Vers le milieu de l’après-midi, le brave homme qui portait mon carnier me conseilla :

« À cette heure, je crois que nous aurons plus court de descendre sur les marais, vers les bois. »

Je n’avais jamais chassé sur le terroir de Cormonville, et ne pouvais mieux faire que suivre aveuglément les indications de mon guide.

L’homme s’était arrêté et délibérait, plongeant dans le vallon le regard de ses yeux bleus.

« Le mieux, dit-il, c’est de longer le « horle, » et puis donc d’attraper la queue du boqueteau d’en haut, pour nous bas-couler jusqu’au bois de la Tour Eiffel.

– Allons !… Mais, dites-moi, qu’est-ce que la Tour Eiffel vient faire ici ?

– Je vais vous dire. C’est là que Bridoux a vu la Tour Eiffel… Ça peut vous paraître extraordinaire. Du reste, quand Bridoux a raconté son histoire, personne ne voulait le croire. »

Mon pointer croisait devant nous, affairé, le nez haut. Très loin, au bout d’une luzerne qu’il battait, une compagnie de perdreaux s’enleva et fila silencieusement le long de la pente. Une patte levée, le chien déçu les regarda s’enfoncer vers les creux.

« Alors, repris-je en dissimulant combien j’avais hâte de connaître l’histoire de Bridoux, alors vous dites que quelqu’un a vu la Tour Eiffel ici-même ?

– À l’œil nu, monsieur. Bridoux, c’est un des meilleurs fusils de Cormonville. Vous pourrez lui rendre visite, il est encore existant.

– Inutile. Racontez, vous ! Bridoux était donc à la chasse…

– Oui. C’était à l’automne, au soir. Il traversait le bois pour aller se mettre à la rattente, quand tout à coup, comme il contournait le marais, il a vu la Tour Eiffel en face de lui. Une supposition qu’elle aurait été à quatre ou cinq cents mètres de là, plantée donc sur le versant ! Et Bridoux voyait aussi le reflet de la Tour, dans l’eau du marécage…

C’est le même soir, à l’auberge, qu’il est venu, tout éberlué, nous conter ça. On l’a blagué ; pas toujours de bon cœur, parce qu’on pensait qu’il avait eu je ne sais quoi au cerveau. Il s’est bien aperçu que personne ne le prenait au sérieux, et il répétait en se fâchant :

« Je vous dis que j’ai vu la Tour Eiffel, nom de Zo ! Pendant une bonne minute au moins ! Elle était comme dans un brouillard. Je me suis arrêté pour la regarder, stupéfait de surprise, comme de juste. Et puis elle s’est effacée, et il n’y avait plus rien devant moi, que les arbres et le vallon. »

Les uns se taisaient. D’autres ricanaient en dessous et se jetaient des regards. Bridoux était très rouge.

« Je ne suis pas fou, tout de même ! qu’il s’entêtait. Je l’ai vue, là, comme je vois le billard et l’horloge, et vous tous qui vous fichez de moi, tas de feignants ! »

Là-dessus, voilà l’instituteur qui entre.

On lui crie :

« Hé, dis donc, Sulfart, il y a Bridoux qui a vu la Tour Eiffel dans les bois communaux ! »

Je ne sais pas pourquoi, tout le monde s’est mis à rigoler. C’était plus fort que nous, à cette heure. Et Bridoux le prenait de travers. Il tapait sur les tables. Il roulait des yeux mauvais.

« Oui, je l’ai vue ! Et je ne suis pas un menteur ! Et je la connais, je pense, la Tour Eiffel ! je vais assez souvent à Paris pour voir Ernest ! »

Il faut que vous sachiez : Ernest, c’était son fils, qui faisait l’étudiant à l’École de droit.

« Décrivez-moi exactement ce que vous avez observé, » lui dit Sulfart.

Bridoux recommença son histoire. L’instituteur hochait la tête ; il réfléchit quelques instants.

« Eh bien ! mais cela ne peut être qu’un mirage, Bridoux. Êtes-vous certain que c’est l’eau du marais qui reflétait l’image renversée de la Tour ?

– Il m’a semblé. Je n’en jurerais pas.

– C’est un mirage, évidemment, comme on en voit dans le désert. Le phénomène est singulier. C’est la première fois que j’entends parler d’un mirage dans notre région, mais je n’aperçois pas d’autre explication. »

Sulfart, l’instituteur, est un homme froid, sérieux. Nous l’examinions, pour tâcher de savoir s’il parlait sincèrement ou s’il faisait semblant de croire à ce prodige. Mais rien ne pouvait nous faire supposer qu’il jouât la comédie.

Bridoux triomphait. Il était soulagé.

« Je savais bien, bon Dieu ! Je savais bien ! »

Et Sulfart se mit à nous expliquer des choses sur l’Afrique et les mirages, comment des paysages, qui se trouvent très loin, apparaissent dans le ciel, rapport à des couches d’air qui n’ont pas la même température. Vous, monsieur, vous devez connaître…

Maintenant, vous dire que tout un chacun était convaincu, non. Ce qui se passe en Afrique et ce qui se passe en France, ça fait deux. Ou alors il faudrait admettre que Bridoux ou n’importe quel citoyen serait dans le cas de débusquer un lion ou un chacal en chassant au bout du fusil comme voilà vous !

Et le plus beau, c’est que c’est probablement nous qui étions dans le vrai. Et le plus inimaginable, c’est que la vraie vérité était peut-être plus étonnante encore que Sulfart ne le supposait. Oui.

Tout à l’heure, je vous parlais du « lendemain. » Savez-vous ce que Bridoux a reçu, le lendemain ? Un télégramme. Et savez-vous ce qu’il y avait sur le journal, le lendemain ? Devinez ! Nous en sommes restés comme foudroyés. À l’heure même où l’apparition s’était produite, monsieur, à l’heure même, le fils Bridoux, Ernest, le Parisien, était monté au premier de la Tour, et, de là, il s’était précipité dans le vide. Le journal avait imprimé « désespoir d’amour. »

Maintenant, assez causé. Méfiez-vous. Suivez la bordure. Je vas passer dans le bois avec le chien. Tiens ! Un lièvre ! Tirez donc ! Mais tirez donc !… Manqué. Vous l’aviez à belle pourtant. C’est-il que je vous ai distrait avec mon bavardage ? »
 
 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-cinquième année, n° 16323, mardi 27 novembre 1928)