J’avais six ans à l’époque, mais je me rappelle mon exploit très nettement. Oh, je m’en souviens bien ! l’ouvrage fut écrit sur du papier d’écolier, d’une belle écriture qu’on peut qualifier de hardie – quatre mots à la ligne – illustrations marginales par l’auteur en personne. Il s’agissait d’un homme et d’un tigre. Quel était le héros ? je l’ai oublié, mais cela n’a guère d’importance : après la rencontre du tigre et de l’homme, les deux ne faisaient plus qu’un. Nous étions en pleine période romantique et j’étais réaliste : assez longuement je décrivais – texte et dessins – la fin prématurée de mon voyageur. Seulement, voilà, quand le tigre eut tout avalé, je me vis embarrassé pour continuer mon récit et je me dis :

« Il est facile de jeter les gens dans l’embarras, malaisé de les en sortir ! »

J’ai eu bien des occasions de répéter cet aphorisme de mon enfance.

En la circonstance, je me laissai dominer par la situation : mon livre, tout comme mon bonhomme, fut englouti par mon tigre.
 
 

 

Je connais un vieux meuble de famille dont les tiroirs secrets recèlent des boucles de cheveux, des silhouettes découpées dans du papier noir, des daguerréotypes embrumés, des lettres qui semblent avoir été écrites avec la plus pâle des encres jaune paille. Parmi ces reliques repose mon premier manuscrit. On y peut voir mon tigre : il ressemble beaucoup à une barrique abondamment cerclée et contient l’étranger infortuné.

Vint mon deuxième livre : parlé et non écrit, essai beaucoup plus sérieux que le premier. Entre les deux s’étaient écoulées quatre années que j’avais surtout consacrées à la lecture. La légende veut qu’un Comité de bibliothèque circulante se soit réuni spécialement en mon honneur, afin de voter un règlement aux termes duquel nul lecteur ne pourrait obtenir l’échange de son livre plus de trois fois par jour. Eh bien, malgré cette restriction, comme nous avions chez nous des rayons bien garnis, j’atteignis ma dixième année avec un cerveau orné de connaissances qui ne me venaient certainement pas de l’école.
 
 

 

Je ne crois pas que l’existence contienne de joie plus complète, plus riche que celle du petit garçon doué d’imagination, dont les loisirs sont limités, mais qui a réussi à s’installer dans un coin avec un livre et la certitude que l’heure lui appartient. Que tout est frais et vivant ! Votre cœur, votre âme sont, en vérité, avec votre héros dans la Prairie ou sur l’Océan. C’est vous-même qui agissez, souffrez, vous réjouissez. Vous êtes armé de la longue carabine à petit calibre du Kentucky, avec laquelle on accomplit de si prodigieuses besognes, vous gréez le perroquet quand la voile, en faseyant, vous précipite dans l’Océan Pacifique ; accroché à la patte d’un albatros, vous réussissez à vous maintenir à la surface des flots jusqu’à ce que le maître d’équipage – le personnage comique – accoure avec un canot armé par des matelots de bonne volonté et vous hisse à bord au bout d’une gaffe. Quelle magie, cette émotion qui s’empare d’un cœur et d’un cerveau enfantins ! Bien avant ma treizième année, j’avais parcouru toutes les mers, je connaissais les Montagnes Rocheuses comme notre jardin. Que de fois j’ai bondi sur l’échine du buffle qui me chargeait ! Et c’était besogne de tous les jours de mettre le feu à la prairie sous mes pieds pour combattre l’incendie qui, derrière moi, faisait rage, ou de descendre un cours d’eau sur une demi-lieue pour mettre les limiers en défaut. J’ai dompté des chevaux, j’ai franchi des rapides, j’ai trompé l’ennemi sur la direction de mes pas en marchant avec des mocassins, les talons en avant, j’ai séjourné longuement sous l’eau et respiré par un roseau dont l’extrémité émergeait ; j’ai simulé la folie afin d’être délié du poteau de torture ! Les guerriers indiens que j’ai occis en combat singulier peupleraient un cimetière. En ces affaires, j’ai reçu pas mal de horions, mais la chance le voulut, jamais je n’écopai sérieusement, et toujours une jeune squaw, des plus fascinantes, m’a soigné et guéri. Ces aventures étaient plus réelles que la réalité. Depuis, j’ai tiré de vrais ours, harponné de vraies baleines. C’est d’une banalité lamentable auprès des hauts faits autrefois accomplis coude à coude avec M. Ballantyne ou le Capitaine Mayne-Reid.
 
 

 

Le moment venu, on m’expédia au collège où mes camarades ne tardèrent pas à découvrir que je possédais plus que ma part des histoires dont ils étaient friands. Je fis mes débuts de conteur.

Un jour de demi-congé pluvieux, je me trouvai juché sur un pupitre, devant un auditoire d’élèves accroupis sur le sol, menton en main. Je m’enrouai à dévider les malheurs de mes héros. D’une semaine à l’autre, les infortunés ont lutté, peiné, gémi pour l’amusement de mon petit cercle. Des gâteaux encourageaient mes efforts. D’ailleurs, j’avais toujours soin d’établir des stipulations précises, d’exiger des tartes au comptant, preuve manifeste que j’étais né pour faire un jour partie de la société des Gens de Lettres. Au moment le plus pathétique, je m’interrompais net et, pour me remettre en route, il fallait des pommes. Quand j’en étais aux passages :
 

« La main gauche dans les boucles magnifiques, il brandissait sur la tête de la jeune fille son poignard ensanglanté lorsque… »
 

ou :
 

« Lentement, très lentement, la porte tourna sur ses gonds. Le méprisable marquis, les yeux dilatés d’horreur, aperçut… »
 

je savais que je tenais mon public en main. Telle fut ma première œuvre.

Et là se seraient peut-être arrêtées mes expériences littéraires si, dans ma prime adolescence, cette bonne vieille institutrice aux traits austères, la Pauvreté, ne m’avait pris par la main.
 
 

 

J’écrivis. J’eus la surprise de voir accepter ma prose. Le Chamber’s Journal, ce jour-là, se montra à la hauteur des circonstances. Aussi n’ai-je cessé de professer de la tendresse pour sa couverture moutarde. Au cours de huit années, je lançai une cinquantaine de manuscrits qui décrivirent autour des éditeurs d’irrégulières orbites pour revenir, en général, tel le boomerang, à leur point de départ. N’empêche, ils finirent tous par se caser quelque part, d’une façon ou d’une autre. M. Hogg, de la London Society, fut un de mes plus fidèles clients ; M. James Payn dilapida des heures de son temps précieux pour m’encourager. Je le savais l’un des hommes les plus occupés de Londres ; aussi chacune de ses lettres malicieuses, généreuses, – et illisibles, – m’a toujours rempli d’un étonnement reconnaissant.

Il est des gens qui parlent comme s’ils croyaient à l’existence d’une porte dérobée par laquelle on arrive à se glisser dans la littérature ; je n’ai jamais eu la moindre recommandation auprès d’un rédacteur en chef ou d’un éditeur avant d’être entré en relations d’affaires avec eux. Je ne crois pas que j’en aie pâti. Pourtant, mon apprentissage fut long et pénible. En dix ans de dur labeur, je gagnai moins de cinquante livres sterling par an avec ma plume. Je me fis une place dans les meilleurs périodiques : Cornhill, Temple Bar, etc., mais à quoi cela peut-il servir, puisque, dans ces revues, on ne signe pas, système très préjudiciable aux jeunes écrivains ? J’éprouvai de la surprise, de l’orgueil, quand, l’un après l’autre, les critiques attribuèrent à Stevenson « La Déclaration de Habakuk Jephson » que j’avais donnée au Cornhill, mais, tout accablé que je fusse sous le poids d’un pareil compliment, j’aurais trouvé beaucoup plus utile le moindre mot tièdement élogieux qui m’aurait personnellement cité. Après dix ans de ce travail, j’étais aussi inconnu que si jamais je n’avais trempé ma plume dans un encrier. Quelquefois, il est vrai, l’anonymat abrite de la critique autant qu’il dérobe les éloges : comme je le revois clairement, ce cher, cet excellent ami qui, un soir, courut après moi en brandissant un journal de la capitale !
 
 

 

« Vous avez lu ? on parle de la nouvelle que vous avez publiée dans le Cornhill !

– Non, qu’en dit-on ?

– Voici. »

Vivement il m’indiqua le passage tandis que, tremblant d’émoi, mais décidé à ne triompher qu’avec modestie, je lisais :

« Le Cornhill de ce mois contient une histoire capable d’affliger Thackeray dans son tombeau… »

Notre conversation avait des témoins ; à Portsmouth, la magistrature se montre sévère pour les voies de fait. Mon ami put se retirer indemne. Pour la première fois, je me rendis compte de l’état lamentable en lequel la critique s’était laissée choir.

Je finis par comprendre qu’un homme peut, pendant des années, verser en des articles de revues le meilleur de lui-même sans retirer d’autre avantage que le bénéfice immédiat inhérent aux travaux littéraires. J’écrivis encore un « premier livre » que j’expédiai à un éditeur. Catastrophe ! Jamais il ne parvint à destination. L’administration des Postes m’adressa d’innombrables papiers bleus pour m’informer qu’elle ne retrouvait pas la moindre trace de mon œuvre dont personne, depuis, n’a jamais entendu parler. Certes, je n’ai rien écrit de meilleur. Pourrait-il en être autrement ? Mais, je dois l’avouer en toute honnêteté, mon émoi, quand ce manuscrit disparut, ne fut rien, comparé à l’horreur que j’éprouverais si je le voyais reparaître imprimé. La Poste aurait pu perdre également un ou deux de mes premiers essais que je connais bien : ma conscience serait plus tranquille. Celui dont je parle avait pour titre : « Le Récit de John Smith, » et revêtait un caractère personnel, social, politique. S’il avait été édité, sans doute, un beau matin, je me serais réveillé avec la flétrissure de quelque condamnation, car, je le crains, par les allusions que j’y avais introduites, il côtoyait de près la diffamation. Par bonheur, la Poste l’égara ; telle fut la fin d’un autre « premier livre. »

Alors je composai un roman des plus sensationnels qui, à l’époque, m’intéressa prodigieusement. Je n’ai pas entendu dire que personne ait eu la même impression dans la suite. Pour excuser ses défauts, je puis expliquer que je l’écrivis pendant les loisirs que me laissait une clientèle absorbante, mais peu rémunératrice. Qui n’a pas essayé de combiner ainsi la littérature et l’exercice de la médecine est incapable de savoir exactement ce que cela représente de peine. Que de fois, heureux d’une matinée franche en perspective, je me suis mis à la tâche – que dis-je ? – je m’y précipitais, sachant le prix de ces heures paisibles. Alors surgissait ma femme de ménage, annonciatrice de fâcheuses nouvelles.
 
 

 

« Docteur, c’est le petit garçon de Mme Thurston.

– Qu’il entre, répondais-je en m’efforçant de caser ma scène en mon cerveau afin de reprendre la trame quand le calme renaîtrait.

– Eh bien, mon enfant ?

– Pardon, Docteur, maman voudrait savoir s’il faut mettre de l’eau dans son remède.

– Oui, certainement. »

En fait, le point est sans importance, mais il convient de répondre avec décision.

Le petit garçon s’en va. J’ai à peu près rattaché les fils de ma trame quand il revient précipitamment.

« Pardon, Docteur. Quand je suis rentré, 
maman avait déjà pris sa potion sans eau.

– Bah ! cela ne fait absolument rien. »


L’enfant se retire : il ne paraît pas convaincu.


Un nouveau paragraphe s’aligne sur le papier.

Pan ! pan ! pan ! cette fois, c’est le mari. Il dit, fraîchement :

« Il ne s’est pas produit quelque malentendu 
au sujet de ce médicament ?

– Aucun ; en réalité, la question n’avait pas d’importance.

– Ah ! alors pourquoi avez-vous répondu à 
mon petit garçon qu’il fallait ajouter de l’eau ? »

Je m’efforce d’expliquer l’affaire ; le mari hoche la tête, me regarde d’un air lugubre.

« Ma femme ne se sent pas bien, affirme-t-il.
 Si vous veniez la voir, nous serions tous plus rassurés. »

J’abandonne mon héroïne sur la voie, tandis qu’un express roule vers elle avec un fracas d’enfer. Je pars tristement, sous l’impression que j’ai encore gaspillé une matinée, laissé subsister dans ce malheureux roman quelque défaut apparent pour l’œil du critique.

Telle fut l’histoire de mon récit émouvant. Quand les éditeurs m’écrivirent qu’ils ne lui découvraient aucun mérite particulier, de tout mon cœur, de toute mon âme, je partageai leur opinion.
 

*

 

Je me mis à Micah Clarke sous des auspices plus favorables. Ma clientèle s’était améliorée ; je m’étais marié. Ma situation était en tout point plus agréable. Après une année de préparation et de recherches, j’achevai le livre en cinq mois. Je tenais, me disais-je, une serpe qui allait m’ouvrir un chemin. Je commençai par me couper les doigts. J’avais expédié le manuscrit à Londres, à un ami qui m’inspirait beaucoup de respect : il était lecteur dans une importante société d’éditions, mais, déjà échaudé par le roman historique, il avait perdu confiance. Mon œuvre erra de maison en maison ; personne n’en voulait. Blackwood découvrit qu’on ne parlait pas comme ça au XVIIe siècle ; Bentley, que le défaut capital du récit était d’être dénué d’intérêt ; Cassels, que l’expérience avait démontré l’impossibilité, pour un roman historique, d’obtenir un succès d’argent.

Je me vois encore en train de fumer devant mon manuscrit aux pages cornées un jour qu’après ses incursions dans la capitale, il était revenu respirer l’air de la province. Je me demandais quelle serait ma réponse si un éditeur audacieux, épris de risque, surgissait avec l’offre de quarante shillings pour tous droits.
 
 

 

Soudain, l’idée me vint de le soumettre à MM. Longmans. Le roman eut la chance de tomber entre les mains de M. Andrew Lang. La route lui fut désormais facile. Les choses tournèrent de telle sorte que je n’eus pas à sentir cet aiguillon douloureux de l’insuccès : voir pâtir pécuniairement de leur foi ceux qui ont cru en vos mérites.

Pour moi une porte s’ouvrait dans le Temple des Muses. Je n’avais plus qu’à créer une œuvre digne de franchir le portique.
 
 

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(Arthur Conan Doyle, traduit de l’anglais par Henry Borjane, in La Revue bleue, revue politique et littéraire, soixante-dixième année, n° 1, 2 janvier 1932. Cet article, « Juvenilia, » est paru dans The Idler Magazine, en janvier 1893 ; il a été repris dans l’anthologie My First Book, Chatto & Windus, septembre 1894. Le portrait de Conan Doyle par George Hutchinson et les illustrations de Sydney Cowell sont tirés de la publication originale)