Massimo Bontempelli est un des écrivains les plus intéressants de la littérature italienne d’aujourd’hui. De formation universitaire, comme Pirandello et Panzini, il a résisté peu de temps aux contraintes du professorat ; journaliste, il a fait un grand tour d’Italie et un petit tour du monde. Il a été poète en trois ou quatre volumes de vers : depuis la classicisme le plus strict jusqu’au futurisme. Et, dans ses premiers romans, ironique et moqueur, trop attiré par les petits côtés des grandes questions. D’ailleurs, lui-même, au lendemain de la guerre, (et lorsqu’il avait déjà publié une quinzaine de volumes), a établi une division nette entre ses œuvres anciennes et son œuvre définitive.
Aujourd’hui, à 45 ans, il est pleinement maître de tous ses moyens, et son succès augmente toujours : spécialiste du conte, il aime décrire les aspects de la vie moderne, en les coloriant de lyrisme, jusqu’à atteindre un plan d’humanité – même en faisant la part de la bouffonnerie – assez angoissant, et bien compréhensible par ceux qui apprécient les paraboles des Sept Sages. Son style, très « puriste, » est une merveille pour le connaisseur italien, qui y voit on ne sait quels échos de l’Aretin ou de Casanova.
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Le bar est un endroit tragique. De même que dans les vestibules des palais royaux, décor des tragédies antiques, on ne peut pas s’asseoir dans les bars. Tout y est lisse, stratifié, osseux et livide. Grandes, les masses obtuses des machines pour fabriquer le café règnent monstrueusement, idoles luisantes pleines de bras qui, de temps à autre, soufflent et s’enroulent de fumées, comme des tripodes de pythies colériques ; lorsqu’elles s’apaisent, leurs calomnieuses convexités reflètent une humanité effrayée et chétive. L’odeur des alcools hallucine l’atmosphère ; du haut des étagères, d’hypocrites et bizarres couleurs empoisonnent les horizons. Là, s’entrechoquent les inquiétudes des hommes, se tissent les haletants prologues de drames qu’on ignore. Un jour de ma jeunesse, j’entrai dans un bar qui avait quatre machines à café ; une maigre fille de noir habillée se penchait à côté de chaque machine.
Un monsieur à chapeau melon entrait au-devant de moi ; et je le suivais. Le monsieur, arrivé au banc, commanda :
« Un café. »
Moi, qui survenais derrière lui, je dis :
« Pour moi aussi. »
Le monsieur au chapeau melon se retourna comme une vipère et me cria :
« Je vous défends de vous servir de ma commande ! »
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Pendant un instant, je demeurai terrifié.
Aussitôt, les quatre filles, derrière leurs machines, tombèrent toutes quatre amoureuses de l’homme au chapeau melon.
J’en conçus de la jalousie, et lui allongeai une gifle. En effet, les quatre filles se retournèrent de mon côté, et tombèrent amoureuses de moi.
Mais l’homme au chapeau melon ouvrit démesurément ses yeux, leva ses bras, et éclata en pleurs.
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Je me sentis envahi par une pitié infinie pour l’homme qui pleurait dans le bar. Il se serrait le visage entre ses mains ; les sanglots faisaient sursauter son chapeau melon. J’étais profondément repenti et affligé, et je ne savais pas comment le consoler. Les mains de la jeune fille préposée à la machine déposèrent sur le banc une tasse de café.
Pour me donner du courage, je la pris et l’approchai de ma bouche. Je me brûlai les lèvres. Je la lui offris alors, en lui disant avec commisération :
« C’est la vôtre, monsieur. »
La jeune fille était en train de déposer sur le marbre une deuxième tasse : c’était chronologiquement la mienne.
Cependant, la voix de l’homme, derrière ses mains frénétiques, sanglotait désespérément :
« Non… Non… »
Or, les quatre filles demeuraient perplexes, et exprimaient leur perplexité par un balancement rythmique des quatre têtes noires sur les quatre cous maigres. De mon autre main, je pris la seconde tasse.
Et, les deux tasses fumantes dans chaque main, je commençai à parler en ces termes :
« Monsieur, je suis une brute et vous de substance angélique. Si le plancher de ce bar était plus propre, je m’agenouillerais devant vous. Que l’agenouillement de toute mon âme vous suffise : je suis désolé. Je croyais que vous m’aviez offensé, tandis que c’est moi qui vous ai offensé. Je devais, je le sais bien, je devais commander le café pour mon propre compte, et ne pas me servir de votre commande pour l’exploiter indignement. Ai-je bien compris votre âme ? »
Il ôta ses mains de sa figure, qui apparut toute rayée par les larmes. Derrière ces rigoles luisantes, l’homme répondit :
« C’est ma destinée que d’être toujours exploité, par tout le monde. »
Il soupira, dans un gémissement. Les deux tasses tremblèrent d’angoisse entre mes mains. L’homme poursuivait :
« Je le sens, à tout instant du jour et de la nuit. Presque dans le sommeil même. Et je ne veux pas ! cria-t-il, je ne veux pas ! je veux être seul, ne servir que moi-même. Et au lieu de cela !… Ma mère n’a accouché de moi que pour se délivrer du poids qu’elle avait en dedans, et après elle s’est toujours vantée de m’avoir donné la vie. Depuis ce jour, ou, pour être plus exact, depuis le jour où j’ai commencé à marcher tout seul, chaque fois que je suis dans la rue, j’ai la sensation nette et intolérable qu’aussitôt quelqu’un se met derrière moi, toujours, pour marcher avec moins d’effort dans le sillon que je creuse dans l’air. Cela m’humilie et m’irrite. Et c’est le symbole de ma vie. Depuis ce jour lointain, je vous le dis, jusqu’à voilà cinq minutes, quand vous avez voulu vous épargner à mes dépens l’initiative de commander un café. Et il en sera toujours ainsi, je le sens, jusqu’à ma mort ; je ne mourrai pas pour me reposer ou pour me délivrer, mais pour donner ma place à quelqu’un : à l’infâme qui viendra habiter ma maison, au bandit qui me succédera dans mon bureau, car moi, monsieur, je suis commis d’ordre à la Députation provinciale. Et vous ?
– Moi, répondis-je en rougissant, j’écris des contes.
– Je connais le genre. Vous m’exploitez encore une fois, moi et notre rencontre, pour écrire un autre conte.
– C’est possible. Vous êtes une âme exquise, monsieur, une âme rare, une âme moderne, une âme symbolique ; non, laissez-moi dire tout simplement : une âme. Je manquerais déplorablement à mes devoirs personnels si je renonçais à esquisser le portrait de votre âme. Permettez-moi de vous offrir, à titre de mince compensation, ce café, qui sinon deviendra froid. »
L’homme au chapeau melon ébaucha un sourire de reconnaissance désolée, et avança sa main droite vers ma tasse gauche.
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Les quatre jeunes filles des machines suivaient, de la tête et des yeux, son geste.
Mais soudain, elles arrêtèrent yeux et têtes.
Parce que l’homme au chapeau melon avait, lui aussi, retenu à mi-route sa main qui allait se tendre vers ma tasse. Et après cet arrêt, son visage devint violet, puis fort pâle, et sa bouche hurla d’une voix suffoquée :
« Vous ne me donnez pas cette tasse pour me rendre service ; vous me la donnez pour vous en délivrer, car vous vous apercevez qu’un homme tenant une tasse de café dans chaque main, dans un bar, est ridicule. »
Tout se tut pendant un instant dans le bar ; une atmosphère de cauchemar l’envahit, ternit l’atroce éclat des quatre machines, sur le marbre, amincit les quatre figures des jeunes filles derrière les machines.
« Oui, continuait-il à crier, vous êtes ridicule, et je veux que vous restiez ridicule : là, comme ça ; oh ! loin de moi l’idée – quoique je sente un peu lourd mon estomac – de boire ce café pour vous rendre service, à vous. Restez ainsi, ridicule de cette façon, pendant toute l’éternité. »
Mais moi, je n’eus de perplexité que pendant une minute. Une décision eut tôt fait de mûrir au-dedans de moi ; je la réalisai sur-le-champ. C’est-à-dire que je bus le café droit, je bus ensuite le café gauche, et je déposai les deux tasses vides sur le marbre, devant notre jeune fille, en lui demandant d’une voix sereine :
« Combien ?
– Une lire vingt. »
Mon antagoniste trembla de toute sa personne.
« Pour ce qui est de vous, lui dis-je avec douceur, pour ce qui est de vous, monsieur, je vous prie d’accepter un conseil libéral : allez vous faire fiche. »
Lui, il avait ouvert deux ou trois fois sa bouche pour parler, mais des profondeurs de sa gorge n’arrivaient jusqu’en haut que quelques gargouillements suffoqués.
J’essayai de l’aider :
« Que voulez-vous me dire, monsieur ? »
Mon aide fut efficace.
« J’étais en train de chercher, répondit-il d’une voix changée, et comme infiniment malade et lointaine, j’étais en train de chercher quelle nouvelle exploitation de ma personne vous allez essayer, par vos derniers agissements, et par votre conseil même, dont je ne saisis pas la portée. Et je ne trouve pas. Comprenez-vous ? Je ne le trouve pas. Mais ne comprenez-vous pas ? Vous ne vous secouez pas ? C’est la première fois, la première en quarante années d’existence, en dix-neuf années de majorité, en quinze années d’emploi à la Députation provinciale, c’est la première fois que je ne parviens pas à interpréter la vexation que sans doute on est en train de m’infliger. Et cela me tue. C’est ma fin, monsieur : je sens que c’est l’heure de ma mort. Adieu, bar ; adieu, Députation provinciale ; adieu, lumière ; tout s’éloigne déjà, au-devant de mes yeux, dans un brouillard d’outre-monde. Mais, sachez-le, monsieur, je meurs de par vos coups ; sachez-le, ô quatre demoiselles, si je ne sors d’ici qu’à l’état de cadavre, la responsabilité doit en retomber sur ce monsieur, qui m’a ôté soudain la terre de dessous mes semelles, qui supprime ma raison quotidienne d’exister, qui m’enlève l’air que je respirais ; c’est lui ; c’est vous ! »
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Il ponctua son dire d’un si beau geste de ténor, qu’aussitôt les quatre jeunes filles, qui se balançaient depuis un long moment dans leur perplexité, retombèrent de nouveau toutes quatre amoureuses de lui, comme au début ; mais, cette fois-ci, si violemment qu’elles en conçurent de la pudeur : elles voulurent le cacher ; et pour ce faire, de toutes leurs forces, elles s’appuyèrent sur les manivelles opaques et les pressèrent, si bien que de subits jets de vapeur en jaillirent, qui, sifflant tels des dragons, eurent tôt fait d’étaler d’orageux nuages tout autour des machines, et des visages et des personnes, et de tout le comptoir ; et gagnant toujours de l’espace, ces horribles nues pleines de hurlements et de cris débordèrent vers le bas de la salle, et bientôt enveloppèrent le malheureux (qui disparut de mon regard comme si l’orage embrasé l’avait avalé), puis montèrent vite jusqu’au plafond ; et je ne vis désormais que cette fumée menaçante et énorme qui maintenant s’élevait au-dessus de mes yeux, pareille à une muraille mouvante, et semblait nourrir l’intention d’avancer vers moi, et ses entrailles étaient pleines de bruissements, et de sa surface rayonnaient étincelles et menues langues de feu.
Pour me donner une contenance, je m’approchai sans bruit de l’une de ces langues, et, avec beaucoup de circonspection, j’y allumai ma cigarette ; puis, en reculant tout doucement, je gagnai la porte de sortie du bar pathétique comme si rien ne s’était passé ; et jamais je n’ai eu l’occasion d’y retourner.
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(Massimo Bontempelli, traduit de l’italien par Ph. Datz et N. Frank, « Nos Contes inédits, » in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, cinquième année, n° 192, samedi 19 juin 1926 ; Pablo Picasso, « Deux Femmes au bar, » huile sur toile, 1902)