La première fusée quitta la terre le 25 avril 1963. Ce bolide de métal, propulsé par l’énergie atomique, contenait huit personnes. Son but n’était pas la lune, négligeable îlot désertique, mais les autres planètes de notre système solaire ; elle filait droit sur Vénus, à quarante millions de kilomètres.

Dans les grandes villes des États-Unis d’Amérique, des États-Unis d’Europe, aussi bien que dans les grandes républiques d’Asie, sur toute la planète unifiée par ce départ, l’attente fut aiguë. Les grands chefs, en haut des gratte-ciel de commandement, les travailleurs qui faisaient leur saison dans les usines comme ceux qui s’occupaient à ce moment des exploitations agricoles – les individus les plus écartés, qui skiaient dans les montagnes du pôle Sud ou qui dans des tanks exploitaient les forêts tropicales, tous se sentaient rapprochés et communiaient aux postes de la radio. Un même sentiment de curiosité confondait les contemplatifs et les sportifs, ceux qui caressaient le passé et ceux qui choyaient l’avenir, les gais et les tristes, les réfractaires et les soumis, les vieillards et les enfants. Les femmes même étaient entraînées dans cette grande convergence de volonté et de spéculation.

Les uns s’inquiétaient et les autres espéraient. Que craignaient-ils ? Que souhaitaient-ils ?

Mais les animaux, les plantes, les minéraux demeuraient attachés à la terre comme auparavant. Quelques ermites ne sortirent pas non plus de leur subtil assoupissement enraciné aux pentes de l’Himalaya.

L’attente devait être longue : la fusée ne pouvait revenir avant 40 jours, et seulement dans le cas qui n’était pas souhaitable où elle ne séjournerait nulle part, où son équipage ne trouverait les autres planètes ni habitables, ni habitées.

Mais la curiosité pour les découvertes qu’allaient faire les nouveaux Argonautes était à bon droit plus grande que la crainte des risques qu’ils bravaient ; car plusieurs années de circulation autour de la terre avaient assoupli les fusées. On avait paré aux effets de la vitesse – 12 kilomètres à la seconde – aussi bien sur la matière du véhicule que dans la chair de ses conducteurs. Le freinage avait pu être réglé au moyen de parachutes qu’animaient des réflexes presque vivants.

Pourtant ne renfermait-il pas quelque péril, cet inconnu qu’on allait éveiller ?

Les quarante jours passèrent. Le Trust Mondial de la Radio lançait trois fois par jour les comptes rendus de tous les observatoires : il n’y avait rien à signaler. Le retard commença. Cependant, il pouvait être considéré pendant un assez long temps comme de bonne augure, il signifiait que les explorateurs avaient trouvé de quoi les intéresser et les retenir. Mais d’autre part, ils avaient promis de ne faire qu’une brève reconnaissance pour ne pas laisser l’humanité dans l’incertitude.

Les semaines passèrent puis les mois : on douta, puis l’on désespéra. La plupart tinrent les disparus pour morts.
 

*

 

Rien ne pouvait assurer les esprits réfléchis d’une telle fin. Les manquants n’étaient peut-être pas retombés sur la terre, dans un endroit désert, comme les découragés et les sceptiques l’assuraient. Ils avaient pu être détruits en plein éther ou écrasés lors d’un accostage, à cause d’une circonstance tout accidentelle. Ou peut-être même étaient-ils sains et saufs, mais retenus par une difficulté quelconque dans un lieu sûr.

Au reste, d’autres expéditions avaient été préparées dans le même temps que la première : leurs promoteurs pensaient tirer un meilleur usage de procédés différents de ceux qui venaient d’être employés. Une seconde équipe s’arracha donc bientôt à la Terre.

L’esprit de ces hommes était différent de ceux qui les avaient précédés. Dans les yeux de ceux-ci se lisaient une curiosité et un courage froids ; chez ceux-là parut une lueur passionnée. Ce n’était plus l’effarante virginité du ciel qui les tentait, mais une trace où fumait une destinée.

Les nouveaux partants ne revinrent pas non plus. Il y eut encore un troisième et un quatrième essor.

Les foules de la planète s’y étaient intéressées de moins en moins. Elles étaient revenues à leur tran-tran. À cette époque, elles s’amusaient des courses d’avions à voiles, comme au temps des autos elles s’amusaient de chevaux. Du reste, depuis quelques années, toutes sortes de réminiscences et d’archaïsmes venaient pimenter les plaisirs populaires.
 

*

 

Toutefois, certaines imaginations prenaient comme un mystère le départ sans retour de quelques douzaines d’humains. Dans certains groupes de spéculateurs intellectuels et d’amateurs d’aventures qui gravitaient depuis quelque temps autour des milieux de l’astronautique, une légende prit corps. De même qu’autrefois en Palestine, des hommes s’étaient persuadés que celui qu’ils avaient vu mourir, ils l’avaient vu aussi ressusciter ; de même que, dans l’Inde, d’autres avaient raconté que sous leurs yeux le Bouddha s’était enfoncé d’un pas libre dans sa gloire, en 1964 il y en eut qui commencèrent çà et là à songer que ceux qui ne revenaient pas avaient choisi de ne pas revenir. Ils se disaient entre eux : « Ils ont trouvé un monde différent de celui où nous étouffons, où nous mourrons d’ennui. Ils ont oublié, dans leur ravissement. Oublions à notre tour. Nous n’avons rien à perdre. »

Plusieurs s’exaltèrent ; ils voulurent préparer de nouvelles équipées. Mais les grands Trusts de Production ne voulaient fournir ni les matériaux ni les travailleurs pour une entreprise qui semblait n’aboutir qu’à des pertes inutiles. Alors, une association secrète se forma à Chicago, entre des rêveurs perdus d’idées excentriques et de drogues et des bandits habitués à braver la société et à lui arracher toutes choses qu’ils désiraient. Des attaques à main armée dans certaines usines et laboratoires permirent la capture des ouvriers et des ingénieurs nécessaires. Ils furent obligés d’installer un chantier dans une région écartée et d’y fabriquer une fusée. Quand elle fut prête, les conjurés tirèrent au sort les noms de ceux qui les premiers joueraient leur chance d’évasion.

La fusée partit. Les membres de la société Ailleurs qui demeuraient à terre, répandirent un manifeste, par le moyen d’émissions illégales en dehors du trust mondial de radio.

« Ceux que vous avez envoyés hors de la terre ne sont pas revenus. Savez-vous pourquoi ? La question n’est pas tranchée. Nous la tranchons pour notre propre compte. On vit ou l’on meurt mieux Ailleurs. »

Ces paroles surprirent et troublèrent beaucoup de consciences : il parut que le mystère pouvait être encore la nourriture des humains, lui qui suscite en même temps des doutes et des espérances. La fusée Ailleurs était partie ; l’hypothèse était rendue vivante par l’acte de ces nouveaux Colomb et Cortez. Le ciel fermé depuis longtemps aux croyances paradisiaques s’ouvrait de nouveau et s’illustrait de mirages. Quel soulagement !

Il faut réfléchir que, depuis plusieurs années, les fusées faisaient le tour de la terre en trois heures : un si étroit circuit n’amusait même plus les enfants. Or, une route s’ouvrait au bout de laquelle on pouvait voir, si l’on voulait, la fin de ce qui avait été autrefois la misère et qui n’était plus que l’ennui terrestre.

L’humanité, à la suite des guerres et des révolutions des années 1940, avait réglé les questions politiques et économiques en instituant de grandes fédérations continentales, mi-soviétiques mi-fascistes. L’ordre mis dans la production et l’abondance des machines avaient réduit le travail à quelques heures par jour, auquel n’étaient soumises que les personnes de vingt-cinq à quarante-cinq ans. L’hygiène et l’eugénique avaient permis de prolonger la moyenne de la vie jusqu’à cent ans. Par ailleurs, le malthusisme et les drogues foudroyantes avaient limité la population du globe à six cent millions d’êtres habitant au large dans les zones tempérées.

L’élite de cette population aisée avait vu les arts, les littératures, les philosophies remplacés par l’histoire ; puis elle avait laissé de côté l’histoire même comme un amusement fastidieux. Elle se contentait d’une science instantanée, concentrée en formules brèves et mouvantes. Les chemins lents, subtils et merveilleux de la recherche de jadis avaient été quittés : on vivait dans l’intuition, dans une vision faite de fulgurances. Aussi l’esprit qui n’articulait plus se reposait sur lui-même et menaçait de retomber dans une torpeur mystique. La raison en était peut-être, comme le prétendaient certains savants, que la planète se refroidissait. En tous cas, les esprits inquiets ou vigilants pouvaient proposer qu’on en finît avec cette planète épuisée. À d’autres. Ailleurs,

Une agitation se répandit. D’autres sociétés Ailleurs se formèrent qui proclamaient le droit à l’émigration et réclamaient des fusées.

Les gouvernements s’inquiétèrent. Les dictateurs d’Amérique, d’Asie et d’Europe se concertèrent sur les mesures de répression qui s’imposaient.

Ils multiplièrent ces séances idéales du Comité Planétaire où, sans bouger de leurs cabinets respectifs grâce à la téléphonie sans fil, à la télévision et à la radio combinées, ils se parlaient les yeux dans les yeux, sous le regard de tous les citoyens.
 

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Mais un événement se produisit. Une espèce d’aérolithe tomba dans le désert de Gobi. Furent témoins de cette chute des pèlerins mongols qui se rendaient en d’antiques avions à Lhassa et volaient assez bas, pour ne pas perdre la piste du désert. Ils radièrent aussitôt que cette boule informe de métal pouvait être le reste d’une fusée recuite par la vitesse. Les experts, les passionnés et les curieux se ruèrent des quatre coins de la planète vers cette preuve possible. Il y eut bientôt un énorme rassemblement au milieu des sables qui n’avaient pas été foulés depuis Gengis-Khan. La police de la Société des Nations, aussitôt accourue, établit des barrages.

Déjà l’on improvisait une ville avec du travail et des plaisirs, quand l’ordre vint de transporter l’aérolithe dans les laboratoires de Shangaï où les chimistes chinois, les plus délicats du monde, devaient examiner l’objet.

Après quelque temps, ils publièrent leur rapport. « Dans l’état actuel des recherches, il semble que les éléments isolés par l’analyse électrique soient les mêmes que ceux qui entrent dans la fabrication des fusées disparues… »

Mais le rapport se continuait par des remarques divergentes. On apprit bientôt que les compétences n’étaient pas du même avis. Les uns étaient sûrs qu’il ne s’agissait que d’un aérolithe, les autres juraient leurs grands dieux que c’était une fusée. Les passions aussitôt s’aimantèrent.

Les rares sceptiques ne furent pas suivis dans leur chemins inutiles. On disputa d’un pôle à l’autre ; les radios ne retentissaient plus que de conférences contradictoires.

Mais l’espoir tira à lui le doute. Au premier moment, les zélateurs d’Ailleurs avaient baissé le nez. En effet, si cette chose énigmatique était le résidu d’une fusée, on était incliné à admettre qu’Ailleurs n’était nulle part et que, comme celui-là, les autres projectiles étaient retombés, consumés par leur propre violence. Mais les gouvernements furent maladroits et donnèrent des aliments à la méfiance. Le Trust de la Radio transmit en trop grand nombre des démonstrations exultantes. On caressait avec trop de complaisance ce métal, enfant prodigue qui rentrait au sein de la terre. « Rien que la terre, rien que la terre, » serinaient tous les postes émetteurs.

Les protestations commencèrent à se faire jour. Les membres de la société Ailleurs décidèrent de défendre leur foi avec constance, sans hésitations ni scrupules. Tout ce qui la menaçait devait être traité comme hostile et mensonger.

Ils semèrent l’accusation que les pèlerins et les chimistes avaient été payés par la Société des Nations pour baptiser fusée un vulgaire météore. La rumeur fit son chemin. On remarqua soudain que l’objet avait disparu. Où le cachait-on ? On demanda à le voir.

Les sociétés Ailleurs d’Amérique lancèrent une pétition planéétaire. Le dictateur de Washington crut couper court à ce nouveau trouble, et fit exposer l’objet dans cinq ou six grands centres.

On défila pendant des journées devant ce conglomérat sans forme, sans couleur. Mais ces exhibitions durent bientôt être interdites ; elles donnaient lieu à des batailles ininterrompues. Les sectateurs d’Ailleurs venaient insulter à l’œuvre des chimistes chinois. Mais, pour d’autres, l’objet en litige avait pris aussitôt l’aspect émouvant d’un fétiche.
 

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Une passion s’y alluma ; elle prit un nom, elle s’appelait Ici-bas. Ce caillou représentait la puissance d’attraction de la terre, rattachement à la planète natale que nul ne pouvait enfreindre sans s’égarer dans les déserts du ciel et les impossibilités mentales. La terre commença d’avoir des adorateurs qui la représentaient comme une idole d’argile portant au cou cette amulette révélatrice. Ils formèrent bientôt une sorte d’église qui reçut les fonds secrets de la Société des Nations.

Les adhérents d’Ailleurs devinèrent ces tractations où ils virent une preuve dont, du reste, ils n’avaient pas besoin pour alimenter leur fureur. Dès lors, ils dénoncèrent ouvertement le caractère mensonger et policier de toute l’affaire de l’aérolithe ; ils le stigmatisèrent comme un faux ; ils menèrent une campagne acharnée pour la révision de l’analyse chimique.

La passion d’Ailleurs et la passion d’Ici-bas, on les vit alors s’enrouler en spirales autour des deux pôles contraires.

Vers 1970, la secte Ailleurs était solidement organisée. Un congrès avait voté un credo, des rites et un calendrier qui datait du 25 avril 1963. L’article principal du programme était le refus d’admettre plus longtemps la terre comme l’habitacle naturel et obligatoire de l’espèce humaine. Dans les articles suivants, on ne reculait pas devant les conséquences de ce principe et on en venait à admettre que l’humanité en émigrant dans d’autres planètes pouvait cesser d’être humaine, se transformer du tout au tout, aussi bien dans l’ordre physique que dans l’ordre psychique et jeter au vent des sphères les catégories d’un entendement qui ne valaient que sous la calotte étouffante de l’atmosphère terrestre.

Chaque jour, une heure de méditation était recommandée sur les insuffisances de ce monde et les avantages à conquérir dans les autres. Chaque semaine, on se réunissait pour communier en pensée avec les premiers apôtres de l’Au-delà, ces pervers et ces bandits de Chicago qui étaient devenus des héros et des saints. Il y eut enfin de grands pèlerinages au lieu de leur départ qui fut dénommé Plage de la Délivrance. Il y avait aussi des interdictions, des tabous. Les partisans s’engageaient à ne plus user des avions et des fusées circum-terrestres que pour le seul usage de leurs affaires et non plus pour leur plaisir du dimanche ou des vacances.

Ces excès appelaient de grandes réactions.
 

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Elles vinrent à la fois des gouvernements ou des vieilles religions qui se rencontrèrent dans l’approbation que les uns et les autres prodiguaient au culte d’Ici-bas.

Les vieilles religions n’étaient pas mortes mais s’étaient métamorphosées depuis le commencement du siècle. Si l’élite ne se souciait plus guère d’histoire, les foules aimaient encore à s’en gaver comme d’un roman inépuisable. Le Christianisme, l’Islamisme, le Brahmanisme, le Bouddhisme étaient devenus des machines à remonter le temps qui développaient sans fin dans les cinémas du monde l’enchaînement des mythes et des imaginations.

Il y eut donc au Vatican, puis à Lhassa, puis à la Mecque, de vastes congrès où se mêlèrent à la fois le Pape, le Dalaï-Lama, les muftis et les bonzes, les féticheurs et les hommes-médecine d’Océanie et d’Afrique, les Francs-Maçons et les Occultistes, les professeurs d’histoire des religions. Entraînées par les urgences de la polémique qui toujours, par les chemins tournoyants de la logique, incitent les esprits à de dangereuses migrations, si bien qu’à la fin ils se trouvent à un point opposé à celui d’où ils étaient partis, les grandes religions idéalistes en venaient à se rapprocher des sectes les plus idolâtres, pour avouer leurs origines profondément terrestres. Maintenant, elles craignaient et anathématisaient le ciel ; et, par une furieuse récurrence de leurs passions, dans une confondante orgie d’aveux, elles reconnaissaient qu’elles n’avaient vécu que de la sève terrestre et qu’à travers les dieux elles n’avaient aimé que la Grande Mère la Terre qui les porte tous dans son giron.

De là l’inévitable rapprochement et conjonction avec les gouvernements dont le souci, encore plus direct que celui des religions, avait été jusque-là de tirer usage de la Terre, de concentrer sur cet usage toutes les énergies de l’espèce. Que devenaient la Société et l’État, si leur fondement qui était la croyance humaniste, la confiance dans une certaine permanence des désirs et des pouvoirs humains, était volatilisé dans l’éther ? L’homme n’était et ne pouvait être que ce que l’avait fait la Terre ; hors de la Terre, il cessait d’être homme, il devenait une chose sans nom, un rien.
 

*

 

Une assemblée solennelle de toutes les religions, de toutes les philosophies, de toutes les sociologies, de toutes les disciplines humaines et terrestres fut convoquée à Sumatra. Là, dans un temple fait de monolithes de ciment fut instauré le culte d’Ici-bas. Une statue faite de tous les métaux qui entrent dans la composition de notre globe fut dévoilée, qui représentait l’Homme sur la Terre. Sur son socle était gravée cette parole : « Il n’est rien en dehors de l’humain. » Devant le temple se dressait un obélisque, un phallus gigantesque, symbole de l’union fatale de l’Homme avec sa Planète.

La fête se termina en orgie.

Les furieux répandaient leur semence dans les sillons.

La foi dans Ailleurs fut à jamais condamnée. Ses zélateurs furent voués à la mort.

Sur tous les champs d’aviation furent apposées de vastes affiches qui se reflétaient la nuit sur les cieux des villes :
 

DÉFENSE DE SORTIR

 

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(Pierre Drieu La Rochelle, in Bifur, n° 6, juillet 1930 ; ce récit d’anticipation a été repris dans le recueil Écrits de jeunesse, Paris : Gallimard, 1941 ; illustrations de Virgil Finlay)