L’intérêt qui s’attache à tout ce qui touche la brillante mais malheureuse carrière d’Oscar Wilde semble grandir avec les années. Dans l’article qui va suivre, M. Arthur Ransome (1) raconte en détail les différents séjours que Wilde fit en France, ce pays qui lui était si cher et dont il aimait tant les habitants, avec lesquels il se découvrit de si profondes affinités.
Lorsque le poète sortit de prison, il alla s’installer au bord de la mer, dans un village appelé Berneval à huit milles environ de Dieppe où il passa en paix bien des jours heureux, en compagnie d’Ernest Dowson et d’autres amis qui venaient de temps en temps le voir. Il a laissé à Berneval la réputation d’un homme affable et généreux qui aimait beaucoup à prendre des bains de mer et à faire des promenades solitaires sur la plage. Et c’est ainsi qu’à cette localité peu connue jusqu’ici des Anglais s’attache désormais pour toujours le nom de l’un des plus grands génies que l’Angleterre ait jamais produits.
*
Je n’ai nullement l’intention, dans cet article, d’étudier l’œuvre de Wilde ni de faire la psychologie de cet auteur. Je me contenterai d’essayer de montrer combien Paris a été intimement lié à sa vie et de répéter, en anglais, quelques anecdotes que racontent encore les Français qui se souviennent de lui. Je voudrais aussi, en passant, redresser une erreur de fait dans laquelle est tombé même le plus compétent des biographes anglais de Wilde, sur la foi d’un renseignement exact en lui-même mais mal interprété.
Les rapports d’Oscar Wilde avec Paris se divisent en trois périodes : avant, pendant et après son emprisonnement. Il avait voyagé en France dans son enfance et il avait acquis en grandissant une connaissance très suffisante de la langue française ; il écrivit The Sphinx à Paris, en 1874, et, dix ans plus tard, au mois de mai, il vint y passer sa lune de miel. Il devint presque un écrivain français et quand le censeur refusa d’autoriser Sarah Bernhardt à jouer Salomé, dont les répétitions avaient déjà commencé au Palace Theatre, il menaça de changer de nationalité. Il se sentait toujours at home à Paris et c’est là qu’il mourut.
C’est sur l’horizon de cette ville, plutôt que sur celui de Londres, que se détache le drame de sa vie, drame simple, qui est maintenant assez éloigné pour que nous puissions en voir toutes les phases – les débuts de ce jeune homme gai et exubérant, ses heures de gloire à l’époque où il pouvait dire avec Traherne : « J’étais aussi élevé et aussi grand que les Rois sur leur trône : toutes les choses m’appartenaient, » la catastrophe qui provoqua chez Wilde une renaissance momentanée de son talent, enfin sa déchéance et sa fin obscure.
L’homme qui portait un soleil.
Bien avant de se faire apprécier du grand public, Wilde avait projeté sur l’écran de la renommée, qu’observent les badauds, une flamboyante caricature de lui-même. Cela d’abord l’amusait, puis c’était un moyen de se faire connaître et de devenir célèbre.
Son essai sur Wainwright, qui fait encore frémir ceux qui connaissent l’histoire de l’auteur et celle de son sujet (il s’agit de l’essai intitulé : Pen, Pencil and Poison) contient un passage descriptif qui pourrait, presque sans modification, lui être appliqué : « Comme Disraeli, il décida qu’il étonnerait la ville par son dandysme et ses belles bagues, son camée ancien monté en épingle de cravate, ses gants de peau couleur jaune citron devinrent célèbres ; Hazlitt considérait même cette parure comme la manifestation d’un nouveau genre littéraire ; d’autre part, ses longs cheveux bouclés, ses beaux yeux et ses délicates mains blanches lui donnaient la dangereuse et délicieuse distinction d’être différent des autres. »
Wilde possédait aussi cette distinction et il l’accentuait. Il se faisait remarquer par sa façon de s’habiller avant qu’il se fût fait connaître par son génie et il agitait sous les yeux de la multitude stupide les grelots de son excentricité toujours décorative. Il se créa à lui-même une légende dont il n’eut garde de ne pas profiter lorsqu’il vint à Paris à l’époque de ses succès.
Stuart Merrill écrivit dans un journal français : « Certains conducteurs de hansom-cabs assurent même qu’ils l’ont vu se promener vers l’heure où sortent les chats et les poètes, avec un énorme lis à la main, » et il ajoutait « Oscar Wilde récuse, comme à regret, leur témoignage, en répliquant que la légende est souvent plus vraie que la réalité. » Déjà, en 1883, quand il était venu à Paris après sa tournée de conférences en Amérique, il portait une canne ornée de pierres précieuses, en imitation de la canne qu’aimait Balzac parce qu’elle faisait, ainsi que son propriétaire, l’objet des conversations de toute la ville. En 1891, lorsqu’André Gide fit sa connaissance, « certains le comparaient à un Bacchus asiatique, d’autres à un empereur romain, d’autres à Apollon lui-même. » Wilde était « l’homme qui se promène dans les rues un soleil à la main, » et tout le monde voulait le voir ou tout au moins regarder le soleil. Il était aussi « l’homme qui fume des cigarettes à bout doré, » ce qui était alors un luxe inouï à Londres et étonnait encore plus à Paris où les bureaux de tabac ne vendaient pas encore les petites boîtes de Muratti à côté des paquets de cigarettes de l’État.
Wilde devint célèbre comme causeur. André Gide a écrit, en parlant d’un dîner auquel il assistait : « Nous étions quatre, mais Wilde fut le seul qui parla. » Il donnait le ton à la discussion. Il s’était exercé à adapter sa conversation aux différents milieux qu’il fréquentait, mais quelquefois il allait trop loin. Il existe encore à Paris des légendes qui font de lui un homme à large carrure, trop plein de confiance en lui-même, et dont la conversation était très décevante. Certaines personnes trouvaient de mauvais goût sa préoccupation de faire frémir et d’amuser son auditoire. Cependant, il lui arrivait rarement de commettre des maladresses et il a laissé, chez la plupart de ceux qui l’ont connu, le souvenir d’un convive agréable qui charmait autant par le rayonnement de sa personnalité que par sa conversation.
Un dîner désagréable.
On a beaucoup parlé de ces dîners dont Wilde était l’âme. Qu’on me permette de rappeler ici une de ces agapes qui fut pour lui l’occasion d’une déconvenue, parce qu’il n’y retrouva pas son succès habituel. Parmi les amis de Wilde, se trouvait le Grec Jean Moréas, dont la mort, survenue le 30 mars dernier, a privé la littérature française d’un de ses meilleurs poètes. Ils dînaient souvent ensemble et ils fréquentaient un café situé près de l’Odéon, en face du jardin du Luxembourg, et qui, depuis, est devenu un bureau de tabac. Leurs jeunes admirateurs se plantaient sur le trottoir pour voir se profiler sur les fenêtres de ce café les silhouettes des deux maîtres.
Moréas avait fondé l’École Romane, école poétique qu’Anatole France, qui le comparait à Ronsard, appelait la Nouvelle Pléiade. Alors que Wilde était à l’apogée de sa gloire, Moréas donna un dîner assez cérémonieux, auquel assistaient, outre lui-même et Wilde, Raynaud, La Tailhède et Du Plessys, trois de ses disciples, et Stuart Merrill, à qui nous devons l’anecdote qui va suivre. Ce n’était plus du tout le dîner à quatre où Wilde était le seul causeur.
« Au dessert, Wilde pencha son grand corps vers Moréas et lui demanda de dire quelques vers. « Je ne dis jamais de vers, répondit Moréas, mais si cela peut vous faire plaisir, notre ami Raynaud va nous dire quelque chose. » Raynaud se leva et, appuyant ses redoutables poings sur la table, annonça : « Sonnet à Jean Moréas… » Nous l’applaudîmes, puis Wilde insista de nouveau auprès de Moréas pour qu’il récitât quelque chose. « Non, répliqua-t-il, mais notre ami La Tailhède… » À son tour, La Tailhède se leva et, après avoir fixé son monocle, il lança d’une voix claire : « Ode à Jean Moréas. » Wilde devenait visiblement énervé du culte que l’École Romane rendait à son chef ; malgré tout, par politesse, il continua à insister. « Du Plessys, dites-nous donc vos derniers vers, » commanda le maître. Sautant sur ses pieds, Du Plessys claironna « La Tombe de Jean Moréas. » Oscar Wilde, choqué, conquis, dérouté, lui qui imposait le silence autour de lui dans les salons de Londres, demanda son chapeau et son manteau et s’enfuit dans la nuit. C’était certainement la première fois que tous les coups d’encensoir qui se donnent autour d’une table ne lui avaient pas été réservés. »
Cette histoire, lue telle quelle, donne l’impression d’une animosité railleuse qui était bien loin de la pensée de celui qui la raconte. Il est bon de se rappeler que Stuart Merrill non seulement aimait assez Wilde pour ne pas se moquer de lui, mais qu’il fut aussi le promoteur de la pétition en faveur de la libération de Wilde que l’on fit circuler à Paris quelques années plus tard.
Wilde et ses contes de fée.
À cette époque, Wilde préférait raconter des histoires que de causer. C’étaient des contes féeriques tels que « Le pêcheur et son âme » ou des apologues comme « Narcisse. » En 1894, quelques-uns de ces apologues furent publiés dans la Fortnightly Review et tous ceux que Gide cite dans son petit livre parurent dans cette revue. Je soupçonne que lorsque Gide les entendit raconter, ils avaient déjà été composés sur le papier et que, quelque remarquable que fût sa facilité d’improvisation en anglais, Wilde ne voulut pas tenter la même expérience en français.
Stuart Merrill, le poète franco-américain, qui a raconté l’anecdote du dîner en compagnie des disciples de Moréas, se rappelle le rythme lent et sonore de ces contes et la voix profonde et musicale du narrateur. André Gide, dont l’étude sur les contes de Wilde est la meilleure qui ait été publiée, montre un peu trop de réticence. J’ai entendu dire que le récit de Wilde constituait le leitmotiv d’une mélodie qui était accompagnée par Gide, alors très jeune et très impressionnable, sanglotant bruyamment dans son assiette. Ce détail est tout à l’honneur de M. Gide et il est regrettable qu’il n’ait pas jugé à propos de le rappeler lui-même. Il est triste aussi de constater que Pierre Louÿs, dans un article superbe paru dans Vers et Prose, ait été obligé de lui rappeler son silence désespéré en présence de Verlaine, lors de la visite que les deux jeunes écrivains d’il y a vingt ans allèrent rendre au vieux mécréant, à l’hôpital. Théophile Gautier dut s’asseoir sur l’escalier, tellement ses genoux tremblaient, quand un ami l’amena chez Victor Hugo pour le présenter au poète. Le récit de telles émotions est tout à l’honneur de ceux qui les ont ressenties.
Le français fantastique de Wilde.
Les avis diffèrent quelque peu au sujet de la connaissance que Wilde possédait de la langue française. Il ne la possédait pas si bien, par exemple, que M. Arthur Symons qui, au dire de tous les Français, peut parler pendant une heure sans qu’il soit possible de soupçonner qu’il n’est pas un de leurs compatriotes. André Gide dit qu’il possédait admirablement le français, mais qu’il prétendait être obligé de chercher les mots qu’il désirait faire attendre à son auditoire. Il n’avait presque pas d’accent, ou tout au plus ce qu’il lui plaisait d’en garder pour donner à sa conversation quelque chose de piquant et d’étrange. Il prononçait, par parti pris, scepticisme, skepticisme. D’un autre côté, Stuart Merrill écrit qu’il parlait français avec une fantaisie qui, bien qu’amusante en conversation, aurait produit une impression déplorable sur la scène. Par exemple, un des contes de Wilde se termine par ce délicieux spécimen de ce que du Maurier appellerait presque de l’Inglefrank : « Et puis, alors, le roi il est mouru. »
Une tragédie littéraire.
Il est bon d’avoir tous ces détails présents à l’esprit, maintenant que la question se pose de savoir comment fut composée Salomé. La tragédie de Salomé et le poème intitulé The Sphinx furent, comme bien d’autres œuvres de Wilde, écrits à Paris. The Sphinx, qui fut sans doute écrit dès 1874, à l’Hôtel Voltaire, et fut publié, avec de nombreuses retouches, en 1894, est dédié à Marcel Schwob, qui devait plus tard être chargé de relire les épreuves de Salomé, fait qui a donné naissance à l’erreur que j’ai déjà mentionnée. Marcel Schwob était un écrivain d’esprit critique très subtil et d’une grande érudition, qu’une fin précoce empêcha de mettre la dernière main aux travaux qu’il avait entrepris pour éclaircir les ténèbres qui enveloppent encore la littérature du XVe siècle. Il avait passé plusieurs années à préparer une biographie de Villon et il semblait que la documentation très complète de cet ouvrage allait dissiper en partie le mystère qui entoure la vie du poète vagabond. Il paraissait certain, du moins, que sa personnalité finirait par être un jour expliquée. La mort de Schwob le fit retomber dans l’obscurité. Les livres sont parfois, comme les hommes, victimes de tragédies et il est assurément tragique que les notes de Marcel Schwob, qui constituent tous les matériaux de son ouvrage, aient été écrites d’une façon intelligible pour lui seul et ne soient plus ainsi pour nous qu’un grimoire indéchiffrable. Marcel Schwob, qui était intimement lié avec Wilde, relut les épreuves de Salomé quand cette pièce fut donnée à l’impression et il ne trouva à y faire que deux corrections. Ce fait est parfaitement exact, mais on en a tiré de fausses déductions. Les corrections sur les épreuves ont pu être précédées de corrections sur le manuscrit. Salomé fut écrite à Paris, en français, mais non pas dans le style du texte actuel ni dans celui du texte que Marcel Schwob corrigea avant de l’envoyer à l’impression. Le style de Salomé n’est pas celui d’un Français, mais il est meilleur que celui de Wilde dont les fantaisies de langage auraient produit un tout autre effet dans un livre que dans une conversation. Il vaut la peine, je pense, d’examiner les faits.
Par qui fut composée Salomé ?
Voici, en réalité, ce qui s’est passé, ainsi que le reconnaissent aujourd’hui à Paris les personnes qui ont nécessairement connu la vérité, à l’époque de la composition de Salomé. Wilde écrivit la pièce en français, en français tel qu’il le parlait, peut-être même plus négligé. Il l’écrivit rapidement et sans retouches, et il lui arriva de se servir d’expressions que l’on n’emploie qu’en conversation.
Il porta son travail à Stuart Merrill et le pria de l’aider à corriger les fautes accidentelles qui pouvaient déparer son œuvre.
Merrill corrigea le style, en éliminant par exemple des conjonctions comme « enfin » qui se représentaient trop souvent. Presque toutes les tirades, dit-il, commençaient par « enfin. » Wilde, écrivant rapidement sa tragédie dans une langue étrangère, se servait naturellement des transitions les plus commodes qu’il pouvait trouver pour donner une forme à sa tragédie en jetant ses idées sur le papier. « Enfin » est un moyen facile de passer d’une idée à une autre. Il se servait de ce mot pour aller plus vite, en se disant qu’il ne serait pas difficile de le supprimer quand il relirait son travail. Mais Stuart Merrill, bien qu’il soit l’un des poètes les plus délicats de la France contemporaine, est américain de naissance. Ce fut peut-être pour cette raison que Wilde se méfia de ses corrections. Il emporta sa pièce et la remit, sur le conseil de Merrill, à Adolphe Retté, qui était alors un symboliste et un anarchiste, et qui est devenu depuis poète de la nature et catholique. Retté continua le travail de révision. Ce fut alors probablement que la pièce fut lue au Théâtre de l’Œuvre (qui s’appelait à l’origine Théâtre d’Art) devant mon excellent ami Paul Fort, fondateur de ce théâtre où elle devait être jouée dans la suite. Elle ne fut pas représentée à cette époque, et Wilde en vint à perdre confiance dans les critiques de Retté, comme il l’avait fait pour celles de Merrill, et il porta la pièce à Pierre Louÿs, le célèbre auteur d’Aphrodite qui, comme dit Merrill, « lui donna la dernière touche. » Elle fut enfin publiée simultanément à Paris et à Londres par la « Librairie de l’Art indépendant » et par MM. Elkin Mathews et John Lane. Ce fut alors qu’en relisant les épreuves, Marcel Schwob y fit ses deux corrections. Telle est, autant qu’il m’a été possible de la reconstituer, la véritable histoire de la composition et de la révision de Salomé.
Pétition en faveur de la libération de Wilde.
Salomé fut publiée en 1893. La première période, la période flamboyante et magnifique des séjours de Wilde à Paris, touchait à sa fin. La seconde période commença avec son incarcération à la prison de Reading. La nouvelle de sa condamnation excita une profonde émotion à Paris. À aucune époque de sa vie, il ne trouva en France des amis plus sincères et de plus fervents admirateurs, bien qu’à Paris, comme à Londres, beaucoup de personnes auxquelles il avait rendu service n’aient pas attendu, pour le renier, que le coq eût chanté deux fois. Nombreux furent ceux qui, n’étant pour lui que des connaissances à l’époque de sa prospérité, devinrent ses amis dans l’adversité, et ils entreprirent une chevaleresque mais inutile campagne pour obtenir sa libération. Merrill et Deschamps, ignorant que nos lois étaient immuables et oubliant que les Anglo-Saxons ont au moins un trait commun avec l’Orient, c’est qu’ils ressemblent aux Mèdes et aux Perses, rédigèrent une pétition en faveur de Wilde :
1° « Au nom de l’humanité, parce que les témoins officiels et autres sont d’accord pour déclarer que M. Oscar Wilde est gravement malade ;
2° Au nom de l’art, parce que s’il disparaissait, sa mort priverait les Lettres d’œuvres dont la valeur est suffisamment garantie par le passé littéraire de l’auteur. »
La mise en circulation de cette pétition suscita des réponses curieuses de la part de certains hommes de lettres à ceux qui les sollicitaient de signer. Sardou, le vaudevilliste à la mode, déclara : « C’est une boue trop immonde pour que je m’en mêle, de quelque façon que ce soit. » Alphonse Daudet manifesta le désir de savoir dans quelle compagnie on lui demandait de protester. Zola insinua que c’était un procédé de réclame auquel il préférait ne pas prêter son nom. Les jeunes écrivains, parmi lesquels plusieurs sont devenus fameux depuis lors et commençaient déjà à se faire connaître, tinrent à honneur de signer.
On ne crut pas d’abord à sa culpabilité.
Ceux qui avaient connu Wilde à Paris ne pouvaient pas croire qu’il se fût rendu coupable du crime pour lequel il avait été condamné. Ils se rappelaient cet homme qui leur avait raconté des contes dans un dîner, cet homme qui se faisait remarquer par sa politesse dans un pays aussi poli que la France, cet homme à la bonté duquel bien des gens pouvaient rendre témoignage, cet homme qui ne pouvait écouter sans dégoût les conversations grivoises qui suivent généralement un bon repas. Le procès et son dénouement leur firent l’effet d’un cauchemar fantastique. Quand les indiscrétions de ses amis les eurent convaincus de la vérité, ils répliquèrent immédiatement qu’il était vrai aussi que Wilde était fou, qu’il existe peu de gens qui ne fussent atteints d’une folie particulière, et qu’il n’y avait pas de lois pour les hommes de génie. Henri de Régnier, le poète et romancier, qui venait d’être élu membre de l’Académie française, prit avec éloquence la défense de Wilde, mais en vain. Merrill et Deschamps étaient infatigables, mais leurs efforts restèrent sans résultat. Le Théâtre de l’Œuvre représenta Salomé avec Lugné-Poë dans le rôle d’Hérode, et Wilde écrivit de sa prison : « C’est pour moi une consolation de penser qu’au moment où je suis plongé dans la honte et le mépris, je suis encore considéré comme un artiste : je souhaiterais en ressentir plus de plaisir, mais il me semble que je suis mort à toutes les émotions, excepté à l’angoisse et au désespoir. Pourtant, je vous prie de faire savoir à Lugné-Poë que je suis sensible à l’honneur qu’il m’a fait. Il est lui-même un poète. » À cette époque où les journalistes anglais ne cessaient de l’insulter que pour ne pas avoir à prononcer son nom, où toutes les mères, en Angleterre, défendaient qu’on parlât de cet homme et de ses œuvres, où les admirateurs de ses livres cachaient leur prédilection comme un culte honteux, s’il y a quelque chose de vrai dans ce dicton que l’on est là où l’on vous aime, on peut dire véritablement qu’Oscar Wilde était à Paris.
La trachéotomie fatale.
Dès que Wilde fut sorti de prison, il traversa la Manche pour se rendre à Dieppe et il alla s’établir à l’auberge sous le nom de Sébastien Melmoth, dans le petit village de Berneval. André Gide alla l’y voir et il a noté une conversation remarquable qu’il eut avec Wilde, et au cours de laquelle ce dernier exposa, aussi nettement que dans son De Profundis, comment il concevait l’organisation de son existence. « La prison m’a complètement changé, dit-il. Je comptais qu’elle produirait cet effet sur moi… On ne doit jamais recommencer la même existence… Ma vie est comme une œuvre d’art ; un artiste ne recommence jamais la même chose… à moins qu’il n’ait pas réussi. » Et il ajouta : « Le public est terrible ; il ne connaît un homme que par ses derniers actes. Si je retournais maintenant à Paris, on ne verrait en moi que le condamné. Je ne tiens pas à reparaître avant d’avoir écrit une pièce. Jusque-là, il faut que l’on me laisse en paix. »
À Berneval, il loua un petit chalet et il écrivit The Ballad of Reading Gaol. Il n’arriva pas cependant à écrire sa pièce, bien qu’il eût trouvé deux sujets pendant son séjour en prison.
Tout le monde l’aimait. Le curé lui offrit une place à l’église dans le chœur et il sentait que le village l’avait adopté. Il s’aperçut que les douaniers s’ennuyaient et il leur prêta les romans de Dumas père. À l’occasion du Jubilé de la Reine en 1897, il donna une fête à laquelle il invita quarante élèves de l’école avec l’instituteur. C’est ainsi qu’un homme qui reprend ses forces à la suite d’une opération s’intéresse, dans ses hallucinations, à des choses insignifiantes.
Wilde avait, en effet, subi une double opération très grave, et qui avait réussi : on lui avait fait une trachéotomie et on lui avait ouvert le crâne et enlevé une partie du cerveau. Pendant quelque temps, il put se faire croire à lui-même que tout irait bien, qu’il allait pouvoir écrire une pièce, partir pour Paris et « être de nouveau le Roi de la Vie. » Mais sa volonté n’existait plus. Il ne pouvait plus faire que des projets et il vint à Paris sans avoir écrit sa pièce.
« Je me sens si seul. »
Ses amis firent tour à tour tous leurs efforts pour lui rendre la confiance en lui-même. Stuart Merrill donna un dîner en son honneur, mais plusieurs invités ne vinrent pas et leur abstention causa peut-être plus de peine à Wilde que si le dîner n’avait pas eu lieu. Il est dur pour un roi de perdre son rang et Wilde avait perdu le pouvoir de régner. Il lui fallait toujours tout ou rien et, lorsque plusieurs de ses connaissances lui eurent fermé leur porte, il ne voulut plus aller voir personne, de peur d’essuyer encore de pareilles humiliations.
Gide et un de ses amis passèrent un jour devant la terrasse d’un café où Wilde était attablé. Il les arrêta et commanda des consommations pour eux, et comme Gide était assis en face de lui, le dos tourné aux passants, il le pria de s’asseoir près de lui. « Oh ! lui dit-il, asseyez-vous ici, près de moi. Je me sens si seul en ce moment. » Quand il s’agit de payer les consommations, il s’aperçut qu’il n’avait pas de quoi les régler.
« Afin de finir ma semaine. »
Malgré sa pauvreté, car, bien que sa famille lui servît une pension, il était souvent sans argent (Merrill a conservé une lettre pathétique dans laquelle il lui demandait une petite somme « afin de finir ma semaine »), il refusa de tirer aucun profit de sa condamnation. Fernand Xau lui offrit de lui donner un article hebdomadaire. Celui qui transmit cette offre à Wilde eut l’imprudence de lui dire « après le bruit qu’a fait votre condamnation, vous êtes sûr d’avoir beaucoup de succès. » Wilde se redressa et répondit : « Merci. Les succès que j’ai eus avant ma condamnation me suffisent. »
Il fit des séjours en Italie, en Suisse, dans le Midi de la France, mais il revenait toujours à Paris. Pendant l’exposition, il avait pris l’habitude de passer deux ou trois soirées par semaine au Champ-de-Mars. Paul Fort et Mme Fort (la Suzon des « Ballades »), qui l’accompagnaient quelquefois dans ses visites à l’exposition, ont les larmes aux yeux lorsqu’ils parlent de lui. Wilde leur paraissait très doux ; il n’avait pas l’air malheureux extérieurement et il s’intéressait à tout. Cet homme avait, ils le sentaient, laissé monter à la surface ce qu’il y avait de profond en lui.
Il n’avait plus « les moyens de vivre. »
Il mourut le 30 novembre 1900. Deux ans auparavant, il avait été expulsé d’un hôtel parce qu’il ne pouvait pas payer sa note et le propriétaire de l’Hôtel d’Alsace, 13, rue des Beaux-Arts, l’avait recueilli, avait payé ce qu’il devait et retiré ses bagages. Il s’établit à demeure dans cette maison où il resta jusqu’à ce qu’il mourût, n’ayant plus, comme il dit, les moyens de vivre. Sa santé s’affaiblit ; il se mit à boire et aggrava son état. M. Robert Ross le soigna et amena près de lui un prêtre pour l’aider à mourir. Il se fit que ni lui ni aucun autre ami intime de Wilde ne se trouvait auprès de ce dernier quand il mourut. Paul Fort vint le voir quelques instants avant sa mort et il revint alors qu’il avait rendu le dernier soupir. Il a décrit le petit hôtel aux pièces étroites et aux corridors sombres, la chambre, remplie de l’odeur des antiseptiques, où gisait le corps de Wilde. Il fut l’un des rares amis qui suivirent son cercueil.
À travers ce Paris où Wilde était apparu dans toute sa gloire, pareil à un empereur romain ou à un Bacchus asiatique, ses restes passèrent suivis d’un cortège lamentable. Parmi ceux qui emplissaient les deux voitures qui composaient ce cortège, plusieurs retournèrent à leurs affaires avant d’arriver au cimetière. Les cloches restèrent muettes. Aucune draperie funéraire n’ornait le portail de l’église et le corps fut introduit par une porte latérale. Quand Wilde arriva à Paris, son nom, sur les boulevards, était dans toutes les bouches. Quand il quitta Paris pour la dernière fois, son départ passa presque inaperçu. Un sergent de ville salua majestueusement le cercueil ; il ne savait pas quel était le personnage que l’on conduisait ainsi à sa dernière demeure. Wilde fut enterré au cimetière de Bagneux, le 3 décembre 1900. Le 20 juillet 1909, son cercueil fut transporté au Père-Lachaise où un monument, que vient de commencer M. Jacob Epstein, sera prochainement élevé sur sa tombe.
_____
(1) Traduit de T. P.’s Magazine, publié par T. P. O’Connor, 5, Tavistoc Street. Londres W. C, en fascicules mensuels illustrés au prix de 0,75 fr. le numéro.
_____
(Arthur Ransome, in Le Monde, encyclopédie mensuelle illustrée. Anthologie des revues de tous les pays, première année, n° 5, octobre 1911. Cet article, « Oscar Wilde in Paris, » est initialement paru dans The Bookman [New York], trente-troisième année, n° 3, mai 1911 ; il a été repris dans le T. P.’s Magazine [Londres], en juin 1911. Illustration : G. E. H., « A Thing of Beauty not a Joy forever. Rise and Fall of a « Vera » Wilde Æsthete, » caricature parue dans The Judge, 1882)