Il y avait autrefois, dans une petite ville dont j’ai oublié le nom, un homme justement renommé pour sa sagesse et sa science et un jeune écolier célèbre par la légèreté de son esprit.

On disait que les connaissances du docteur Faust étaient infinies. Chaque plante dans ses mains devenait vertueuse ; le paralytique qui l’avait visité jetait ses béquilles vers le ciel au seuil de sa maison ; trois astrologues étaient venus de France pour le consulter ; un riche seigneur danois, muet de naissance, était un soir arrivé dans la ville, au bruit des trompettes, suivi d’un cortège de pages et de hallebardiers ; après une courte entrevue avec le docteur Faust, il parlait comme un moine prêcheur et haranguait à tout propos les arbres du chemin et les oiseaux du ciel.

Certains disaient qu’un tel pouvoir venait du diable ; les autres, de Dieu, car les jugements des hommes sont différents.

De tous les blonds étudiants qui passent leur temps à chanter des chansons d’amour, à courtiser les belles filles sous les tilleuls, à vider de grands pots de bière dans les tavernes, Fritz était certainement le plus joyeux, le plus insouciant et le plus fou. Il ne croyait ni à la science ni à la vertu. Il avait de jolis yeux bleus, un air hardi, et il plaisait aux femmes parce qu’il les désirait, sans les aimer avec son cœur. Il estimait que la vie est comme une longue route où il faut marcher en riant et ne s’arrêter guère que pour cueillir une fleur ou sourire à une lavandière, près d’un ruisseau. Un ami meurt, un autre se marie : l’on danse et l’on porte le deuil. C’est le cours des choses. Dieu l’attendait au bout du voyage, avec une grande pipe, des bottes jaunes, devant l’auberge du paradis, et il le jugerait au nombre de bouteilles de vin du Rhin qu’il pourrait vider.

La maison de l’écolier faisait face à celle du savant. Le sourire de Fritz, la barbe de Faust, sagesse et folie, faisaient bon voisinage ; le monde est plein de ces contrastes.
 

I

 

Or, quand Fritz atteignit sa vingtième année, il tomba amoureux. Cela arriva un beau dimanche de printemps. Ce jour-là, la peau des femmes était plus veloutée qu’à l’ordinaire, et la bière au seuil des tavernes avait une couleur admirable. Fritz errait tout seul par les rues. La fumée des pipes montait si épaisse qu’elle obscurcissait la lumière du soleil ; une douce paix semblait posséder tous les cœurs ; les jeunes filles parcouraient les promenades, portant un bonnet neuf et leur plus belle robe ; des clercs audacieux les suivaient de près, et l’on entendait, dans les allées solitaires, plus d’un baiser. Fritz sortit de la ville et gagna un petit bois ; il vit des paysans danser sous les marronniers ; le soir tombait peu à peu et l’ombre rendait les arbres solennels.

La musique des violons retentissait au loin, dans l’air tiède ; une jeune fille passa, et son regard croisa celui de Fritz. Sa robe avait un froissement mystérieux, et elle disparut au tournant de l’allée. Mais qu’éprouvait donc l’écolier ? Qu’est-ce que ce regard avait donc jeté dans son âme ? Il lui sembla qu’il découvrait les arbres et le ciel, la beauté du monde, et que sa vie commençait. Il courut pour voir l’ombre chère de la jeune fille décroître à l’horizon, mais elle s’était éloignée. Alors, il revint lentement sur ses pas, s’assit sur un banc et, pour la première fois peut-être, il pleura.

Fritz apprit bientôt que la jeune fille qu’il aimait était la belle Elsbeth, l’unique enfant du bourgmestre Frosch. Fritz était d’un naturel simple, et chez lui les actes suivaient toujours les rêves. Il courut donc la demander en mariage.

Le bourgmestre Frosch avait une qualité et un défaut ; il était moral et avare. L’écolier Fritz, au contraire, passait pour n’avoir aucune retenue dans sa conduite et jeter assez volontiers ses écus par la fenêtre. Le bourgmestre Frosch chassa donc l’écolier Fritz, et, pour éviter les entreprises de cet audacieux, il résolut de fiancer la belle Elsbeth à un riche et vieux seigneur de ses amis.

La belle Elsbeth, comme tant de ses pareilles, cachait une âme médiocre sous la parure de ses cheveux flottants, de sa peau brillante, de ses yeux purs ; car l’idéal ne prend pas toujours, pour se réaliser, les plus belles formes de la nature. Elle accepta donc le riche et vieux seigneur comme fiancé, estimant qu’elle se consolerait des baisers d’amour avec les robes précieuses, les châles du Tibet, les soies de Chine.

Quand l’écolier Fritz sut ces choses, il tomba dans un grand désespoir, et il s’enivra les trois premiers jours avec un vin d’une grande force. Et comme, après ce temps, son chagrin n’avait pas cessé, il courut chez une courtisane de ses amies, et il reposa trois jours auprès d’elle. Ce temps écoulé, il était plus malheureux encore, à cause de la fatigue du corps, qui fait l’âme misérable et faible. Alors, il pensa que la science et le travail apporteraient peut-être un remède à ses maux. Il acheta des livres, des lunettes et des poisons, et, durant trois autres jours, il étudia la marche du sang dans le corps humain, la transfusion des métaux, le mouvement des planètes. Sa souffrance ne faisait que s’agrandir de la connaissance du monde. Il résolut de demander au docteur Faust une méthode pour guérir la maladie de l’amour.
 

II

 

Or, le soir de sa centième année, le docteur Faust eut un songe.

Et, dans ce songe, il se revit comme il était au temps de sa jeunesse, point trop laid de visage, curieux et bon, aimant la nature et la vie. Déjà la flamme des télescopes, le dessein mystérieux des cartes, lui apparaissaient plus beaux que les yeux des femmes. Il y avait une petite servante du voisinage, appelée Gretchen, qui mettait chaque matin, en son honneur, un bonnet bien repassé et un tablier rose, et qui passait souvent devant sa porte, portant de l’eau, et la jupe retroussée avec un geste qu’elle savait joli. Elle aimait l’écolier Faust parce qu’il était naïf et laborieux ; mais lui ne voulait pas la connaître, et vers de plus augustes pensées il essayait d’élever son âme.

Or, le songe qui hantait ce soir-là l’esprit du docteur Faust lui représentait un triste soir d’hiver évanoui dans le passé, quand les yeux de Gretchen avaient pour la dernière fois croisé ses yeux. Faust était seul, la neige battait les carreaux, et l’on avait frappé à la porte. C’était la petite Gretchen qui, rougissante et hardie, venait s’offrir simplement à celui qu’elle aimait. Et Faust, sans hésiter, bien que son cœur fût bon pourtant, l’avait chassée, car il était orgueilleux aussi, et il croyait pouvoir embrasser et vaincre le monde par son labeur. Un petit sanglot avait retenti dans la neige, et jamais plus il n’avait revu Gretchen.

Et voilà qu’après tant d’années Faust entendait une voix qui lui disait : « Pleure, vieillard, sur l’enfant dont tu as repoussé l’amour ; pleure sur les joies que tu n’as pas connues, ignorant qui ne savais pas que la plus grande des sagesses est de vivre comme tous les hommes. »

Le docteur Faust se réveilla, le front baigné de sueur. La jaune lumière de la lampe tremblait sur les murs. Il regarda les livres poussiéreux, les tristes flacons alignés, les vases, les cornues, les instruments. Alors, se souvenant, il pleura amèrement…
 

III

 

C’est le lendemain que, conduit par le disciple Wagner, l’écolier Fritz pénétra dans la chambre du docteur Faust. Mille objets étranges s’étalaient sous une voûte élevée ; une tête de mort, posée sur la table, semblait prête à crier au visiteur : « C’est moi, le maître du logis ; que voulez-vous ? » Au fond, assis sur son fauteuil, le docteur Faust était plongé dans une rêverie profonde.

Alors, Fritz lui raconta sa folle jeunesse, ses amours malheureuses, et comment il avait résolu d’éteindre en lui la flamme de ses désirs. Et quand il eut parlé, le docteur Faust se leva, en proie à une grande agitation, et lui répondit :

« Je ne connais que ma démence qui soit égale à la tienne. Eh ! quoi ! parce qu’une femme qui a de jolis yeux et qui t’a plu va épouser un vieux seigneur, tu veux renoncer à la vie ? Comme tu es heureux d’avoir un corps souple, des cheveux blonds, d’aimer et même de souffrir ! Tu envies ma science, enfant ? Je suis le plus ignorant d’entre les hommes, et il n’est pas au monde un petit berger qui n’ait plus de science que moi. Tu es venu m’interroger ? Mais c’est moi qui aurais dû aller vers toi comme un pèlerin avec des sandales de corde et un manteau couleur de route. Tu m’aurais enseigné la douceur d’aimer une femme et de penser à elle, le soir, en m’endormant dans une prairie. Heureux les amoureux, heureux les fous ! Ils marchent comme des aveugles, et pourtant ils ne tombent point dans les puits comme les sages. Que la fantaisie et le caprice sont de gais compagnons ! Donne-moi des grelots, une marotte et aussi ton cœur, ô jeune écolier… »

Faust se mit à gémir, puis cacha sa tête dans ses mains ; et l’écolier Fritz s’enfuit plein de douleur, parce que la vérité n’a jamais consolé de l’amour…
 

IV

 

Plusieurs mois s’étaient écoulés, et, ce soir-là, le docteur Faust songeait avec plus de mélancolie que de coutume. On était en hiver ; il neigeait, et la neige donne aux vieillards de tristes rêves de linceuls et de tombeaux. Et puis des cloches et des chants de fête avaient retenti tout le jour, car la fille du bourgmestre se mariait. Là-bas, jeunes gens et jeunes filles dansaient gaiement les quadrilles d’épousailles ; lui, grelottait auprès du feu. L’esprit logique de Faust ne se plaisait pas à ces contradictions.

L’on frappa plusieurs coups à sa porte. Faust sursauta, songeant que c’était peut-être la Mort qui passait par là et venait le prendre. Il trembla ; mais il était orgueilleux, et, ne voulant montrer aucune crainte, il parla en ces termes :

« Tu es cruelle, certes, de venir m’enlever parmi tous ces biens. Je travaillais en paix avec tous ces chers auxiliaires de mes recherches. Mais je t’accueille sans surprise et sans frayeur, car j’ai reconnu ton pas derrière ma porte. Laisse-moi prendre cette fleur bleue, ce bâton de cèdre, et je suis ton compagnon. »

Faust ouvrit la porte, et quel ne fut pas son étonnement en voyant, au lieu du visage grimaçant de la Mort, les traits fins et jolis de Gretchen, telle qu’il l’avait connue autrefois. Elle souriait tristement, et elle lui fit signe de la suivre. La neige miroitait au loin et l’esprit de Faust était plein d’allégories. Une tendresse inconnue descendait en lui, et des aveux enfantins et doux se pressaient sur ses lèvres : « Ô Gretchen ! toi que je n’ai pas su aimer, pardonne-moi, » cria-t-il.

Gretchen, sous son bonnet blanc et son tablier rose, souriait toujours, et Faust suivit ses pas dans le givre. Elle traversa des rues, sortit de la ville et courut sur un sentier. Ils arrivèrent jusqu’à un petit bois de marronniers. Ils s’arrêtèrent ; les arbres étaient beaux et graves et des pensées d’amour flottaient dans le ciel. On entendait vaguement les violons qui jouaient aux noces de la belle Elsbeth et, levant les yeux, Faust vit le corps de l’écolier Fritz qui se balançait doucement, pendu à une haute branche ; il tendit les bras vers Gretchen en lui disant : « Regarde nos folies différentes et comme nous en sommes punis. » Le docteur Faust pleurait dans la neige, et voilà que l’écolier Fritz, sur un signe de Gretchen, descendit de son arbre, et une grande lumière inonda la terre, et le paysage changea et devint divinement beau. Les arbres montaient jusqu’au ciel ; un chemin de glace bleue descendait vers une vallée miraculeuse. Gretchen avait pris la main de Fritz et la main de Faust. L’un avait beaucoup aimé, l’autre beaucoup rêvé ; il devait leur être beaucoup pardonné.

Et derrière la petite fille au sourire triste, le jeune écolier et le vieux savant entrèrent dans le royaume des morts.
 
 

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(Maurice Magre, in La Revue hebdomadaire, onzième année, tome X, septembre 1902 ; gravure d’après Rembrandt, « Faust, » 1652-1653)