C’est une vieille histoire déjà ; mais les gens de mon village vous racontent encore, en lampant un broc, comment, un jour de Mardi-Gras, la Mort les visita.

D’où elle leur était venue ? Personne jamais n’en sut rien. C’était à la vesprée, dans l’entre-chien et loup, qu’on l’avait signalée sur la place, devant l’église. Elle était arrivée par la grand-route, sûrement ; cette route formait l’unique rue du village ; mais ni le maire, ni le garde-forestier, ni le barbacole, dont les maisons jouxtent les champs à l’orée de l’agglomération, ne l’avaient aperçue passer devant leurs fenêtres. Cependant, aucun doute ne pouvait subsister : pour gagner la place, elle avait dû enfiler la chaussée. Plus tard seulement, un pauvre vieux, qui habitait un buron en rase campagne, révéla qu’étant à vider son purot, il avait remarqué une grande forme noire traversant, à longues enjambées, la garrigue. Le moûtier des capucins n’était distant que d’une petite heure ; il avait cru qu’un des pères avait pris ce chemin pour se rendre à une cure voisine. On ne douta plus, dès lors, que ce ne fût la Mort qu’il avait vue pèlerinant par la lande. Quand il mourut quelques mois après, il n’y eut qu’une voix pour affirmer que la Mort lui avait jeté un mauvais regard. Il n’en parut pas moins extraordinaire qu’elle eût pu, sans éveiller l’attention, pénétrer jusqu’au cœur du village. Mais n’est-ce pas toujours ainsi que se suscite la Mort ? Soit qu’elle tarde ou se précipite, ce n’est que quand elle vous a touché du doigt qu’on la sent présente, et alors il est trop tard pour s’enquérir de la route qu’elle a suivie.

En cette après-midi de Mardi-Gras, longeant le mur du cimetière qui fait retour sur la place, se manifesta donc la Mort. Oh ! une vraie Mort, telle qu’elle est peinte sur un très vieux tableau de l’église, une longue coule flottante autour de l’écharnement de ses reins, avec une corde à nœuds pour ceinture, une corde comme celle qui sert à copter pour le glas des trépassés, et une profonde cagoule, trouée à la place des yeux, lui capuchonnait la tête.

Le mercelot justement fumait sa pipe sur le pas de sa porte. Ce fut lui qui l’aperçut le premier. Tout le monde au village savait la taciturnité de ce petit homme qui passait pour ne pas dire cent paroles en une année. Son saisissement lui délia la langue ; il se rejeta dans sa boutique et, interpellant sa femme :

« Vieille, dit-il, je viens de voir une chose extraordinaire… C’est la propre Mort du tableau de l’église qui est descendue sur la place. Elle avait son capuce rabattu sur les yeux ; mais, par les trous, elle regardait les fenêtres des maisons. »

La bonne Anne se faufila derrière son comptoir. Du bout des doigts, elle écarta une paire de bas de femme qui pendillait à une corde et aperçut, en effet, la Mort faisant les cent pas devant le mur du cimetière, dans un reste de jour.

« Ah ! Dieu ! Seigneur, s’écria-t-elle, il y a un malheur sur le village ! Sûrement, avant ce soir, on apprendra que la Mort est allée frapper à la porte des maisons. »

En ce moment précis, une petite troupe de masques déboucha d’une sente qui, entre deux corps de ferme, menait aux prairies. Ils s’étaient affublés de défroques extraordinaires pour n’être pas reconnus. L’un deux s’était collé au visage un carton hilare et poupin et hanchait sous des penaillons maculés de bouse. Un autre, jambé de tuyaux de poêle, s’était casqué, en guise de morion, d’une marmite éculée qu’il frappait avec des pincettes. Et il y avait aussi un chienlit portant sous le bras une seringue à injecter les vaches malades de la tympanite, un garde-française qui s’était fait une perruque avec de l’écouaille et avait tiré ses bottes par-dessus des caleçons pisseux, un arlequin ficelé dans les quadrillures d’une toile à matelas. Le garde-française marchait devant et raclait d’un sénile crin-crin, dont les cordes crachotaient une pauvre petite toux de notes époumonnées. Trois jeunes pitauds les suivaient, la roupie au nez, les mains dans les poches, gravement, comme à la procession.
 
 

 

La troupe, à la vue de cette grande figure noire, se mit à faire des momons, en rigodonnant et battant des entrechats. (Ils avaient certainement bu un coup de trop pour traiter avec cette irrévérence la Mort.) Mais ce qui ne s’était jamais vu avant ce moment, ce fut la Mort au milieu de ces masques sordides exécutant un cavalier seul. La chose arriva comme je vous dis ; les gens de la place, attirés par les renâclements du crin-crin, s’étaient mis aux fenêtres et furent tous témoins de ce fait insolite. Après cela, la Mort aurait pu rentrer au cimetière ; mais, en carnaval, la Mort elle-même a bien le droit de se dérider un brin ; et on l’aperçut qui s’emparait du violon du garde-française et, avec le geste de ses bras démesurés, comme si elle sciait de la vie, s’enrageait à scier les musiques de ce sabot rural. Jamais pochette de ménétrier ne crissa avec plus d’endiablement ! C’était à croire que la main qui tourmentait ce vieux bois coriace avait, en manière de muscles, un appareil d’acier ! Les boyaux de chat, sous le rabotement de l’archet, se tordaient comme des peignures dans la flamme.

La mascarade à présent suivait par la chaussée cette vieille gueuse de Mort qui, son violon dans les côtes, marquait le pas du hochement de sa caboche encagoulée. Mais voilà que tout à coup le chienlit s’assied sur un merger, au bord d’une haie, les mains à son ventre, en geignant la colique. Le garde-française, un peu plus loin, s’abat à son tour, vert comme un soir d’avril. Et la Mort, du fond du capuce, émet un rire caverneux et, en gambillant, racle, jusqu’à l’en crever, son infernal outil à danser. Alors, les autres, sous l’envolement des plis de la cagoule, se persuadent voir le gigotement d’un squelette. Ils reconnaissent la Mort, et, à poings drus, foncent sur elle en gueulant :

« À mort la Mort !

–  À l’aide ! » brame une pauvre voix dans la cagoule.

Mais les abattis cognent plus fort. Le village, au bruit de la rixe, descend à la rescousse et daube sur la Camarde qui se détend à coups de violon. D’ailleurs, la nouvelle de l’arrivée de la Mort s’est répandue. Le fossoyeur rapidement a fait le tour du cimetière ; mais les fosses sont closes ; aucune ne s’est entrebâillée pour laisser sortir la Mort. Le sacristain, de son côté, a pris ses clefs et est allé ouvrir la porte de l’église : le tableau est toujours à son clou, avec sa grande Mort aux balances justicières. Et pourtant, c’était bien la Mort qu’on tenait là, à moins qu’un sacrilège imposteur n’en eût usurpé les traits. Alors, ce fut un pourchas : on traqua jusqu’aux confins du village le spectre à la coule noire ; mais comme, hormis les masques, personne n’avait osé porter la main sur lui, on se munit de bâtons et de fourches qu’on lui enfonçait dans les côtes.

Le soir tomba sur ce massacre.

Et savez-vous ce qu’il en résulta ? Le lendemain, on trouva la Mort trépassée dans un champ. Ce fut le garde-champêtre qui souleva la cagoule. Dessous béait une tête de mort. Du moins, c’est ce que racontent les pacants de l’endroit.

Le village crut avoir réellement tué la Mort. Et le plus drôle, c’est que, pendant deux ans, le cimetière chôma : personne ne mourait plus. Si fait, le vieux qui, en curant son purot, avait vu passer la Mort et ne l’avait pas reconnue.
 
 

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(Camille Lemonnier, in Gil Blas, treizième année, n° 4103, mercredi 11 février 1891 ; repris dans La Lanterne, supplément littéraire, neuvième année, n° 584, 17 avril 1892, d’où est tirée l’illustration dans le corps de l’article)