Les tremblements de terre et les éruptions, les cyclones et les raz-de-marée, tout l’effroyable cataclysme que nous venons de traverser, les inouïs bouleversements qui faillirent, engloutissant avec l’Humanité les trésors séculaires de la Science et du Progrès, rendre la Terre au chaos primordial ; – jusqu’ici, la complète rupture des communications nous laissa ignorer toute son étendue, et nous attribuions ce désastre à quelque revanche de la nature et des forces encore indomptées, au regimbement de la matière brutale contre l’hégémonie de la Civilisation.

Eh bien, non ! Ce n’est pas la matière brutale ; ce ne sont pas des forces aveugles et inconscientes qui ont provoqué cette catastrophe sans précédent, cet effroyable bouleversement du globe !

Citoyens de l’Univers, nous pouvons, sous les calamités qui nous frappent, nous pouvons et nous devons, sur les ruines de nos cités, sur la face dévastée de notre planète, brandir plus haut que jamais, faire flotter au vent des cyclones encore déchaînés, l’étendard sacré de la Science, qui nous est, une fois de plus, révélée vertigineuse, toute-puissante, infinie.

Un steamer, survivant des marines anéanties, vient enfin de traverser l’Atlantique, et d’apporter à Liverpool les premiers détails sur la catastrophe : car d’effroyables bouleversements ont rompu les câbles au fond de leurs abîmes sous-marins, et la tumultueuse induction des ouragans électriques, déchaînés sur l’Océan, intercepte les messages du télégraphe sans fil.

On connaît aujourd’hui l’immensité du désastre. Nous ne voulons rien dissimuler à nos lecteurs. Voici les faits dans leur effroyable laconisme :

– Cinq des États-Unis sont anéantis. Un territoire deux fois grand comme la France a disparu. Wyoming, Dakota, Nebraska, Kansas et Colorado ne forment plus qu’un gouffre de flammes, un volcan monstrueux dont les mille cratères déversent des océans de lave sur l’Amérique du Nord en proie à une nouvelle période plutonienne. On conjecture que 35 millions d’hommes ont péri.

Mais, malgré l’horreur innommable dont nous frappe cette atroce nouvelle, il ne faut pas nous laisser abattre. Reprenons courage ! Que l’admiration et l’orgueil – si étranges que puissent paraître ces mots en d’aussi terribles conjonctures – viennent faire battre nos cœurs ! Tous doivent savoir que la cause, l’unique cause de cet universel bouleversement est due au seul génie d’un homme ! Oui, nous avons à déplorer des pertes infinies ; mais ce réconfort nous est accordé : une expérience sublime, un triomphe inouï ont élargi encore les frontières de la science.

Que l’on s’abstraie un instant du deuil et de la consternation pour examiner le geste de l’infortuné savant, hélas ! emporté dans toute la force de son génie, au moment où il allait nous livrer ses plus hautes découvertes. Voyons sous le désastre cette redoutable et magnifique tentative capable de réintégrer la Terre dans sa dignité de Centre du Monde que lui avaient dès l’abord décernée les ignorances prophétiques et les vagues intuitions des premiers cosmologues.

Avec la stricte méthode dont il ne se départit jamais, le plus grand, le plus fécond, le plus illustre génie qu’ait vu naître l’Humanité – sir E. Lectrod, en un mot – venait seulement de laisser divulguer au public américain la formidable invention qui, depuis des mois, le confinait dans son laboratoire. La veille même de la catastrophe paraissait, dans la To-Morrow Review (de Chicago), l’article très documenté auquel nous empruntons les pages suivantes :
 

« … L’incommensurable génie de sir E. Lectrod vient de résoudre le plus hardi problème que jamais cerveau humain ait osé concevoir. Sir E. Lectrod est monté sur le Sinaï de la Science, et au milieu des idéales fulgurations, il a contemplé l’Infini face à face. Sir E. Lectrod, sur le tableau noir de la Pensée pure, a ordonné l’équation du problème fondamental, du problème que la seule impéritie des chercheurs avait, jusqu’à lui, relégué aux ténébreuses cavernes du Mystère et du Dogme.

Dieu ! l’énigme Dieu ! Œdipe affrontant le Sphinx éternel, au-delà des blasphèmes et des adorations, parmi le resplendissement des suprêmes Algèbres, sir E. Lectrod a dressé son front himalayen, et, avec la sérénité de son omnipotence psychique, il a conclu : « Dieu est le centre conscient de l’Univers. Or l’Univers étant infini, ce centre est partout. Dieu est donc ici même : – Je dois pouvoir le révéler. » Et, dans sa modestie sublime de savant, sir E. Lectrod se mit à l’œuvre pour révéler – non ! disons plus exactement : pour créer – Dieu.

Mais il faut développer ce qui, fulgurante évidence pour la synthétique intuition d’un cerveau de génie, nécessite pour nous l’analyse préalable de ses concepts vertigineux.

Quelle que puisse être l’essence de la matière, il est admis que tout corps, soleil ou atome, constitue un centre de vibrations énergétiques analogues aux cercles décrits sur l’eau par la chute d’un caillou. Mais ce que nos sens perçoivent sous forme de son, de lumière, de chaleur ; les vibrations acoustiques, lumineuses, caloriques, électriques, etc., constatées par les appareils ; toute la multiplicité apparente des ondes vibratoires, ne sont, en dernière analyse, que modalités et potentialités phénoménales de l’Énergie unique. C’est ce dynamisme intégral, révélé, en théorie, comme réductible à l’Attraction (cosmique ou atomique, c’est tout un), qui agit et réagit, épandu sans trêve et sans limites concevables : Gravitation universelle, emplissant l’Éther sidéral, interférant à l’infini ses cercles multipliés, sans laisser un point de l’espace en dehors de cette universelle vibration.

Autrement dit : les lignes de force de l’incommensurable Tout se croisent en tel point de l’Infini que ce soit.

L’intersection des énergies du Cosmos entier est à la fois ici et là, partout. Fondamentale proposition qu’avait découverte Pascal, lorsque ce grand dévoyé éblouit les ténèbres de la superstition par cet éclair : « Dieu, c’est le cercle infini dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » Mais sir E. Lectrod ajouta : « Ce centre omnipotent lui-même sera Dieu, si nous y suscitons une image adéquate de l’Univers, soit par la conscience, soit équivalemment, par une harmonisation intégrale de toutes les Énergies. »

Pour sir E. Lectrod, concevoir, c’est réaliser. Ces prémisses établies, il en vint, avec une indéfectible méthode, à imaginer l’appareil qui lui permettrait de rassembler la Conscience éparse de l’Univers, d’en centraliser les forces, de construire enfin un Dieu scientifique – le vrai Dieu, l’intégral Dieu.

La difficulté, m’expliqua sir E. Lectrod durant nos entretiens au cours de ses recherches préliminaires, résidait dans la nature de la force qu’il conviendrait d’appliquer. Pour stimuler la conscience, ou du moins pour synchroniser, en un point intersecteur, des Vibrations, il faut agir sur elles, dans tous les sens, avec une égale intensité, et provoquer, ainsi, une réaction capable de condenser et de fixer en ce point le centre de gravité du Monde, c’est-à-dire Dieu.

Faire converger sur un point les forces excitatrices, simple question de micrométrie. Mais la force appliquée devant être, comme les Énergies rayonnantes de l’Éther, la Gravitation, force mal connue, insaisissable, quasi-entité dynamique, il s’agit de faire entrer sa production dans le domaine de la pratique.

À cette vertigineuse recherche, le prométhéen savant, depuis des semaines, s’acharnait dans un isolement farouche, lorsque ce télégramme me jeta dans le Lectrodiopolis-express : « Gravitation trouvée. »

Sir E. Lectrod me reçut dans le parc, derrière le hall des dynamos. Une vaste armature d’acier, en forme de rotonde, supportait plusieurs centaines de réflecteurs paraboliques tournés vers un globe semblable aux boules étamées qui ornent les jardins de banlieue, en Europe. Les mains dans les poches de son veston, sir E. Lectrod mâchait, avec un cigare, des ordres brefs aux électriciens. On posait les derniers fils d’un réseau compliqué, relié, par un câble de fort calibre, à l’usine dont les puissantes cheminées fumaient à volutes épaisses.

Tout en surveillant le travail, sir E. Lectrod me lançait : « Des radiateurs… vous comprenez… l’énergie gravitatoire… appliquée au globe… » Les acolytes, en livrée rouge aux initiales d’or E. L., attendaient les instructions. « Fini ? Bien : allez. » Et, tirant de sa poche un minuscule téléphone sans fil : « Dynamos, go ahead ! »

Instantanément, le hall se mit à bourdonner comme une ruche gigantesque. Sir E. Lectrod, la main sur un commutateur, se ravisa : « Je dois vous prévenir que cette expérience peut être dangereuse. ». Mais je n’hésitai pas une seconde : « Pour la Science, Maître ! – All right, conclut-il, regardez la sphère… attention !… »

Mes pupilles s’accommodèrent pour d’éblouissantes fulgurations, mes tympans se tendirent pour le choc d’une foudroyante explosion… Mais une brève détonation se prolongea en note d’orgue : un wô-o-ô… continu et trémulant, tandis qu’une phosphorescence bleuâtre remplaçait le globe métallique disparu.

Des rides boulèrent sur le front génial du savant. Muets tous deux, nous regardions, en cette luminosité, scintiller des millions d’étincelles, de paillettes électriques, tandis que la masse elle-même se gonflait et se résorbait par étranges systoles et diastoles. Le wô-o-ô… continuait, suivant le même rythme, horripilant. Une rafale subite agita les arbres, autour de nous. Le bourdonnement des dynamos se mit à osciller. La sphère, malgré les contractions spasmodiques, se dilatait à vue d’œil. La vibration musicale devenait mugissement.

Tout à coup, un tumulte : sifflets, cris, appels, emplit le hall ; les dynamos s’arrêtaient. Tandis que sir E. Lectrod téléphonait, la Sphère, grosse comme une citrouille, se mit à meugler de façon continue et insupportable – et les dynamos, très vite, reprirent, parmi le vent monté en bourrasque. Le Maître se pencha vers moi, rasséréné : « All right, dit-il, les dynamos détournent. » Et, secouant mon incompréhension, il répéta : « Les dynamos détournent. C’est-à-dire, mon cher, que les dynamos, tantôt actionnées par trois machines de 500 chevaux chacune, détournent, avec une force au moins égale – écoutez ! – sous l’action des Énergies cosmiques captées par ma Sphère. » Il cria un ordre : « Chargez les accumulateurs – voltage réduit. On ne doit rien perdre, poursuivit-il, même de forces infinies. Car, – rappelez-vous l’intersection dynamique – cette sphère qui actionne mes dynamos… eh bien : c’est Dieu !

Aphone de stupéfaction, je regardai l’intègre savant. Dieu ! lorsque je croyais assister à une expérience d’essai sur la gravitation !

Dans le tumulte croissant des bruits coalisés, sir E. Lectrod se rapprocha : « À coup sûr, mon Dieu est rudimentaire. Il devient, il n’est pas encore. S’il était, nous ne pourrions le constater. – Le danger de l’expérience : déflagration annihilatrice. – Impossible de prévoir exactement – problème à facteurs hypothétiques et infinis. – Dieu à l’état naissant. Mais il se développe : voyez ! »

La phosphorescence, mauve à présent et pétillante, atteignait quatre pieds de diamètre. Son hululement faisait un formidable concert avec la bourrasque tournée en tempête et les dynamos affolées.

« Mettez à la terre, téléphona sir E. Lectrod. Puis dérivez sur le câble d’Omaha : 1200 volts. – Établissez le raccord sur Chicago. – Tout va bien, me cria-t-il. Le Dieu est révélé. Il suit sa norme, automatiquement. »

Abasourdis, nous allâmes reprendre haleine dans le vestibule du hall. J’étais exténué d’émotion nerveuse. Le maître me sembla fébrile, de façon insolite. Cependant, il parla :

« Ma gravitation artificielle ? – Des courants à haute fréquence transformés par ces radiateurs convergents. Dès lors, vous concevez la possibilité d’antagoniser toutes les forces cosmiques d’un point par des forces de même nature et d’éveiller une réaction efficace génératrice d’un centre dynamique dont le potentiel tend à s’accroître à l’infini. Seul, le choc initial importait : les radiateurs, actuellement, n’ont plus d’autre rôle que de contribuer, par leur succion périphérique d’énergie, à stabiliser en un même lieu le centre de tension maxima de la gravitation captée ; c’est-à-dire cette Sphère. Quant au développement du Dieu ainsi procréé… impossible de fixer les normes obscures et les incognoscibles équations de l’Infini.

Les systoles et les diastoles que vous observez correspondent au plus ou moins grand nombre de vibrations en coïncidence exacte – nœuds et ventres, physique élémentaire, vous connaissez ? – Non seulement tout cela tend à l’unification et à un synchronisme progressif, mais des faisceaux toujours plus abondants d’énergies cosmiques se captent et s’agrègent sans cesse au Centre du Monde que je viens de créer. »

Corroborant ces paroles, le vent, au-dehors, redoublait. De toutes part, les arbres courbés par la tempête secouaient leurs branches dont les feuilles arrachées s’engouffraient dans le tourbillon violacé du Dieu mugissant. Alors enfin, je m’avisai de cette évidence : la tempête, de toutes parts, convergeait vers le Dieu !

« Oui, dit sir E. Lectrod. À cette tension dynamique, nulle combinaison d’atomes ne peut subsister : toute matière se dissocie en éther impondérable et s’expansionne à l’infini. De sorte que l’intérieur de la Sphère représente le vide absolu, où l’air ambiant se précipite, sans arrêt, puisque aussitôt anéanti. Et, à mesure que le Dieu se développe, l’absorption devient plus rapide et l’appel d’air plus violent.

– Mais, criai-je, vous anéantirez l’atmosphère ! »

Il me scruta d’une ironie terrifiante : « L’atmosphère, dites-vous ? Au fait, nous pourrions enfermer le Dieu dans une cage hermétique… Si, toutefois, il ne s’hypertrophie pas… considérablement. »

Pareille, dans le soir, à une mugissante Lune d’Apocalypse, la Sphère phosphoresçait. Tout autour, une sorte de vapeur ténue, gazéiforme comme une queue de comète, crépitait d’épaisses étincelles blanches. La tempête rivalisait de meuglements avec la Sphère, et leurs spasmes alternés exaspéraient les nerfs, de façon intolérable. Sir E. Lectrod s’absorba dans une méditation. Le phénomène semblait stationnaire. Je pris congé, pour le Chicago-direct.

« À demain, » me shake-handisa le génial découvreur.

Toute la nuit, un orage violent me tint éveillé, à supputer les résultats de la sublime et dangereuse expérience. Fouetté d’une curiosité sans bornes, anxieux du succès de cette genèse sans précédent, je me jetai dans le rapide à 6 h. 20.

En route, l’orage redoubla. Je feuilletai les quotidiens du matin. Le « Chicago Sun, » le « Chicago Standard » et l’ « Omaha daily News » annonçaient que, par suite de contrats téléphoniques passés la nuit même, sir E. Lectrod fondait le North American Eletric Trust, et que, déjà, grâce à ses nouveaux appareils, il fournissait à Omaha, Chicago, Minneapolis, Kansas-City et les districts adjacents, une force globale de 38000 chevaux. En dernière heure, le récit des violentes perturbations atmosphériques, dont les dégâts montaient actuellement à 300000 dollars. – C’était tout.

Vers Lectrodiopolis, l’orage roulait plus formidablement, et bientôt, à travers la tourmente, aux redondances tonitruantes de la foudre se mêla le frénétique beuglement du Dieu. De longs éclairs obliques aux colorations aveuglantes s’acharnaient sur la ville, – convergeaient tous, comme un éventail fulminant, sur Lectrod-House, où je courus, à travers le cyclone.

J’y attendais l’affolement d’une catastrophe ; mais tout était calme, et le personnel remplissait, impassible, de méthodiques fonctions.

Une horreur panique, devant le formidable spectacle du Dieu, foudroyé, beuglant et tonitruant, planant dans l’espace comme un fulgurant ballon de 30 pieds de diamètre ; une impérieuse épouvante, devant cette puissance tétrique et incommensurable, me stupéfièrent. L’infinité dynamique de cette chose, de ce Condenseur de l’Univers, m’accablait. Ce fut avec un trouble vertigineux que je me cramponnai le long d’un garde-fou, parmi l’aspiration du Néant central, pour rejoindre, dans une sorte de guérite adossée à un pylône, sir E. Lectrod, face au Dieu.

À 50 yards, la Sphère, où rejaillissaient les tonitruantes fulminations, dominait l’affolant fracas, d’un mugissement semblable aux sirènes de quelque flotte monstrueuse de transatlantiques en perdition.

Bien qu’ému à ne pouvoir proférer une parole, la physionomie figée de sir E. Lectrod me frappa. Visiblement, il n’avait, depuis la veille, quitté cette épuisante atmosphère de trépidation forcenée. Sans me regarder, il parla, tourné vers l’horrifiant météore dont la violence, parfois, m’empêchait de l’entendre :

« Sa puissance ne cesse de croître. – Elle devient infinie. – Ce Dieu est vraiment… – au début, 360 radiateurs. – Les deux restants le soutiennent encore – malgré la déperdition des éclairs – … – Avant le soir, – Dieu seul – … (Ici, une série cataclysmale de tonnerres redondants)… géométrique (puis une accalmie relative)… synchroniser. – Car alors, ce serait le développement intégral – omnipotent – une catastrophe d’anéantissement instantané… – déflagration de toutes les énergies cosmiques – agglutinées par cette Sphère – en relation – avec les courants énergétiques – de l’Univers infini – … – l’explosion du Dieu… »

À cette parole, une sensation d’horreur me térébra.

Malgré l’autorité du Maître, un instinct me clamait que l’existence de cette Chose – de Dieu ! – devenait éternelle, nécessaire…

« Oui, son expansion subite – l’anéantirait – continua sir E. Lectrod. S’il abolissait les deux pylônes – dont les radiateurs lui servent d’axe – de pôles – il gravirait vers le centre de la terre – et exploserait car… – … sans les radiateurs… »

Une aberration dans l’atmosphère, saturée d’électricité de détonations fulminantes et des meuglements du Dieu, un délire subit me frappa : je cessai de comprendre les paroles que j’entendais. Une étrange crise nerveuse, accablante et dissolvante, une torpeur intuitive d’énormités souveraines surplomba ma raison ; l’éblouissante folie du phénomène m’emplit comme un Soleil de Révélation.

Ataviquement, je tombai à genoux, et, stupide, extatique, adorant le Vrai, l’Intégral, l’Éternel Dieu, je perdis connaissance.

Je me retrouvai, la tête bourdonnante, dans le hall des dynamos. Sir E. Lectrod, dès qu’il me vit revenu à moi, me confiant à son médecin, s’excusa très vite : « Vous comprenez… il faut perfectionner la prise de courant. Expérience à recommencer. » Et il me quitta pour aller diriger le montage de nouveaux pylônes qui, plus éloignés du Dieu, semblaient assurer l’éventuel remplacement des autres. »
 

*

 

L’article se terminait par diverses hypothèses et considérations vagues d’un cerveau encore troublé. Le reporter n’avait pas su comprendre, dans les derniers mots de sir E. Lectrod, la titanique audace de cet inflexible Prométhée. Non content de laisser, avec un sublime dédain pour les conséquences, s’hypertrophier le plus terrible amas d’énergies explosibles, ce pur savant, afin de rectifier un détail inconnu, méditait de réitérer l’expérience, c’est-à-dire d’ajouter à ce formidable réservoir de déflagration la proximité d’un autre plus parfait, plus terrible encore.

La To-Morrow-Review contenant cet article parut à Chicago le soir qui précéda la catastrophe, et, vraisemblablement, l’interview avait eu lieu le matin même. Le numéro, expédié par tube pneumo-transatlantique, me parvint le jour fatal, à midi. À deux heures, nous recevions de notre correspondant le télégramme suivant : « Omaha-Station. – E. Lectrod créé second Dieu. Développement terrifiant. Visibles d’ici. Beuglent et foudroient. Semblent lutter. Lectrodiopolis détruite. Impossible approcher. Cyclones et ouragans. »

Nous allions mettre sous presse l’article destiné à faire connaître au public ces faits surhumains, lorsque, à 2 h. 27 précises, comme on sait, explosa cette étrange commotion, comparée par plusieurs à un coup de canon lointain. En même temps, l’arrêt de tous les appareils électriques précéda de quelques secondes les premières convulsions du tremblement de terre dont la violence croissante, et maintenue pendant dix minutes entières, a couvert de ruines toute la surface du globe ; puis, cinq heures après, les détonations qui préludèrent au passage des cyclones.

Mais d’autres déjà ont dit les désastres sans nom qui, durant ces jours d’horreur, s’abattirent sur notre planète.

À présent que les ouragans s’apaisent, que les tremblements de terre ont cessé, – au moins dans nos pays, – que la vie sociale reprend, et que l’humanité sort des ruines sous lesquelles elle a failli demeurer ensevelie, nous voulons lancer un cri de réconfort à ceux qui se croient victimes d’un cataclysme naturel. Nous voulons, tout en leur apprenant l’effondrement de l’Amérique du Nord, faire connaître sa véritable cause : le génie tout-puissant de la Science, et non l’aveugle brutalité des éléments.

Oui, malgré la consternation de la mort et de la dévastation, nous pouvons aussi nous enorgueillir de cette expérience formidable qui vient de coûter la vie à sir E. Lectrod et à plusieurs millions d’hommes.

Loin d’être la faillite de la Science, cette catastrophe est l’éclatante confirmation de son omnipotence. Qui oserait désormais assigner des bornes à Celle qui a créé Dieu !

Et si nous devons, au point de vue purement humain, nous réjouir de la seule faute scientifique que le génial sir E. Lectrod ait jamais commise, en contrariant sa première expérience par l’adjonction d’un autre Dieu, il faut reconnaître que peut-être il eût été plus beau, plus complet, plus intégral, plus absolu, enfin, d’éviter cette impéritie. Car ce fut la conflagration et la destruction réciproque des deux Sphères qui enraya l’expansion du premier Dieu, expansion autrement sans limites, et qui eût anéanti non seulement notre globe, mais peut-être, s’hypertrophiant toujours, fait rentrer dans le néant total et définitif la Matière, et l’Éther même du Cosmos infini.
 
 

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(Théo Varlet, in Les Bandeaux d’or, anthologie de poèmes et prose, deuxième année, fascicule V, 1908. John Martin, « The Fall of Babylon, » 1831 ; Albert Goodwin, « Leaving the City of Destruction, » huile sur toile, 1895. Le lecteur ne manquera pas de rapprocher cet étonnant récit de « théologie scientifique » de la remarquable nouvelle de Gaston de Pawlowski, « La Découverte de Dieu, » que nous avons déjà eu l’occasion de publier ici-même)