Nos lecteurs n’auront peut-être pas oublié l’étrange aventure survenue à Camille Flammarion, que nous avions évoquée il y a quelques années dans un premier article consacré aux reliures en peau humaine (1).
 
 

_____

 
 

« Tout autre est l’aventure, d’une douce et troublante poésie, arrivée à M. Camille Flammarion, le célèbre astronome.

Au cours d’une soirée, on le présente à une délicieuse jeune femme de 28 ans, d’origine étrangère, mariée en France au comte de Saint-Ange, fort instruite et d’une intelligence très raffinée.

L’étude des sciences la passionnait. Elle demanda au savant de lui révéler quelques-uns des mystères des mondes imaginaires et des mondes réels. Cette conversation fut un enchantement. Commencée à Paris, elle se continua dans la propriété que la dame et son mari possédaient dans le Jura.

La comtesse, phtisique et sans illusion sur son état, parlait sans effroi de sa fin prochaine.

De ce séjour mélancolique et singulièrement poétique, le souvenir fût resté délicieux si, à quelque temps de là, M. Camille Flammarion n’avait reçu la lettre suivante :
 

« Cher Maître,
 

J’accomplis ici le vœu d’une morte qui vous a étrangement aimé. Elle m’a fait jurer de vous faire parvenir, le lendemain de sa mort, la peau des belles épaules que vous avez si fort admirées « le soir des adieux, » a-t-elle dit, et son désir est que vous fassiez relier, dans cette peau, le premier exemplaire du premier ouvrage de vous qui sera publié après sa mort.

Je vous transmets, cher Maître, cette relique comme j’ai juré de le faire et je vous prie d’agréer…
 

Docteur V… »
 

« J’avais admiré, en effet, ces superbes épaules le soir des adieux, raconta l’auteur des Merveilles célestes dans une interview, et je les avais là, maintenant, sur le bureau de ma salle à manger, m’inspirant d’autres sentiments.

Que faire du cadeau ? Le renvoyer ? J’en avais bien la tentation. D’autre part, après réflexion, pourquoi ne pas remplir le vœu d’une femme dont le souvenir m’était agréable ? J’envoyai la peau à un tanneur qui, pendant trois mois, l’a travaillée avec le plus grand soin.

Elle m’est revenue blanche, d’un grain superbe, inaltérable. J’en ai fait relier le livre qui était en cours de publication : Ciel et Terre. Cela fait une reliure magnifique. Il est maintenant dans ma bibliothèque de Juvisy. Les tranches du livre sont de couleur rouge, parsemées d’étoiles d’or, pour rappeler les nuits scintillantes de mon séjour dans le Jura. Sur la peau des épaules de la comtesse, j’ai fait graver, en outre, en lettres d’or : « Souvenir d’une morte. »

Il faut avouer, à cela près que le bleu eût mieux convenu que le rouge pour les tranches constellées d’étoiles, que ce petit in-12 de « l’Alexandre Dumas père de la cosmographie » comme on a appelé Camille Flammarion, « le seul peut-être des livres humains qui puisse être lu avec plaisir par un membre de l’Institut et par deux amoureux enlacés, » s’accommode symboliquement très bien de cette reliure.

L’aventure, en son temps, défraya la chronique. »
 
 

_____

 

(1) Voir l’article de l’écrivain et collectionneur Ernest de Crauzat, paru dans le Plaisir de Bibliophile, tome II, 1926, et publié ici-même.
 

_____

 
 

 

L’identité de la mystérieuse donatrice, dont Camille Flammarion avait conservé pieusement l’anonymat, a été révélée le 8 mai 1902, dans le Mémorial de la librairie française, p. 279 ; il s’agissait de la comtesse de Saint-Ange. L’information a ensuite été reprise dans un article d’Albert Cim, intitulé « Reliure en peau humaine, » paru dans L’intermédiaire des chercheurs et curieux, XLVIe volume, trente-huitième année, n° 978, 30 août 1902.

Précisons en outre que l’ouvrage dont il est question n’est absolument pas Les Terres du ciel, comme le prétend le site de « la France pittoresque, » en édulcorant l’article de la Gazette anecdotique, mais le recueil Dans le Ciel et sur la Terre : tableaux et harmonies, paru en 1886 chez Marpon et Flammarion. Il suffit d’ailleurs d’en lire l’introduction, « Nuit d’été, » datée du Château de B…, août 18…, et évoquant les promenades nocturnes et les entretiens de l’auteur avec la belle comtesse férue d’astronomie, pour ne concevoir aucun doute sur l’identité de son interlocutrice.

« Il me semble, fit-elle, que ma vie ne date que du jour où j’ai connu l’Astronomie. Je n’en sais pas beaucoup, mais je me vois dans l’univers. Jusqu’alors j’étais aveugle. Tout cela ne me disait rien. J’habitais un pays dont je ne connaissais même pas le nom. Maintenant, je sais où je suis : je sens la Terre m’emporter dans le Ciel. Je m’oriente, j’ai cessé d’être étrangère dans ma patrie. Je vis, je ne dirai pas doublement, ni même au centuple, mais plus encore : je me sens vivre, tandis que mon âme était en léthargie. Ces étoiles sont mes sœurs, je les nomme par leurs noms ; je sais où elles résident, je les reconnais. Et je me demande maintenant comment les habitants de la terre peuvent vivre sans savoir où ils sont. »

 

_____

 
 

Comme le souligne Ernest de Crauzat, « l’aventure, en son temps, défraya la chronique. » À vrai dire, elle connut même une abondante postérité, et fit les beaux jours des revues médicales et des journalistes en mal de copie jusqu’au milieu du vingtième siècle. Il faut dire que la fantaisie délicieusement macabre de cette anecdote avait de quoi ravir aussi bien les chroniqueurs que les lecteurs avides d’émotions fortes ou d’érotisme trouble. L’anecdote avait déjà été rapportée par quelques journaux auparavant, notamment L’Indépendance belge ; mais l’article fondateur qui contribua à asseoir définitivement sa popularité fut l’interview de Camille Flammarion au quotidien Le Temps, le 16 janvier 1893. Il fut immédiatement repris par nombre de journaux sous forme de fait-divers, accompagné de commentaires parfois offusqués, souvent ironiques. La liste est longue ; nous nous contenterons d’indiquer les articles que nous avons pu recenser dans les mois qui suivirent l’interview du Temps :

« La Peau de la comtesse, » in Le Temps, trente-troisième année, n° 11559, lundi 16 janvier 1893 ; in Le Figaro, trente-neuvième année, troisième série, n° 16, lundi 16 janvier 1893 ; « Nos Échos, » in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, deuxième année, n° 111, lundi 16 janvier 1893 ; « Cuir humain, » in Le Gaulois, vingt-septième année, troisième série, n° 3709, lundi 16 janvier 1893 ; « Une reliure précieuse, » in Journal des débats politiques et littéraires, lundi 16 janvier 1893 ; « Le Vœu d’une morte, » in Gil Blas, quinzième année, n° 4809, mardi 17 janvier 1893 ; « La Peau de la comtesse, » in Le XIXe Siècle, vingt-troisième année, n° 7673, mardi 17 janvier 1893 ; « Souvenir d’une morte, » in Le Rappel, n° 8348, mardi 17 janvier 1893 ; « La Peau de la comtesse, » in L’Intransigeant, n° 4570, mardi 17 janvier [28 nivôse] 1893 ; « Chronique, » in L’Univers, n° 9021, mardi 17 janvier 1893 ; « Les Échos de Paris, » [signé Sergines] in Les Annales politiques et littéraires, onzième année, n° 500, 22 janvier 1893 ; « La Peau d’une morte, » in Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique, dix-huitième année, n° 4, 28 février 1893 ; « La Peau de la comtesse, » in Le Madagascar, organe des intérêts politiques et coloniaux de l’île, deuxième année, n° 81-82, samedi 8 et mercredi 12 avril 1893.

Nous en avons repris quelques exemples ci-dessous, auxquels nous avons joint un article plus tardif du Figaro, qui nous a paru également digne d’intérêt.
 
 

La peau de la comtesse

 

_____

 
 

M. Camille Flammarion, l’astronome bien connu, a reçu d’une admiratrice passionnée un souvenir étrange. Pour n’être pas tout récent, le fait mérite d’être conté.

Une jeune comtesse, d’origine étrangère, s’occupait de sciences et lisait plus particulièrement les ouvrages de M. Flammarion. Elle persuada son mari d’inviter le savant à venir passer quelques jours de la belle saison dans un château qu’ils possédaient dans le Jura. Le comte y consentit et M. Flammarion devint ainsi leur hôte.

« La comtesse n’avait pas vingt-huit ans, nous dit M. Flammarion ; le mari était de beaucoup plus âgé. Mme de X. était une nerveuse, très romanesque ; la phtisie la guettait et devait l’emporter bientôt. Croyant à la pluralité des mondes, elle parlait d’ailleurs de sa fin prochaine avec une douce philosophie, et, le soir, par les nuits sereines, elle aimait à rêver aux étoiles. Un jour, elle me dit : « Je vous donnerai, plus tard, une chose que vous ne pourrez pas ne pas accepter sans me faire offense. »

La villégiature prit fin, comme toutes les belles choses ici-bas. M. Camille Flammarion avait fini par oublier la promesse mystérieuse qu’il avait reçue dans les montagnes du Jura, lorsqu’un soir arrive chez lui, à son adresse, un paquet apporté par un commissionnaire. Le paquet était accompagné d’une lettre encadrée de deuil. Mme Flammarion le reçut, en l’absence de son mari, et, plongeant les mains sous l’enveloppe, elle les retira brusquement, saisie d’un inexplicable sentiment de dégoût. Quand l’astronome rentra, le paquet fut déplié. Il contenait une peau blanche, épaisse, froide au toucher, et dégageant, nous a affirmé M. Flammarion, comme une sorte de fluide électrique. La lettre, décachetée, donna l’explication de l’envoi. Elle émanait du médecin de la comtesse de X. et était ainsi conçue :
 

Cher maître,
 

J’accomplis ici le vœu d’une morte qui vous a étrangement aimé. Elle m’a fait jurer de vous faire parvenir, le lendemain de sa mort, la peau des belles épaules que vous avez si fort admirées « le soir des adieux, » a-t-elle dit, et son désir est que vous fassiez relier, dans cette peau, le premier exemplaire du premier ouvrage de vous qui sera publié après sa mort. Je vous transmets, cher maître, cette relique, comme j’ai juré de le faire, et je vous prie d’agréer, etc.
 

Docteur V…
 

« J’avais admiré, en effet, ses superbes épaules « le soir des adieux, » et je les avais là, maintenant, sur la table de ma salle à manger, m’inspirant d’autres sentiments. Que faire du cadeau ? Le renvoyer ? J’en avais bien la tentation. D’autre part, après réflexion, pourquoi ne pas remplir le vœu d’une femme dont le souvenir m’était agréable ? J’envoyai la peau à un tanneur, qui, pendant trois mois, l’a travaillée avec le plus grand soin. Elle m’est revenue, blanche, d’un grain superbe, inaltérable. J’en ai relié le livre qui était en cours de publication, Terre et Ciel. Cela fait une reliure magnifique. Je regrette de ne pas avoir le livre là, dans les rayons de cette bibliothèque, pour vous le montrer. Mais il est à mon observatoire de Juvisy. Les tranches du livre sont de couleur rouge, parsemées d’étoiles d’or pour rappeler les nuits scintillantes de mon séjour dans le Jura. Sur la peau des épaules de la comtesse, j’ai fait graver, en outre, en lettres d’or : « Souvenir d’une morte. »

M. Flammarion a cherché encore devant nous à s’expliquer sur cette répulsion instinctive qu’il avait ressentie en dépliant le paquet renfermant l’enveloppe précieuse des épaules de sa défunte admiratrice.

« Je crois que c’est de l’électricité humaine, encore inconnue des savants. J’ai plusieurs exemples à l’appui de cette opinion. L’autre jour, je reçus la visite de deux dames, dont l’une me fit la confidence qui suit :

« Je me suis réveillée au milieu de la nuit, entendant un crépitement d’étincelles. Mes draps en étaient tout illuminés. J’appelai ma mère à mon secours. Elle vit, comme moi, les étincelles et entendit le même bruit. Mon mari en fit aussi la constatation. Qu’en pensez-vous, monsieur ?

– Quelle chemise portiez-vous, madame ?

– Une chemise de soie. »

Or le frottement de la soie sur la peau peut amener des dégagements électriques. Une autre fois, une jeune fille, qui, elle, ne porte pas des vêtements de soie, m’a raconté aussi que par certains temps de neige, quand il fait sec, ses cheveux se soulèvent, s’échappent du bonnet qui les emprisonne et s’imprègnent d’une électricité abondante.

Mme Sarah-Bernhardt a éprouvé sous mes yeux, dans mon observatoire de Juvisy, où elle était venue me rendre visite, le même phénomène. Une nuit, vers onze heures, elle me dit : « Monsieur Flammarion, j’ai mal aux cheveux. » Fort peu galamment, mais j’étais autorisé à cette liberté de langage, je lui répondis : « Ce qui m’étonne, c’est que cela ne vous arrive pas plus souvent. – Ne plaisantez pas, j’ai mal aux cheveux, et la cause en est inexplicable. Voyez plutôt ! »

Sa chevelure – Mme Sarah-Bernhardt, comme vous savez, sans doute, l’a très abondante – se soulevait irrésistiblement ; les mèches folles s’échappaient de tous côtés, sous une action que je considère, jusqu’à plus ample informé, comme étant de l’électricité humaine.

Ces faits multipliés m’ont formé, en effet, une opinion sur l’existence, encore non étudiée, d’une électricité humaine. Qu’en pensez-vous ? »

Nous avons répondu, en prenant congé de M. Flammarion, que nous n’avions aucune compétence spéciale en la matière.
 
 

_____

 
 

(in Le Temps, trente-troisième année, n° 11559, lundi 16 janvier 1893 ; Paul Delvaux, « Le Cabinet d’anatomie, » eau-forte rehaussée, 1979)

 
 

 
 

Les savants sont des êtres à part, très positifs, qui ont une pierre à la place du cœur. Vous le saviez déjà ; vous allez en avoir une preuve nouvelle.

Quel serait, en effet, votre émoi, ô vous qui me lisez, si, un beau matin, vous trouviez, dans votre courrier, accompagnant un tout petit paquet, une lettre signée d’un nom inconnu et vous disant : « J’accomplis, Monsieur, le vœu d’une morte qui vous a étrangement aimé et m’a fait jurer de vous faire parvenir, le lendemain de sa mort, la peau des belles épaules que vous avez admirées le soir des adieux… » Un post-scriptum suivait : « Son désir est que vous fassiez relier dans cette peau le premier exemplaire du premier ouvrage de vous qui sera relié après sa mort. »

Si vous receviez une lettre pareille, votre premier soin, dans le cas où vous accompliriez le vœu de la morte, serait d’enfouir dans le coin le plus confortable de votre bibliothèque et de conserver pieusement, loin de tous les regards, l’ouvrage ainsi relié. Et l’idée ne vous viendrait pas de profiter de l’amour d’une femme pour obtenir le fort tirage.
 

*

 

M. Camille Flammarion – c’est peut-être, et souhaitons-le, de l’inconscience – n’en a pas jugé de même, et il a conté à tous sa bonne fortune. « J’avais admiré, en effet, a-t-il dit à l’un de nos confrères, ses superbes épaules, le soir des adieux… j’ai envoyé la peau à un tanneur, qui, pendant trois mois, l’a travaillée avec le plus grand soin. Elle m’est revenue blanche, d’un grain superbe, inaltérable. J’en ai relié le livre qui était en cours de publication, Terre et Ciel. Cela fait une reliure magnifique. Je regrette de ne pas avoir le livre là, dans les rayons de cette bibliothèque, pour vous le montrer. Mais il est à mon observatoire de Juvisy. Les tranches du livre sont de couleur rouge, parsemées d’étoiles d’or pour rappeler les nuits scintillantes de mon séjour dans le Jura. Sur la peau des épaules de la comtesse, j’ai fait graver, en outre, en lettres d’or : « Souvenir d’une morte. »

Quel savant ! Mais quel triste dentiste !
 
 

_____

 
 

(« Nos Échos, » in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, deuxième année, n° 111, lundi 16 janvier 1893 ; détail d’une planche de Jacques-Fabien Gautier d’Agoty, in Anatomies des parties de la génération de l’homme et de la femme, Paris : J. B. Brunet et Demonville, 1773)

 
 

 

_____

 
 

(in Le XIXe Siècle, vingt-troisième année, n° 7673, mardi 17 janvier 1893)

 
 

_____

 
 

BLANCHES ÉPAULES

 

_____

 
 

Un journal de médecine a rappelé, en quelques lignes, la bonne fortune qui échut à M. Flammarion il y a quelques années : une jeune femme lui légua sa belle peau pour en relier un de ses livres.

L’histoire est trop galante pour ne pas valoir mieux qu’une si brève mention. C’est, comme l’on disait si gentiment au siècle dernier, une véritable « histoire de l’autre monde. »

Les beaux livres d’astronomie poétique, ou, si l’on préfère, de lyrisme astronomique qui ont rendu M. Camille Flammarion célèbre lui valurent, d’autre part, bien des suffrages féminins car, si le ciel a toujours tenté les femmes, elles ont peu de goût à y aller seules.

Une délicieuse petite comtesse, d’origine étrangère, s’enflamma à la lecture fulgurante des mœurs échevelées des comètes, que conte si bien le savant français. Elle rêvait de connaître un homme si romanesque et, se sentant près de la mort, car elle était poitrinaire, elle résolut de tenir de sa bouche son avis sur la pluralité des mondes.

Son mari, beaucoup plus âgé qu’elle et philosophe, se prêta volontiers à cette fantaisie et invita l’astronome à passer quelques journées de la belle saison finissante dans un beau château romantique du Jura, qui lui appartenait.

M. Flammarion s’en vint complaisamment rêver aux étoiles avec cette touchante et charmante admiratrice ; il s’entretenait avec elle de sa fin prochaine, dont elle parlait sans tristesse, et assurait sa foi dans la vie de mondes. Cependant les jours passaient, et il dut la quitter. Elle lui fit alors une mystérieuse promesse :

« Je vous donnerai bientôt une chose que vous devrez accepter, au risque d’offenser et d’attrister gravement mon âme. »

L’année passa, et l’astronome oublia son amie d’un jour. Mais, un soir qu’il était absent, une lettre encadrée de noir fut déposée à sa porte, accompagnée d’un petit paquet. Sa femme l’ouvrit et trouva une peau blanche, épaisse, froide au toucher, qui dégageait une sorte de fluide électrique. Elle en ressentit un trouble inexprimable.

La lettre d’envoi venait du médecin de la comtesse. Elle était conçue à peu près en ces termes : « J’accomplis le vœu d’une morte, qui vous aimait étrangement en secret. Elle m’a fait jurer de vous porter, le lendemain de sa mort, la peau de ces belles épaules, que vous admiriez si fort, disait-elle, le soir des adieux. Son désir est que vous en fassiez relier un de vos beaux livres… »

Le vœu de la morte fut accompli : après une savante et longue préparation confiée à un maître tanneur, la peau redevint blanche, d’un grain superbe, inaltérable. Elle servit à relier Terre et Ciel, titre bien choisi pour un pareil souvenir. Le livre resta chez Flammarion à son observatoire de Juvisy. La reliure fait un effet magnifique : les tranches sont d’un bleu céleste [sic] parsemé d’étoiles d’or, pour rappeler les nuits scintillantes du Jura, et, sur la peau des épaules de la comtesse, en lettres d’or, se détachent ces mots : « Souvenir d’une morte. »

Malgré tout le prix que l’on doit attacher à ce beau livre, contenant et contenu, les amateurs seront libres de lui préférer plus tard les deux livres de Sterne reliés, sur l’ordre d’un négociant de Cincinnati, dans la peau de deux femmes qu’il avait aimées. Une peau jaune et dorée de jeune Chinoise recouvre Tristam Shandy ; et le charme du Voyage sentimental se double de la peau d’ébène d’une Négresse de belle qualité.
 
 

_____

 
 

(Lubin, « La Vie de Paris, » in Le Figaro, quarante-huitième année, troisième série, n° 247, jeudi 4 septembre 1902)

 
 

_____

 
 

Mais nous sommes surtout heureux de partager avec vous une autre version de cette aventure qui n’avait encore jamais été reprise. Il s’agit du récit de cet épisode publié sous la signature de Mme Camille Flammarion, – Sylvie Pétiaux, la première épouse de Flammarion, – dans les colonnes du quotidien l’Union de la Haute-Marne, avant d’être repris par la revue l’Initiation, en février 1893.
 
 
 

 

ÉTRANGE SURPRISE

 

_____

 
 

À MADAME LA COMTESSE MNISZECH.

 
 

Quel singulier moment que celui des fêtes de Noël !

Quelle agitation pour chacun, quel mouvement assommant, quelle activité fiévreuse et singulière, et quelle dépense de forces, de temps et d’argent !

C’est la réflexion que se faisait en montant son cinquième étage Mme X…, qui rentrait énervée, surmenée, exténuée, dans son charmant intérieur, la veille de cette grande fête des surprises.

Il faisait un froid intense ; le vent hurlait sous toutes les gammes, et la neige, en tombant à gros flocons, se collait en grésil sur les vitres, qui se diamantaient et se fleurdelisaient sous le givre.

Il était près de huit heures du soir : grelottante de froid et de fatigue, avant même d’enlever chapeau et manteau, Mme X… s’assit devant le feu flamboyant, qui pétillait dans la cheminée de la salle à manger.

« Monsieur n’est donc pas rentré ? » dit-elle au domestique qui venait de lui ouvrir.

Sur la réponse négative du serviteur, Mme X… s’enfonça, frileusement, dans son fauteuil, et tomba bientôt en une profonde rêverie. Peu à peu, sa pensée prit un corps ; elle se revoyait quelques années auparavant revenant de la Suisse avec son mari, qui avait accepté, avec un vif empressement, l’invitation que lui avait faite un vieux et original seigneur russe, des plus affables et des plus généreux. Le comte adorait la science et il regardait comme un réel honneur de recevoir, dans son splendide domaine du Jura, une des plus brillantes illustrations de France, et certainement des plus populaires.

Le comte de D… avait déjà dépassé la soixantaine, et cependant il avait pour compagne une délicieuse créature, blonde comme les blés, rêveuse et passionnée pour tout ce qui était beau et vrai. C’était une fleur délicate des pays du Nord, une âme tendre et sensitive paraissant déjà détachée des choses du monde. Ses grands yeux bleus regardaient tout, d’un air interrogateur ; parfois, une petite toux sèche semblait donner à son mari les inquiétudes d’un père pour un enfant adoré.

Elle lisait beaucoup, et son auteur de prédilection était, surtout, M. X…, dont elle connaissait pour ainsi dire tous les ouvrages par cœur ; aussi désirait-elle ardemment voir de près l’écrivain, qui lui avait fait passer, disait-elle, de si doux instants.

Le jour de l’arrivée de M. et Mme X… au château de M… fut une véritable réjouissance ; les deux voyageurs furent reçus à bras ouverts, et avec la plus rare distinction.

La comtesse conduisit, elle-même, M. et Mme X… dans le somptueux appartement qui leur avait été préparé. Une simple portière d’Orient séparait, du reste de cet appartement, le cabinet de travail destiné au savant. Sur le bureau où il devait écrire, M. X… trouva son portrait richement encadré, et posé juste en face d’un écrin de bronze doré et de velours où étaient rassemblés tous ses ouvrages, annotés par la blanche main de la jeune châtelaine. Tout annonçait, dans ce buen-retiro, le goût d’une femme, non seulement attentive, mais imaginative.

Il serait trop long, en vérité, de dépeindre ces heures enchanteresses passées au milieu d’une société d’élite et d’une nature merveilleuse. Les fêtes se succédèrent, sans interruption, pendant plusieurs jours : promenades en voiture ou à cheval, la chasse, la pêche, ce n’étaient que distractions de toutes sortes, plaisirs variés à l’infini, et le soir, à peine le dernier repas était-il terminé, qu’aussitôt M. X… se trouvait entouré de son auditoire mondain, de plus en plus avide d’entendre les récits surprenants qui charmaient et enthousiasmaient les plus sceptiques et les plus incrédules.

La veille du départ de M. et Mme X…, un délicieux concert fut organisé, dans le hall du château, et, à un moment donné, on vit la comtesse assise, seule, auprès d’un arbuste exotique, d’où l’on découvrait, au clair de lune, un paysage enchanteur. Elle resta longtemps immobile à contempler les constellations brillantes, scintillant dans ce beau ciel de juin.

« Décidément, Madame, lui dit une voix, vous adorez les étoiles. »

Et l’interlocuteur, M. X…, apparut aux yeux de la châtelaine.

« Mais, oui, cher Maître, je les aime ; ce sont mes chères confidentes ; je leur demandais, même, ce que je pourrais bien vous offrir en souvenir… de nous ? »

M. X… ne répondant pas, la comtesse, moitié fâchée, moitié rieuse, glissa son bras sous celui du savant : « Puisque vous ne voulez rien de moi, eh bien, dit-elle, je saurai bien vous faire accepter quelque chose. » Et ils rentrèrent, tous les deux, au milieu des invités, le sourire aux lèvres, le regret des adieux au fond de l’âme.

Cette dernière phrase de la comtesse avait été entendue par Mme X…, assise à quelques pas en compagnie d’une jeune cousine qui, fort étourdiment, s’était écriée : « Qu’est-ce qu’elle pourra donc lui donner, la chère comtesse ? hein, cousine ? »

Mme X… se souvenait aussi, cette veille de Noël, du coup de tonnerre qui avait frappé cette ravissante femme, en plein bonheur, huit jours après leur rentrée à Paris.

Le comte de D… parcourant à cheval ses propriétés avait, un matin, entendu des cris aigus s’élever dans les airs ; galopant, aussitôt, vers l’endroit désigné par ce bruit, il vit, non sans effroi, une jeune fille qui se noyait dans la rivière, très profonde du côté du moulin. Descendant précipitamment de son cheval, le comte se dirigea vers l’eau, et, tout habillé, se jeta au milieu des plantes aquatiques et du tourbillon du moulin ; il put, malgré toutes les entraves, ramener heureusement sur la berge l’enfant évanouie. Elle revint à la vie ; mais le comte de D… mourut en quarante-huit heures du refroidissement qu’il avait attrapé. La comtesse resta seule, sans famille et désespérée.

Et Mme X… en était là de cette rêverie d’antan, qui devenait si lugubre, lorsque soudain la sonnette électrique retentit fortement, avec un son prolongé. Brusquement éveillée, Mme X… sursauta, et, prêtant l’oreille, elle entendit quelques pourparlers dans l’antichambre. Au lieu de son mari, ce fut le domestique qui entra, portant avec soin un paquet assez long, un peu volumineux, sur lequel une lettre, cachetée en noir, était posée. Elle était adressée au professeur X…, en son domicile, à Paris.

Sur un signe de sa maîtresse, le domestique déposa lettre et paquet sur une console, et se retira. Quelques secondes se passèrent, pendant lesquelles les yeux de Mme X…, invinciblement attirés par l’objet en question, restaient obstinément fixés sur lui, avec une singulière persistance. Bientôt, elle se leva, se dirigea vers la console et légèrement, du bout du doigt, tâta le paquet en question ; puis, elle essaya de le soulever ; mais, chose curieuse, au lieu d’ouvrir la lettre, qui pouvait, très certainement, renseigner plus vite sa curiosité, Mme X… se contenta d’écarter la lettre, et, bien plus, l’emporta sur le bureau de son mari. Elle revint alors, comme fascinée, vers le fameux paquet, qui semblait l’hypnotiser.

Enfin, glissant brusquement ses deux mains, largement étendues, sous cet objet, Mme X… le prit tout entier, mais pour le rejeter aussitôt, avec un vague effroi, sur la table, car elle se sentait envahir par un sentiment indéfinissable et tellement troublant qu’il lui aurait été impossible d’expliquer, à qui que ce soit, ce qu’elle éprouvait, et qui, disons le mot, ressemblait pas mal à la peur.

Oui, ce paquet lui inspirait positivement de la terreur, et la preuve, c’est qu’une troisième fois, la curieuse revint à ce mystérieux envoi, et qu’au lieu d’enlever les ficelles, de nouveau, et du bout des doigts de la main droite seulement, elle toucha, une fois encore, l’objet qui céda, peu à peu, sous la pression de plus en plus énergique de Mme X… Il lui sembla alors que ce quelque chose était mou, très mou, élastique et froid, et, avec une répugnance visible, une espèce de dégoût, Mme X… décidément sortit de la pièce où elle se trouvait, et ferma la porte, non sans un léger frisson.

Huit heures sonnaient, et M. X… venait de rentrer. Toujours souriant comme lorsqu’il revient dans son intérieur, qu’il aime beaucoup :

« Qu’as-tu donc, ma chère ? demanda-t-il à sa femme. Tu sembles préoccupée, inquiète ?

– Certainement, répond Mme X… j’étais tourmentée de toi, et puis… c’est ce paquet qu’on vient d’apporter. »

Et, tout en causant, Mme X… amena son mari devant la console.

« Tiens, regarde, lui dit-elle, mais en s’éloignant prudemment, tiens, c’est ce paquet ; eh bien ! je n’ai pas osé l’ouvrir.

– Il te fait donc peur ? » répond en riant le savant.

Et aussitôt il le prend dans ses mains, et se met en mesure de le déficeler. Mais il semble, comme sa femme, subir une sensation désagréable ; il devient nerveux, et paraît mal à l’aise.

« Si tu l’ouvrais, répète Mme X… inutilement.

– Après le dîner, dit-il, si tu veux.

– Ah ! s’empresse de dire la maîtresse du logis, qui est absolument obsédée par cet envoi, il y a une lettre. »

Et, courant au plus vite au cabinet de travail, elle apporte la missive à son mari.

M. X… l’examine avec attention, puis il l’ouvre vivement, et lit, avec stupéfaction, les lignes suivantes :
 

« Cher Maître,
 

J’accomplis, ici, le vœu d’une morte, qui vous a étrangement aimé. Elle m’a fait jurer de vous faire parvenir, le lendemain de sa mort, la peau des belles épaules que vous avez si fort admirées, le soir « des adieux, » a-t-elle dit, et son désir est que vous fassiez relier, dans cette peau, le premier exemplaire du premier ouvrage de vous, qui sera publié après sa mort.

Je vous transmets, cher Maître, cette relique, comme j’ai juré de le faire, et je vous prie d’agréer, etc.
 

Docteur V… »
 

À la lecture de ces lignes, une émotion profonde s’empara de M. X…, et des larmes silencieuses coulèrent lentement de ses yeux ; mais lorsque, le lendemain, il voulut, sans l’avoir ouvert, faire porter à un relieur de ses amis le funèbre cadeau, qui devait, sous son art, prendre la forme désirée, le paquet avait disparu…
 

*

 

Quelques mois après, à la date même de la soirée « des adieux, » M. X… trouva, un matin, dans sa riche bibliothèque, un joyau unique et précieux : c’était un bel in-octavo, finement relié en peau blanche, avec filets dentelés, et dont la tranche, bleu ciel, était parsemée d’étoiles d’or. Ce livre était le dernier publié par M. X… depuis la mort de la comtesse, et la peau humaine, admirablement travaillée, le recouvrait entièrement.

Le livre est toujours là, inaltéré, inaltérable, tandis que très certainement le corps de la morte est, depuis longtemps, retourné aux éléments.

Le vœu de la défunte était accompli : la dévouée compagne du savant avait déposé pieusement elle-même, dans la Bibliothèque de son mari, ce souvenir étrange et touchant, comprenant, une fois de plus, que la femme d’un homme célèbre doit admettre, sans jalousie, l’admiration parfois passionnée des autres femmes, qui n’est, en définitive, qu’un juste hommage rendu à la gloire de l’être qui a voué sa vie au progrès de l’humanité.
 

Mme CAMILLE FLAMMARION (1)

 
 

_____

 

(1) Cette curieuse histoire est extraite, avec l’autorisation toute particulière de l’auteur, d’un excellent périodique : l’Union de la Haute-Marne.
 

_____

 
 

(in L’Initiation, revue philosophique des Hautes Études, volume 18, sixième année, n° 5, février 1893 ; Jacques-Fabien Gautier d’Agoty, « Femme vue de dos, disséquée de la nuque au sacrum, » dite « l’Ange anatomique, » in Myologie complète en couleur et en grandeur naturelle, Paris : Gautier, 1746)