Je vis bien, ce jour-là, que M. Léonard n’était pas d’aplomb.
M. Léonard est un excellent vieux retraité que je vais voir de temps en temps. Il habite à l’autre bout de Paris, au quatrième étage d’une maison surpeuplée. C’est un homme d’une douceur et d’une bonté incomparables. L’âge l’a rendu un peu « vieille dame, » je veux dire qu’il s’attendrit aisément et qu’il est devenu craintif, dans une certaine mesure.
Mais je vous disais que, ce jour-là… Eh bien ! oui, M. Léonard eut beau sourire, à ma vue, sous sa petite moustache blanche, et me tourner une chaise près de la table ronde, et protester du plaisir qu’il avait à me recevoir, ce n’était pas « ça. » Pas ça du tout. Les bons petits yeux bleus trahissaient le souci, et le sourire ne tenait pas ; M. Léonard devait tout le temps le rattraper et le remettre en place. La conversation était laborieuse ; il arriva même que M. Léonard laissât sans réponse l’une de mes questions et qu’il demeurât plongé dans une âpre rêverie.
Je lui touchai le genou, en prenant mon air le plus dégagé.
« Qu’y a-t-il, monsieur Léonard ? Vous voilà distrait, voire préoccupé…
– Excusez-moi, dit-il. En effet… Je… C’est une chose extraordinaire et abominable. Peut-être allez-vous pouvoir m’aider à empêcher cela. Tenez, je suis content que vous ayez surpris mon trouble. Quand vous êtes arrivé, je me préparais à descendre au commissariat.
– Voyons, monsieur Léonard, procédons par ordre. Racontez.
– Est-ce que je vous ai déjà parlé de Mme Surply ? C’est une personne qui occupe deux chambres au second, à côté de M. Brillion.
– Ah ! dis-je. Mme Surply ? je ne me souviens pas. Mais M. Brillion, je me rappelle. C’est ce monsieur dont le fils est explorateur.
– Voilà ! Et, justement, c’est à cause de cela que je suis si nerveux… L’explorateur est revenu, monsieur, depuis votre dernière visite ; et il est reparti. Mais savez-vous ce qu’il avait ramené ? Savez-vous ce qu’il a laissé en dépôt chez son père, jusqu’à son prochain retour ?
– Euh… D’où venait-il ?
– Afrique centrale. »
Il y a des jours où l’on n’a pas envie d’être sérieux.
« Que sais-je ? dis-je. Un boa ? Un gorille ? Un pygmée ? Un cannibale ?
– On ne peut rien vous cacher, » dit M. Léonard, stupéfait et même un peu déçu d’une perspicacité qui n’était pourtant que le fruit du hasard, – car Dieu me damne si j’eusse cru tomber juste, plaisantant de la sorte !
« Oui, monsieur, c’est un anthropophage que M. Brillion fils a ramené de sa dernière exploration.
– Mais quoi ! dis-je sur le mode humoristique. Je ne suppose pas que ce sauvage persiste à s’alimenter parmi nous comme au sein de sa tribu ? »
M. Léonard murmura sourdement :
« Pas jusqu’à aujourd’hui ! Mais aujourd’hui, ah ! monsieur ! »
Et, disant ces mots, le brave homme me regardait avec effroi.
« Il s’appelle Ma-Mah-Dou, reprit-il. Du moins, nous l’appelons ainsi dans la maison, car, lorsqu’il prononce lui-même son nom, il produit, avec ses grosses lèvres, quelque chose d’inimitable : trois sons caverneux qui ne se rapprochent que vaguement de « Ma-Mah-Dou. » Quand il est arrivé, déjà vêtu à l’européenne, mon Dieu, vous n’auriez rien remarqué. Moi-même, j’avais maintes fois croisé, dans la rue, des hommes de couleur portant des entailles décoratives sur les joues et dont les dents étaient limées en pointe. Nous n’avons pas su tout de suite la vérité concernant Ma-Mah-Dou. C’est M. Brillion qui a fini par manger le morceau… »
Ici, le bon M. Léonard s’arrêta, presque atterré de l’expression qu’il venait d’employer. Il poursuivit :
« M. Brillion… Croiriez-vous qu’il s’est pris d’une curiosité passionnée pour le cannibalisme de son hôte ?
– Allons donc ?
– C’est Mme Surply qui me l’a laissé entendre. À travers le mur, on distingue les paroles, comprenez-vous ? Mme Surply, un jour, a cru percevoir certaines allusions. Elle a interrogé très adroitement M. Brillion, et celui-ci n’a pas nié que Ma-Mah-Dou fût anthropophage !… »
M. Léonard consulta la pendule.
« Mais le temps passe, monsieur, et il faut agir avant qu’il soit trop tard !
– Que voulez-vous dire ? fis-je, saisi d’un commencement d’inquiétude.
– Monsieur, chuchota M. Léonard en ouvrant des yeux terrifiés, ce matin, Mme Surply a entendu, l’oreille au mur, M. Brillion proférer une phrase abominable !… Mais il faut vous dire que, depuis l’arrivée de Ma-Mah-Dou en France, sa santé n’a cessé de péricliter. Le climat, n’est-ce pas, et… le changement de régime, probablement !… Ces jours-ci, nous savions qu’il n’allait pas bien du tout. Or, devinez ce que M. Brillion lui a dit ce matin ! Monsieur, il lui a promis de lui faire manger de l’homme à son dîner. De l’homme, monsieur ! Voilà pourquoi j’allais descendre au commissariat. »
M. Léonard était si blême, une telle horreur bouleversait son honnête visage, que toute velléité d’humour m’abandonna. Les pires forfaits sont possibles, et ma mémoire me rappelait des crimes qui l’avaient impressionnée, à cause justement, de leur affreuse bizarrerie.
« Il s’agirait, je suppose, dis-je, du meurtre d’un enfant ?
– C’est cela, M. Brillion a précisé ; et, à l’idée de dévorer un petit être de notre race, Ma-Mah-Dou a manifesté sa joie par un bruit glouton. C’est à faire dresser les cheveux !
– Allons au commissariat, » décidai-je.
Un quart d’heure après, le commissaire, que nous flanquions, sonnait à la porte de M. Brillion et demandait à voir Ma-Mah-Dou.
M. Brillion – qui me parut d’ailleurs être un gai bonhomme – lui répondit, surpris, intrigué, ému peut-être, que son pensionnaire était en train de dîner.
« À merveille ! » lança le commissaire.
Il entra plus avant. Nous le suivîmes.
Ma-Mah-Dou était à table, en effet, une serviette au cou, bien maigre, l’air abattu, l’œil triste. Une magnifique poularde rôtie offrait, sur un plat, ses succulences dorées. Dans l’assiette du Noir, une aile, encore intacte, se parait de cresson.
« Alors ? fit le commissaire méfiant. Ça va, l’appétit ? »
Ma-Mah-Dou secoua la tête.
« Il me désespère, expliqua M. Brillion. Ce matin, ça semblait lui faire plaisir. Et voyez : il n’y touche même pas !… Allons, voyons, mon vieux Ma-Mah-Dou, ça ne te dit plus rien, ce petit blanc ? »
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-et-unième année, n° 18510, samedi 24 novembre 1934. Gravure sur bois de Gustave Alaux, « Les Caribes, » 1928)