Pendant cette soirée torride de juillet, nous y étions entrés chez Boutevielle, l’ancien maréchal-ferrant, aujourd’hui serrurier-mécanicien, et que connaissent bien tous les chauffeurs et cyclistes qui circulent sur la route poudreuse allant de Saint-Gilles à Aigues-Mortes.
Boutevielle, qui avait des loisirs et quelque chose à nous exhiber, nous invita à passer sous sa tonnelle pour en « vider une. » Le rusé compère voulait nous montrer et peut-être bien nous vendre un objet payé très cher, assurait-il, et très digne de figurer dans un musée criminel ou dans un musée vélocipédique, au choix, car cette pièce rare était à deux usages.
À l’appui de son dire, il nous fit voir un antique vélocipède en fer plein, haut de deux mètres au guidon, qu’on venait de découvrir au fond d’une citerne où il gisait depuis un demi-siècle.
Après nous avoir fait remarquer l’absence de toute pédale et la présence, en haut de la fourche, d’un levier à manivelle d’où pendait un tronçon de chaîne rouillée, Boutevielle nous raconta ce qui suit, d’où il résulterait que c’est un sien compatriote – un Méridional, naturellement – qui inventa le premier cycle à engrenage ancêtre de la moderne bicyclette.
« Le plus fort, c’est que celui qui fabriqua ce cheval de fer, un peu mastoc, j’en conviens, mais très beau pour l’époque, celui qui le montait… était cul-de-jatte !
– C’est une galéjade et… » – mais le mécanicien nous coupa la parole, et croisant ses bras sur sur son tablier de cuir :
« Que le diable m’encorne ! hurla-t-il, si je ne dis pas vrai. D’ailleurs, vous n’avez qu’à interroger les anciens de la contrée ou bien encore la Gazette des Tribunaux ; vous verrez si le fait dont il s’agit n’est pas authentique bel et bien… Comme vous pouvez vous en rendre compte, le cul-de-jatte avait remplacé les pédales inutiles par un tourniquet à crémaillère et faisait mouvoir le tout à la force de ses deux bras, qu’il avait longs et forts de tout ce qui lui manquait par ailleurs.
– Soit… mais comment s’arrangeait-il pour grimper là-haut, votre inventeur ?
– Il ne me l’a pas dit, mais je suppose que Perbose, c’est son nom, s’y prenait à la façon des martinets, ces hirondelles tout en ailes, sans pattes, qu’on voit ramper par terre et qui, pour peu qu’elles rencontrent une pierre, une motte pour se laisser choir, partent en plein ciel…
Notre homme, tout cul-de-jatte qu’il fût, avait des jambes, deux pauvres pattes de singe, atrophiées, trop faibles pour le porter bien loin ni bien longtemps, mais très capable de fournir une course de quelques mètres. Je suppose donc que l’estropié grimpait à un mur dont il suivait la crête en courant et poussant sa machine, et, dès que ça partait, il sautait en selle et en avant deux !… Ce qu’il y a de sûr, c’est que Perbose savait se servir de son cheval mécanique, puisque je l’ai vu de mes yeux… Voici en quelle circonstance :
En ce temps-là, j’avais cinquante ans de moins, ce qui reste à treize, et je gardais les chèvres de ma tante sur le communal d’Aubrun, ce plateau des Graviers, qui n’était alors qu’une étendue de sable fin, une bonne piste pour des roues sans pneu, ce plateau où ne poussaient que des ronces.
Ma tante Fortunée – que Dieu ait son âme, puisqu’elle m’a nourri, après tout – n’était pas plus mauvaise qu’une autre, peut-être, mais la misère, l’âge, cette charge de plus que j’étais pour elle, lui avaient racorni l’âme, et et c’était bien alors la plus vilaine avare qui ait jamais ramassé du crottin sur les routes de Provence. Avec ça, superstitieuse et craintive en diable ; elle avait peur de tout : des voleurs, du tonnerre, du chaud, du froid, mais encore plus des revenants et des sorciers. Or, à ce qui paraît, le pays en était infesté alors, et c’était juste sur le communal d’Aubrun, non loin du cimetière, qu’ils tenaient leur sabbat.
Toujours tremblante pour elle-même, ma marâtre l’était moins pour les autres. Voici une chose entre mille qui prouve jusqu’où elle poussait l’avarice et la dureté envers moi. Presque toutes les nuits, elle m’envoyait au cimetière faire de l’herbe pour ses lapins… sous prétexte qu’il n’y avait de la verdure que là et qu’à cette heure, le curé comme le garde-champêtre ronflaient à poings fermés… Quand je me rappelle mes frousses d’alors… j’en ai encore les cheveux qui se dressent.
Je revenais de là, la mort aux dents, avec une gueule enfarinée que je gardais jusqu’au lendemain midi, à moins qu’on ne me ramenât le sang aux joues avec quelques taloches bien appliquées.
Maintenant, j’ai peut-être tort de me plaindre de cette éducation, puisque c’est à ce régime que je me suis formé.
Ça m’a tourné la peau du corps et de l’âme ; et moi qui avais peur de mon ombre dès la nuit venue, j’ai fini par m’aguerrir, par me ficher, comme de ma première calotte, des revenants, des spectres, des gnomes et de toute la séquelle que les fileuses mettent dans leurs contes de veillée.
Par exemple, j’ai eu du mal à me décrasser le cerveau de toutes ces balivernes ; mais, de toutes mes frayeurs, la plus terrible c’est celle que me causa Perbose, l’Homme-Volant, la première fois que je le rencontrai flottant en l’air, se balançant au-dessus des haies comme une grosse mouche.
Comme je vous le disais, le bonhomme était par nature et par métier, cul-de-jatte et mendiant : il parcourait les routes sur une boîte à roulettes (une écuelle comme on dit ici). Assis sur ses jambes, repliées sous lui comme des loques, son accordéon pendu au cou par une ficelle, il allait battant la terre de ses deux longs bras armés de galoches et si vite qu’il semblait courir sur quatre pattes.
Avec sa tête énorme de monstre, ses yeux saillants, sa bouche de crapaud, il n’était pas beau ni rassurant.
Mauvais comme la gale, rancunier, rageur comme les infirmes, Perbose passait pour un sorcier jeteur de sort, et on l’accusait d’un tas de choses.
Il faut convenir qu’il avait un vilain regard, du côté des femmes surtout, dont on l’accusait de faire mourir le fruit, et celles qui étaient enceintes se sauvaient à son approche.
À vrai dire, personne n’aimait à rencontrer l’avorton à certaines heures, certaines places, le soir, ou sur le plateau des Graviers, et quand on entendait le bruit de ses semelles de bois martelant la route sèche, on prenait un autre chemin.
Perbose se rendait compte de cette répulsion et s’en vengeait en poursuivant les passants, les passantes surtout, et l’on a fait là-dessus mille contes qui sont autant d’inventions.
Le malheureux qui tombait du haut-mal était en outre un maniaque, un malade sujet à des crises où il n’était plus responsable de ses gestes. Après tout, il n’a violenté aucune des commères qui faisaient exprès de secouer leurs jupes à son nez pour le mettre en folie, et, sauf dans un cas, il n’a fait de mal à personne.
Je le défends un peu parce qu’il fut mon premier professeur de serrurerie.
C’est en le voyant forger que j’ai pris goût au métier. En effet, l’avorton était non seulement musicien, tailleur, horloger, etc., mais encore et surtout forgeron.
Il devait descendre d’un de ces nains fondeurs de métaux qui travaillent dans les cavernes pour les princesses des contes.
Aimant le mouvement, la foule, il préférait pendant la belle saison courir les foires ; mais, l’hiver, il se calfeutrait dans sa cahute et rallumait sa forge. Il travaillait assis par terre contre son enclume et son fourneau à coke ; il n’avait pas son égal pour recourber en faucille coupante un vieux fer à cheval ramassé sur la route, ou tremper une lime.
On lui apportait de vieilles ferrailles dont il vous fabriquait un coutre de charrue ou un cercle de futaille au choix, et chacun d’avoir recours à lui, qu’on payait le plus mal possible.
L’artisan ne travaillait qu’à ses heures, par exemple, et ne paraissait pas tenir beaucoup à l’argent. Les compliments de ceux qui le regardaient faire lui suffisaient et on était prodigue.
Mais il advint un jour que Perbose ne voulut plus tolérer de témoins ni de complimenteurs autour de son enclume ; et le bruit courut que le sorcier-inventeur préparait un tour de sa façon.
C’est au printemps de cette année-là que l’animal me causa cette grande peur dont je me rappelle encore.
Comme je vous le disais, j’avais treize ans alors et, depuis des mois que, presque chaque nuit, je sautais le mur du cimetière sans avoir jamais aperçu le revenant sortir de terre qui vous demande l’heure d’une voix sépulcrale, ni les sorciers qui s’en vont au sabbat portés sur deux ailes de chauves-souris, je me gaussais de ces sornettes.
Je m’étais si bien enhardi que, souvent, ma récolte une fois faite sur les tombes, je trôlais par les venelles, bâillant à la lune, ou écoutant chanter les cri-cri sous les pierres.
Une nuit donc, mon herbage noué dans un vieux tablier de la tante, je m’en revenais baguenaudant, lorsque, à cent pas de moi, j’aperçus rasant le mur du cimetière un être fantastique : l’Homme-Volant des contes de nourrice.
Représentez-vous une énorme chauve-souris à tête humaine qui vole, fait à mi-hauteur des cyprès, et au-dessous une roue si frêle, tout un jeu de longues aiguilles tournant en l’air.
Ça passa comme une éclair, mais j’avais eu le temps de distinguer sur ce corps bizarre une figure mafflue aux yeux saillants, tout à fait le visage de Perbose, et je détalai la peur au ventre.
J’arrivai chez nous blanc comme un linge et, le lendemain comme la nuit suivante, je trouvai une raison pour ne pas sortir.
Cependant, d’autres campagnards des environs avaient eux aussi rencontré l’homme volant. Deux d’entre eux, plus hardis, l’avaient poursuivi à coups de pierre sans l’atteindre, car Perbose, qu’ils avaient bel et bien reconnu à sa tête de crapaud, filait sans toucher terre. Impossible de dire comment, par exemple, aussi le cul-de-jatte fut-il déclaré sorcier par tout le monde.
Pour moi, j’avais eu le temps de réfléchir, de me reprendre, et, à mon avis, il n’y avait pas plus de sorcellerie là-dedans que dans mon œil.
À part qu’il était bancal et plus industrieux que nous tous à lui seul, Perbose était un homme comme les autres et j’en conclus que l’estropié, à l’imitation de son patron Ésope, avait dû inventer quelque machine à voler qu’il essayait nuitamment en grand mystère.
Rassuré, je repris mes promenades nocturnes, et plusieurs fois j’aperçus Perbose sur sa machine, mais il courait si vite et si bien que je ne pus rien distinguer. Je n’en continuai que mieux à guetter le secret du bonhomme qui avait piqué ma curiosité au vif.
C’est vers cette époque qu’apparurent au pays les Mothe-Morveuil. C’étaient deux nouveaux mariés, originaires d’ici, qui étaient venu passer leur lune de miel dans le midi au hameau d’Ancône, distant d’une lieue, et où ils avaient loué une villa pour la saison.
La jeune comtesse était charmante, une blonde aux yeux de pervenche. Quant à son mari, c’était un beau gas aussi, mais il avait quelque chose de rude dans la figure, de brutal, qui était aussi dans son caractère.
Je me rappelle les avoir vus un jour dans une auberge où j’étais venu porter du lait pour eux. Ils étaient installés à une table l’un près de l’autre, buvant dans la même tasse, et ça formait un beau couple… mais le comte n’était pas sympathique… une de ces têtes qui ne vous reviennent pas.
Les nouveaux époux se promenaient souvent jusque par ici et Perbose les suivait de partout. Or, sa bobine n’avait pas l’air de faire plaisir aux amoureux… ce qui s’explique.
La jeune mariée avait peur du gnome à roulettes, de ces yeux saillants qui la guettaient à tous les tournants ; et son mari, à présent, emportait une cravache…
Il advint qu’un midi, traversant le plateau des Graviers, je découvris Perbose, gisant par terre, hors de sa boîte… évanoui.
Il avait de la mousse aux lèvres et la figure en sang, coupée jusqu’à l’os d’un coup de lanière.
Je commençai par ramasser l’ « escargot, » par le replacer dans sa coquille de bois et, quand il revint, je compris au ton, au regard envenimé, furieux, du vilain bougre qu’il méditait un nouveau coup. Il ne voulut pas dire ce qui était arrivé exactement ; mais je m’en doutais un peu.
Comme on le sut plus tard, Perbose, survenant à l’improviste, trouvant la comtesse seule, s’était livré à une de ses manifestations… ce qui effraya la jeune femme. Son mari, qui n’était pas loin, accourut au cri, et, en quelques coups de cravache, il corrigea le grimacier un peu rudement, peut-être, pour un malade en partie irresponsable, somme toute.
Dès ce jour, le comte, qui savait le cul-de-jatte rancuneux et capable de tout, évita de se montrer aux environs ; ce fut Perbose qui alla le chercher à Ancône.
À maintes reprises, les jeunes époux rencontrèrent l’estropié rôdant à leurs trousses, le soir, avec de mauvaises flammes dans ses prunelles verdâtres, et ils prirent le parti de rester chez eux. Pour complaire à sa femme, le comte lui-même sortit moins.
Ça ne l’empêcha pas, une nuit qu’il prenait le frais dans son jardin placé en contrebas de la route, de recevoir sur la tempe un éclat de roche qui le tua net, comme une balle.
Une domestique, qui avait vu son maître tomber, était accourue aussitôt et, pendant qu’elle relevait le cadavre, elle avait cru apercevoir l’homme à l’écuelle, qui se dissimulait dans le fossé bordant la route, puis, plus tard, entendre le bruit de ses « battoirs » rabotant la terre, mais, sur ce dernier point, elle était moins catégorique, et se trompait, comme le prouve la suite.
Or ce jour-là, à cette heure, Perbose, son accordéon au cou, faisait danser une noce au Mas-Blanc, tout au bout d’Aubrun, à près de cinq kilomètres par conséquent du lieu du crime… Il ne s’absenta qu’une demi-heure en tout et il n’était pas possible à un homme, quel qu’il fût, encore moins à ce cul-de-jatte collé à sa coquille comme un escargot, de faire pendant ces trente minutes le trajet aller et retour d’ici à Ancône.
Quoique ça, la servante du comte était si affirmative qu’on perquisitionna chez Perbose, et le bancal n’eut qu’à montrer ses pattes atrophiées, ses pattes de singe, aux magistrats et au médecin expert, pour être laissé tranquille.
Pour ce qui est de la machine à voler, dont quelques-uns parlaient en sourdine, des gens graves comme les juges ne pouvaient guère y croire. D’ailleurs, on ne découvrit rien d’approchant dans l’atelier du forgeron.
Or, pour exécuter son coup, l’escargot avait bel et bien quitté sa coquille, et c’était d’une autre machine – le vélo ici devant – qu’il s’était servi pour faire du « vingt à l’heure, » une jolie vitesse pour l’époque.
Mais il avait si bien caché son engin que, même plus tard, lorsque Perbose, garanti par la prescription, avoua en partie, personne ne put mettre la main sur l’outil qui nous intriguait tous, moi surtout… qui voyais une fortune à faire avec ça.
Et ce n’est que l’autre semaine qu’un voisin, en récurant son puits, a retrouvé la machine… trop tard pour que je puisse profiter de la découverte… »
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(« Séquanes, » in Les Romans inédits, cinquième série, n° 159, 1900)