Le voyageur s’approcha de l’espèce de comptoir derrière lequel Mlle Charlotte Ducatier mettait ses écritures à jour. Il posa par terre ses deux valises.

« Je voudrais, dit-il, une chambre, jusqu’à demain matin.

– Très bien, monsieur. Le six. Au premier étage. Voulez-vous remplir votre fiche ? »

Pendant que l’homme écrivait, Mlle Charlotte décrocha une clef du tableau qui montrait vingt-cinq crochets numérotés, et elle s’adressa, sans élever la voix, à quelqu’un qu’on ne voyait pas :

« Père, veux-tu conduire Monsieur au six ? »

Sur quoi, M. Ducatier apparut, empressé, poli, soulevant son béret à l’adresse du nouveau venu. Il s’empara des valises.

« Par ici l’escalier, monsieur. »

Ils montèrent, l’un derrière l’autre. Mlle Charlotte, restée seule, ne jeta qu’un coup d’œil indifférent à la fiche que le voyageur venait de remplir et qui ne contenait d’ailleurs que des indications tout à fait banales. Elle ne reprit pas sa besogne. Mlle Charlotte demeura songeuse, mordillant le bout de son porte-plume.

M. Ducatier descendit presque aussitôt. Il échangea avec sa fille un regard assez singulier, où l’on pouvait distinguer quelque connivence et un peu d’inquiétude, avec quelque chose de plus, qui sentait le mystère et n’était peut-être, après tout, que de la curiosité.

Pas un mot ne fut prononcé, et il faut dire que ce silence prêtait à leur attitude un caractère particulièrement bizarre et secret.

Cependant, ni elle ni lui n’avaient l’air de méchants conspirateurs. Bien au contraire, Mlle Charlotte était une grande fille pâle, aux traits extrêmement doux et bienveillants. Quant à son père, il lui ressemblait, et son visage, beaucoup plus coloré, n’en était pas moins celui d’un homme paisible et débonnaire.

M. Ducatier ne rentra pas dans le petit salon où il lisait le journal lorsque l’appel de sa fille l’avait fait accourir à ses devoirs d’hôtelier. Il se mit à marcher de long en large, et, de temps en temps, leurs yeux se rencontraient. On aurait dit qu’ils attendaient…

Soudain, le bruit d’une porte qui s’ouvre et se referme se fit entendre au premier étage. Un pas tranquille retentit, venant vers l’escalier.

M. Ducatier s’arrêta en face de Mlle Charlotte, et le même sourire étrange, amer et mécontent, tira leur bouche.

Le voyageur reparut, en commençant par les jambes. Il descendait sans se presser, nu-tête, fumant une cigarette.

« S’il vous plaît, mademoiselle, vous pouvez me donner une autre chambre ? J’aimerais mieux.

– Hélas ! monsieur, je suis au regret ; l’hôtel est complet jusqu’à demain midi. Il ne me restait que le numéro six. Mais que vous manque-t-il, monsieur ? Nous nous empresserons de vous satisfaire… Ce n’est certainement pas la chambre elle-même qui vous déplaît. Avec ses deux fenêtres et sa vue sur le mail, le six est ce que nous avons de plus confortable. D’autant que – vous l’avez remarqué – tout y est remis à neuf ! »

Sans trop l’écouter, le voyageur, contrarié, fit la grimace.

« Ah ! vous n’avez rien d’autre ?

– Non, monsieur, confirma M. Ducatier. Mais je puis vous assurer que dans aucun autre hôtel de la ville, vous ne trouverez une chambre plus agréable que notre six.

– C’est ennuyeux, reprit l’autre. Je préfère toutefois, oui, je préfère m’en aller.

– Mais pourquoi ? demanda M. Ducatier, d’un ton quasi désespéré.

– Pourquoi ? répéta le voyageur, hésitant et perplexe. Vous savez, ce sont de ces choses qui ne s’expliquent pas. Elle ne me dit rien, votre chambre, voilà ! Rien du tout. Coucher là-dedans, non. C’est plus fort que moi. Je n’y passerais pas la nuit pour un empire. »

Mlle Charlotte avait pâli davantage. Son père, des deux bras, fit un grand geste découragé. Il allait parler, mais elle le devança :

« C’est bien, monsieur, nous regrettons beaucoup… Père, veux-tu aider monsieur à descendre son bagage ?… »

Ainsi, le voyageur de cet après-midi quitta l’hôtel du Mail. C’était le trente-deuxième qui, depuis le début de l’année, refusait de coucher dans la chambre six. Personne, personne, entendez-vous bien, n’avait voulu dormir dans la chambre six depuis le 1er janvier. Ni un homme ni une femme. Les uns prenaient des prétextes. Ils disaient craindre le bruit des voitures sur le pavé, ou bien s’apercevaient tout à coup que le prix demandé était beaucoup trop élevé pour leur bourse, ou bien – au commencement – ne se décidaient pas à loger au numéro sept, qui était un nombre presque aussi mauvais que treize…

Car la chambre six avait été antérieurement la chambre sept. Mlle Charlotte avait pris le parti de lui changer son numéro, espérant que certains clients consentiraient alors à l’occuper. Mais ce subterfuge arithmétique n’avait produit aucun résultat satisfaisant. Et quand la chambre six, entièrement repeinte et tapissée de frais, meublée coquettement de meubles à la mode, n’avait plus rien gardé de son ancien aspect, le premier voyageur admis à en jouir n’y était pas resté deux heures. Il argua d’une certaine odeur d’étoffe neuve que dégageaient encore les rideaux et qui, assurément, l’empêcherait de dormir.

Quand M. Ducatier eut reconduit jusqu’au seuil de l’hôtel le trente-deuxième voyageur récalcitrant, il revint à sa fille, et, sombre, déclara qu’il fallait en finir.

« En finir ? dit-elle. Et comment ? Si nous savions seulement la vérité ?… Si nous connaissions la raison…

– Nous ne la connaîtrons jamais, déclara colèreusement M. Ducatier. Voilà mon avis. Les clients eux-mêmes ne savent pas ce qui leur prend. Alors, je te le répète : en voilà assez. Passe encore lorsque l’hôtel n’est pas au complet et que nous pouvons donner une autre chambre à ceux qui ne veulent pas de la six ; mais des pertes sèches comme celle d’aujourd’hui, non, non et non. Pas plus tard qu’aujourd’hui, nous ferons de ma chambre personnelle une chambre de client, et c’est moi qui prendrai la six, pour y habiter désormais !

– Évidemment, c’est une solution, reconnut Mlle Charlotte. Mais, cela ne t’est pas désagréable ?

– Désagréable ? En aucune façon ! C’est une pièce magnifique, lumineuse, gaie ! J’y coucherai dès ce soir. Tu sais, moi, fillette, je ne me laisse pas si facilement influencer ! Et puis, moi, je sais mieux que personne, aussi bien que toi, qu’il n’existe aucune raison de redouter la chambre six. Aucune raison ! Même fantastique !

– Ça, dit Mlle Charlotte, c’est vrai. Nous avons assez cherché ! Et moi qui suis plutôt superstitieuse, je dois reconnaître que si une chambre n’a pas d’histoire, c’est bien la chambre six ! Te rappelles-tu ? Je me disais d’abord que peut-être, autrefois, un crime y avait été commis, ou enfin qu’elle avait été le théâtre de méfaits abominables…

– Et tes chimères, ma petite, étaient d’autant plus insensées que, jusqu’à cette année, la chambre six n’avait jamais inspiré de répulsion à qui que ce fût !

– Tout de même, c’est bien extraordinaire ! murmura Mlle Charlotte, en regardant son père comme à travers un rêve.

– Laissons toutes ces billevesées ! fit gaiement M. Ducatier. Nous avons pris une résolution ; n’en parlons plus ! Je vais m’installer. »

Sa fille ne le revit qu’au dîner. Ils mangèrent dans la salle commune, avant les clients. Mlle Charlotte remarqua que son père affectait une bonne humeur excessive, qui parfois l’abandonnait et le laissait, pour quelques instants, pensif et même anxieux.

« Père, commença-t-elle, si, d’aventure, vous étiez tenté de revenir sur votre décision, il ne faudrait pas hésiter !

– Revenir ? Quoi, revenir ? Quelle décision ? Ah ! oui : la chambre six ! Tu veux rire, je pense ! Tu veux rire ! »

Elle comprit nettement que l’idée de coucher dans la chambre six épouvantait cet homme, comme elle avait épouvanté les trente-deux autres.

Cependant, M. Ducatier fit bonne contenance, et ce fut en riant qu’il souhaita le bonsoir à sa fille.

Celle-ci, durant la nuit, vint à plusieurs reprises écouter à la porte de la chambre six.

Elle n’entendit rien de suspect. Il était fort probable que M. Ducatier dormait profondément.

Profondément, en effet. On le trouva, au matin, mort dans son lit. Oh ! mort sans drame d’aucune sorte. Un arrêt du cœur lui avait ôté la vie durant son sommeil. Et il n’y aurait eu là qu’une coïncidence apparente avec l’étrange conduite des trente-deux voyageurs que vous savez, si M. Ducatier n’avait été le premier à coucher dans la chambre six depuis le commencement de l’année, et si, après sa mort, nul ne manifesta plus jamais de répugnance à passer la nuit entre ces quatre murs tapissés de riantes couleurs, où pourtant quelque chose des mystérieux avait averti les consciences d’un caprice du Destin.
 
 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-troisième année, n° 19168, samedi 12 septembre 1936 ; illustration de James McBryde pour « Oh, Whistle, and I’ll Come to You, My Lad, » de M. R. James, 1904)