« Regarde ! dit Barker en me présentant une petite boîte en carton au fond de laquelle reposait, sur un nid d’ouate, une sorte de graine ratatinée assez semblable d’aspect à une larve morte.

– Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

– Je n’en suis pas bien sûr moi-même, répliqua Barker en souriant, mais celui qui me l’a vendue m’a affirmé que c’était une semence authentique de mandragore ! »

Il avait annoncé cela avec tant d’emphase et d’enthousiasme que, sans rien connaître à la chose, je m’y intéressai subitement malgré moi. Barker, qui est un de mes amis d’enfance, est un botaniste réputé ; on lui doit la découverte de plusieurs espèces nouvelles d’orchidées, et ses recherches l’ont entraîné dans de lointains voyages jusqu’aux confins de la civilisation et même au-delà. Actuellement, il revenait d’une expédition dans les forêts brésiliennes du Matto Grosso et, après avoir célébré son retour par un bon dîner suivi d’une soirée au cinéma, nous fumions ensemble une dernière pipe dans son confortable cabinet de travail.

« Et qu’est-ce que c’est qu’une mandragore ? » questionnai-je, en lui rendant sa boîte.

Pour toute réponse, Barker se pencha par-dessus le bras de son fauteuil, ouvrit la porte vitrée d’une bibliothèque et choisit parmi les volumes entassés sur les rayons un vieux tome en assez mauvais état. Après l’avoir feuilleté un instant, il trouva la page qu’il cherchait et lut à voix haute :

« Nomen Herbæ Mandragora… Ceci, ajouta-t-il en frappant le vénérable livre avec le tuyau de sa pipe, était un livre de botanique fort apprécié il y a cinq cents ans et dont on se servait alors dans les familles pour la préparation de remèdes confectionnés à l’aide de plantes et de fleurs cueillies dans les champs. La légende de la mandragore y figure en bonne place. Je te fais grâce de la fastidieuse description rédigée en latin de cuisine, mais la planche qui l’accompagne te donnera tout de suite une idée de ce dont il s’agit. »

Il me tendit le livre. Il était daté de 1433 et paraissait bien son âge. La reliure en veau était déchiquetée, les feuillets jaunis, l’impression passée.

La gravure où était figurée la mandragore représentait une plante à forme quasi humaine, c’est-à-dire ayant un tronc avec des bras et des jambes ; seulement, les mains et les pieds étaient remplacés par des racines, et il y avait un bouquet de feuilles à la place de la tête. L’artiste avait également dessiné un petit chien attaché par une corde à la jambe droite de la mandragore.

« Tu vois, mon vieux, me dit Barker. C’est ainsi que l’on dépeignait, dans ce temps-là, cette plante extraordinaire. La mandragore, affirmait-on, était douée d’une forme semblable à celle d’un homme et d’une voracité pareille à celle d’un carnivore. On lui attribuait le pouvoir de saisir avec ses tentacules les gens sans méfiance occupés à cueillir de l’herbe, et l’on prétendait que tout en les serrant jusqu’à les étouffer, elle leur suçait le sang et acquérait ainsi une force prodigieuse. Quant à arracher ces plantes redoutables, personne ne s’y serait risqué, car cela équivalait à un véritable suicide ; aussi employait-on des chiens à cet usage, ainsi que le montre cette gravure.

– Quelle blague ! m’écriai-je. Vous croyez sincèrement qu’une telle monstruosité ait pu exister ?

– Pourquoi pas ? me répondit Barker. Pourquoi le lien que nous cherchons en vain entre l’homme et le monde inférieur ne serait-il pas représenté par les plantes ? Les plantes se sont toujours tenues droites au lieu de ramper le ventre contre terre comme les animaux ; et chacun sait qu’il existe encore de nos jours, sous les tropiques, des plantes de la jungle, armées de tentacules et de suçoirs, qui attrapent de petites mouches.

– Eh bien ! pourquoi n’essaierais-tu pas de faire germer cette semence de mandragore, puisque mandragore il y a ? insinuai-je en riant. Tu verrais toujours bien ce qu’il en résulterait.

– Il faudrait énormément de chaleur, murmura-t-il songeur. Une température humide… la température des marécages de pays chauds… »

Il fut interrompu par des grattements derrière la porte.

Sa physionomie s’éclaira.

« Tiens ! Voilà Tom ! »

Tom était son préféré : un magnifique chat persan qu’il m’avait maintes fois confié lorsqu’il partait pour un de ses lointains voyages. Dès que Barker lui eut ouvert la porte, il entra majestueusement en ronronnant de joie.

« Il vient encore d’aller faire la chasse aux rats dans la cave, comme d’habitude, dit Barker en se baissant pour le caresser, et, à présent, il voudrait son lait. »
 
 

 

Un mois passa et, retenu par de multiples occupations, je n’avais pas revu Barker depuis le soir où nous avions célébré son retour. Un jour, il me téléphona.

« Peux-tu passer chez moi ce soir ? me demanda-t-il ; et je remarquai que sa voix, habituellement si calme, était toute frémissante d’émotion. J’ai quelque chose de surprenant à te faire voir. Tu sais, cette graine de mandragore…

– Hein ? Est-ce que, par hasard, elle aurait germé ? répondis-je, suffoqué.

– Oui… grâce à la température tropicale à laquelle je l’ai soumise… Elle est installée dans ma cave, et elle germe… Viens voir cela, c’est curieux… »

Je raccrochai brusquement et bondis sur mon chapeau.

Je trouvai Barker radieux comme un écolier en vacances.

« Mon vieux, jamais tu n’imaginerais cela ! Elle est longue comme mon bras, avec des pousses, des tentacules, des suçoirs, et tout ! Te rends-tu compte de ce que cela représente ? Ce sera la plus grande découverte que l’on ait encore faite jusqu’à ce jour dans le domaine botanique ! Me voici en possession d’une plante que l’on avait toujours considérée comme fabuleuse, et qui, dans tous les cas, avait totalement disparu avant l’arrivée sur terre de nos ancêtres de la préhistoire… Et cette plante est vivante… elle pousse là, sous mes yeux !… »

Gagné par son émotion et aussi pressé de voir ce phénomène que lui l’était de me le montrer, je le suivis aussitôt dans sa cave où il m’entraînait. Il me conduisit à la plus basse des trois, celle qui était à la plus grande profondeur au-dessous du niveau du sol, et, au fur et à mesure que nous descendions, un nuage de vapeur chaude montait vers nous.

« J’ai fait transporter ici une chaudière en cuivre qui se trouvait dans la buanderie, et depuis trois semaines on y maintient l’eau en ébullition jour et nuit. La chaudière est alimentée en eau au moyen d’un tuyau d’arrosage et je recharge le feu toutes les quatre heures. La vapeur qui se dégage de la chaudière produit l’ambiance voulue, c’est-à-dire la température torride et humide des marécages dans lesquels les plantes en question croissaient. Pour plus de commodité, et afin d’élever encore davantage la température, j’ai fait installer des lampes à arc. »

Nous pénétrâmes dans la troisième cave. L’atmosphère y était tellement surchauffée qu’elle en était presque irrespirable, mais j’avançai quand même et, en écarquillant les yeux pour chercher à voir à travers les nappes de vapeur qui nous enveloppaient, je finis par apercevoir, se balançant au milieu d’une vase presque liquide, la plus singulière plante qu’il m’eût jamais été donné de voir de ma vie. C’est intentionnellement que j’ai dit qu’elle se balançait, car, bien qu’il n’y eût aucun courant d’air dans la cave, cette plante oscillait effectivement tantôt à droite, tantôt à gauche ! Barker avait dit vrai ; elle atteignait à peu près la longueur du bras. La tige en était assez grosse et se ramifiait, au niveau du feuillage qui la surmontait, en deux branches terminées chacune par un réseau de minces racines. L’ensemble de la plante était blanc, mais la tige était mouchetée de taches grises en forme de champignons.

« Tu vois ? s’exclama Barker. Évidemment, elle n’a pas de jambes comme sur la gravure, mais les bras y sont, et les tentacules aussi. Regarde-la de plus près : tu verras les suçoirs au bout des tentacules. »

Je me penchai pour mieux l’examiner. Il y avait, en effet, des suçoirs en forme de fleurs qui s’ouvraient et se fermaient sans cesse comme des bouches en quête de pâture. Tout cela avait quelque chose de tellement contre nature et de tellement repoussant que je ne pus retenir un frisson.

« Regarde ! me dit Barker en me saisissant le bras. Ne croirait-on pas la voir pousser de minute en minute ? »

De fait, la plante extraordinaire semblait se gonfler et se dégonfler tour à tour, et chaque fois qu’elle se gonflait à nouveau, on avait l’impression qu’elle grandissait. Elle me répugnait tellement que je ne pus supporter de la voir plus longtemps.

« Viens, sortons d’ici, dis-je écœuré ; il fait une chaleur à ne pas tenir. »

Il avait tant de mal à se décider à partir que je dus le prendre par le bras et l’emmener de force.

Quel soulagement, une fois en haut, de se retrouver enfin à l’air libre !

« N’est-ce pas qu’elle est belle ? s’écria Barker avec enthousiasme. Il n’y a sûrement rien au monde de comparable…

– Oui, oui, mon vieux… magnifique, » m’empressai-je d’acquiescer pour lui faire plaisir.

Mais j’eus beau essayer de détourner la question, il me fut impossible de l’amener à parler d’autre chose ce soir-là.
 

*

 

Le lendemain et le surlendemain, j’essayai par tous les moyens d’oublier la cave de Barker et l’affreuse plante que j’y avais vue, mais j’avais beau faire, ma pensée y revenait sans cesse. Le troisième jour, cela devint littéralement intenable. J’étais incapable de poursuivre mon travail. Je revoyais constamment cette plante se balancer au milieu de son marécage artificiel, et Barker la couvant jalousement des yeux… Barker, rechargeant le feu… Barker, vérifiant le fonctionnement des lampes comme un acolyte devant l’autel d’un mauvais dieu… Barker, allongeant la main pour toucher les tentacules…

J’allai chez lui. Il le fallait. Une impulsion irrésistible, plus forte que ma raison, plus forte que ma volonté m’y poussait.

Personne ne me répondit quand je frappai. Était-il sorti ? Je frappai à nouveau à coups redoublés. Je franchis la barrière du jardin et fis le tour de la maison en appelant Barker à pleine voix. Finalement, je défonçai une fenêtre. Jamais, dans mon état normal, je n’aurais fait cela, mais l’absence imprévue de mon ami avait encore accru mes appréhensions, et les plus folles inquiétudes m’assaillaient.

J’entrai par la fenêtre en continuant à l’appeler.

« Barker, où es-tu ? » criai-je de toutes mes forces. Mais seul l’écho moqueur de ma propre voix me répondit.

La porte qui conduisait aux caves était grande ouverte. Je dégringolai l’escalier en quelques bonds. Et alors…

« Au secours ! » appela une voix.

C’était celle de Barker.

Haletant d’émotion, je descendis quatre à quatre le dernier escalier et plongeai dans la buée brûlante de la cave.

Barker était là, aplati contre la muraille du fond, et, menaçante, la plante inconcevable, qui avait maintenant atteint les proportions d’un homme, s’inclinait vers lui.

Une sorte de bourdonnement assourdi emplissait l’air. La plante oscillait, les tentacules de ses bras tendus vers mon malheureux ami atterré. Parmi la vase gluante où plongeaient ses racines, gisait un petit paquet de fourrure informe : Tom, le chat persan, écrasé et sans vie.

« Pour l’amour du ciel, cours chercher une hache ! » me cria Barker dès qu’il me vit.

Je fis demi-tour et remontai aussi précipitamment que j’étais descendu. Dans l’une des caves supérieures, je trouvai un couperet et une bêche. Je m’en saisis et repartis en bas en courant. Il n’était que temps. Les tentacules se rapprochaient de plus en plus de Barker, qui s’était remis à m’appeler désespérément.

Je me précipitai vers lui et assénai un formidable coup de bêche sur la tige de la plante.

Le mandragore hurla.

Oui, je dis bien : elle hurla, et son cri d’agonie ressemblait à l’appel déchirant d’une sirène.

Déjà, toute une rangée de suçoirs s’étaient collés à l’épaule de mon ami, mais à ce moment ils se détachèrent brusquement, entraînés par la plante qui, dans sa chute, s’abattait vers moi.

Une fois, deux fois, trois fois, je frappai encore, et chaque fois les cris aigus de la monstrueuse chose déchiraient à nouveau le silence. Puis, je lançai le couperet dans la direction de Barker, et, s’en étant emparé, il trancha à son tour les tentacules qui adhéraient encore à son épaule.

Il nous fallut en tout cinq bonnes minutes pour mettre la maudite plante en pièces. Quand il put enfin se dégager, Barker me rejoignit en épongeant son front baigné de sueur. Il était encore tout tremblant.

« Eh bien ! mon vieux, on peut dire qu’il était moins une ! murmura-t-il, en cherchant à reprendre haleine. Il y a quatre heures que j’étais ici en bas. J’étais descendu de bon matin pour recharger le feu, et j’ai été stupéfait de voir dans quelles proportions la mandragore avait poussé cette nuit. Alors, tandis que j’étais là dans ce coin, en train de vérifier une des lampes, le pauvre Tom est descendu. Je lui avais toujours interdit l’entrée des caves depuis que j’avais commencé cette expérience. Il s’est immobilisé, et l’on aurait dit que la plante l’hypnotisait, car il n’a même pas essayé de fuir quand les tentacules se sont lentement abaissées vers lui. Après… ç’a été l’affaire de quelques instants. »

L’évocation de ce souvenir le fit frissonner.

« Avant que j’aie pu le rejeter en arrière, il était déjà écrasé entre les racines qui s’étaient refermées sur lui comme des doigts, et les suçoirs avaient pompé tout son sang. C’était cela qu’elle voulait, cette plante infernale… du sang, du sang pour développer sa force. Et tandis que j’assistais, tout hébété, à cette scène stupéfiante, je la vis grandir, grandir de plus en plus et allonger ses tentacules vers moi. Hélas, lorsque je m’en aperçus, il était déjà trop tard. La retraite m’était coupée. Le sang qu’elle venait d’absorber lui avait donné une puissance dangereuse, et c’est uniquement à ton intervention opportune que je dois d’avoir la vie sauve…

– Ne parlons plus de cela, » murmurai-je, en le pressant de monter pour lui faire prendre un verre de whisky.

Plus tard, nous revînmes achever la destruction de la mandragore en versant de l’acide sur ses débris déchiquetés et, pour être bien sûrs qu’il n’en subsisterait rien, nous les jetâmes ensuite dans le feu. Barker voulut encore, par surcroît, condamner définitivement la porte de la cave après en avoir retiré ses appareils. La mort de son chat favori l’avait beaucoup affecté, et lorsque je lui rendis visite quelque temps après, je constatai que le vénérable tome, dans lequel il avait lu la légende de la mandragore, avait disparu de sa bibliothèque.
 
 

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(Hal Pink, [« The Screaming Plant, » 1934,] traduit de l’anglais par René Lécuyer, « Nos Contes d’action, » in Dimanche illustré, treizième année, n° 635, 28 avril 1935)