à l’extrême, car, ainsi que l’a très judicieusement remarqué M. Lauvrière dans une thèse abondamment documentée :

« Allusions, insinuations, calomnies, injures publiques et privées, toutes les armes des lâches, des hypocrites et des méchants, rien ne lui fut épargné, pas même – ce qui est le plus odieux de tout – la venimeuse caresse de faux amis. »

Il en a été de même après sa mort, et ce n’est guère que de nos jours qu’on commence à rejeter bien des erreurs propagées sur lui et sorties, comme tant d’autres, du sac aux fausses légendes.
 

H.-R. WOESTYN

 
 

 

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(in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, troisième année, n° 111, samedi 29 novembre 1924 ; ce texte a été repris à la suite de Politien, drame romantique inédit, Paris : Émile-Paul frères, 1926. Illustration de Charles Sheldon, « Edgar Poe au travail sous les yeux de Catalina, » extraite du Cassell’s Book of Knowledge, c. 1910 ; portrait d’Edgar Allan Poe par Henri-Émile Lefort ; « Washington College University Hospital, » gravure extraite de A Defense of Edgar Allan Poe, de John J. Moran ; page de titre de A Defense of Edgar Allan Poe, Life, Character and Dying Declarations of the Poet, 1885 ; illustration de James William Carling pour The Raven, 1882 ; bois gravé de Félix Vallotton, paru dans La Revue Blanche, 1895 ; illustration de Louis Legrand pour Quinze Histoires d’Edgar Poe, imprimé pour les Amis des livres par Chamerot et Renouard, Paris : 1897 ; fac-simile de la signature d’Edgar Poe)