De Louis de Robert (5 mars 1871- 27 septembre 1937), l’histoire littéraire retiendra surtout qu’il fut le secrétaire de Pierre Loti et un ami intime de Marcel Proust. Il publia pourtant de nombreux romans et remporta même le prix Femina en 1911 avec Le Roman du Malade, une œuvre largement autobiographique qui mérite mieux que l’oubli où elle est tombée. S’il nous intéresse aujourd’hui, c’est qu’il est également l’auteur d’une dystopie peu connue, « Le Supplice des bourgeois de Premz, » placée sous l’égide du Jardin des Supplices et mettant en scène une dictature marxiste ayant élevé l’expérimentation médicale au rang de l’un des Beaux-Arts. C’est ce texte, d’une rare cruauté, que nous vous proposons aujourd’hui ; il ne manquera sans doute pas de rappeler au lecteur d’autres expériences du même ordre, de sinistre mémoire. Âmes sensibles s’abstenir.
 

Monsieur N

 
 

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AVERTISSEMENT

 
 

Je me souviens que, causant un jour avec Mirbeau des supplices en usage chez certains peuples orientaux, une remarque que je fis le laissa rêveur. Le dimanche suivant il envoyait au Journal le premier article de la série qu’il devait publier ensuite en volume sous le titre Le Jardin des Supplices. Ce livre jailli de l’imagination ardente du maître écrivain et qui, peut-être, sans moi, n’aurait pas été écrit, je me permets de l’invoquer ici comme un précèdent et pour servir d’excuse à la hardiesse que j’ai de traiter ce sujet à mon tour.
 
 

I

 

L’I. M. E. P.

 
 

Chaque jour, vers l’heure de midi, la populace s’assemblait sur la place de la Révolution, au centre de laquelle on avait allumé un brasier. Un peloton de soldats arrivait, refoulait les curieux sur les côtés de la place, puis les portes du Jardin Zoologique s’ouvraient, et, encadré par des gardiens, un bourgeois nu et gras, les bras liés derrière le dos, s’avançait en titubant, les yeux agrandis par l’épouvante. À côté du brasier était une sorte d’étal de boucher. On y étendait l’homme. Le bourreau, armé d’une longue broche, s’approchait, choisissait sans se hâter, entre les jambes, la place propice et y enfonçait son instrument avec une telle dextérité qu’aucune hémorragie essentielle ne se produisait. La pointe ayant traversé le tronc sortait en deçà de la clavicule, un peu à droite du cou. Le supplicié poussait des hurlements de douleur couverts par les rires, les quolibets d’une foule barbare et fanatisée. Ensuite, on fixait les jambes du patient par les chevilles dans un anneau rivé au bas de la broche, que deux aides prenaient par chaque extrémité pour la porter sur le brasier. On n’avait plus qu’à tourner cette broche. La chair grésillait. On voyait la peau se fendre, des gouttes de graisse fondue tomber dans le brasier. Les hurlements de l’homme s’affaiblissaient, puis cessaient. On tournait toujours pour que la chair fût cuite à point. Cela fait, la porte du chenil policier s’ouvrait et trente chiens montagnards de forte taille se précipitaient avec des aboiements d’impatience et de joie tout autour du brasier. On retirait la broche du corps et on jetait cette pâture aux chiens. Alors, c’était la curée. L’un arrachait un bras, un autre un pied et chacun s’en allait à l’écart dévorer sa proie. On entendait les os craquer sous ces puissantes mâchoires. Quand il ne restait plus rien de ce qui avait été un homme, la foule s’écoulait à regret. Quelques-uns, ne sachant où aller, pénétraient dans le Jardin Zoologique où, derrière des grilles, étaient exposés ceux qui, les jours suivants, subiraient le même supplice. On les engraissait dans cette intention. Ils étaient là une vingtaine, bourgeois de tout âge, pas trop vieux pourtant, bien dodus, dans un état de complète nudité, car les vêtements étaient chose précieuse qu’on mettait de côté pour les donner au peuple. Parmi ces bourgeois exposés, il n’y avait que des sujets sains que l’examen médical avait reconnus tels. Les autres n’étaient pas jugés dignes d’être jetés en pâture aux chiens. Les jours de réjouissances populaires, fixés à un poteau, de distance en distance, tout autour de la place de la Révolution, on les enduisait de résine et de poix, et on y mettait le feu. Ces torches vivantes éclairaient les danses et les plaisirs du peuple qui se riait de leurs contorsions trop vite figées par la mort.

Quant aux malheureux exposés derrière les grilles du Jardin Zoologique, chacun d’eux portait sur le sein gauche un numéro marqué au fer rouge. Chaque numéro correspondait à un jour du mois. On distinguait donc du premier coup d’œil celui qui serait sacrifié le lendemain. C’était quelque gros commerçant enrichi, hier plein de morgue, quelque banquier au ventre proéminent, à la poitrine velue. Les curieux se répandaient en railleries, en insultes :

« Tu n’as pas de chemise, gros porc ; tu as 
froid peut-être, mais sois tranquille, demain tu auras 
chaud. »

Un peu plus loin était le bâtiment de l’I. M. E. P., l’Institut Médical d’Études Pratiques. Ces études, depuis le jour de la Révolution, portaient uniquement sur l’élément douleur. Chaque nuit, un fourgon mortuaire venait enlever les cadavres dépecés de bourgeois qui avaient été soumis à la vivisection. Une trentaine d’étudiants, sous la direction du savant professeur Israli, se partageaient les sujets. Munis d’un bon de réquisition, ils allaient à la prison où étaient parqués pêle-mêle, vivant dans l’angoisse et la terreur, ceux qui avaient été hier les maîtres de la ville. Leur état de nudité permettait à un examen sommaire de discerner parmi les nerveux, les sanguins, les apathiques, les lymphatiques quelle proie différente chacun offrait au scalpel. L’étudiant choisissait son homme, le prenait par l’épaule et lui disait poliment :

« Suivez-moi, mon ami. »

L’homme chancelait, la gorge sèche, les yeux hagards. L’étudiant signait sur un registre pour régulariser la sortie du prisonnier. Et, désormais, celui-ci lui appartenait. La mort n’était rien. Au lieu de la redouter, le malheureux l’appelait. Ce qui l’épouvantait, c’était la série des tortures auxquelles il serait soumis, le chemin plus ou moins long par lequel il arriverait à cette délivrance souhaitée. L’étudiant conduisait son homme auprès du professeur Israli qui, avec une grande courtoisie, se levait et lui adressait un petit discours :

« Vous avez une occasion de racheter, en ce qui
 vous concerne, les crimes de l’ancien régime. Vous
 allez servir à des expériences scientifiques. Que cette 
idée vous réconforte et vous donne le courage de
 remplir la tâche que la Révolution vous assigne.
 Rien n’est inutile, même la vie d’un ennemi de la 
République, puisque nous allons pouvoir tirer de 
vous de nouveaux éléments de connaissance. »

Et, se tournant vers l’étudiant, il lui demandait :

« Que comptez-vous faire de ce sujet ?

– J’ai l’intention d’étudier aujourd’hui les fonctions de la vésicule biliaire.

– Oui, très bien. »

L’homme, les jambes tremblantes, sentait son cœur se dérober. Alors le professeur, bonhomme, lui expliquait :

« Voyez-vous, tout ce que nous faisons ici a son
 utilité pratique. Il peut paraître vain, ou tout au 
moins cruel, d’étudier sur des hommes l’élément
 douleur. Opinion niaise. Nos jeunes gens observent 
avec beaucoup d’attention et notent avec exactitude 
la capacité de résistance de chaque sujet ; après quoi
 ils rédigent une fiche détaillée. Voyez, j’ai là d’in
nombrables fiches classées par catégories et où sont 
consignées de très curieuses observations. »

Il prenait une ou deux fiches, au hasard.

« Tenez, celle-ci se rapporte à un sujet qui a
 résisté onze jours à l’ablation de la glande thyroïde. Celle-là concerne un autre sujet sur lequel on a
 pratiqué une fistule artificielle du pancréas. Mais 
je ne veux pas vous lire ces fiches parce que je vois 
que vous avez déjà la trouille. Allez, mon ami, bon
 courage. C’est pour la science.

– Venez, » disait l’étudiant.

Le bourgeois suivant son bourreau qui le conduisait vers une salle blanche meublée d’une table opératoire et où se voyaient toutes sortes d’instruments de chirurgie, scalpels, pinces, scies. Un aide, vêtu d’une blouse blanche, était occupé à retirer de l’autoclave un plateau où quelques-uns de ces instruments venaient d’être stérilisés. Le bourgeois avait un mouvement instinctif de recul ; il disait d’une voix plaintive :

« Vous allez me faire souffrir…

– Mais non, mais non, il ne faut pas vous exagérer la chose. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer… Ah ! voyons que je rédige votre fiche. Comment vous nommez-vous ? Bien. Votre profession ? Sans profession. Vous viviez sur vos terres. Bien. Quel âge ? Trente-huit ans. Trente-huit ans pendant lesquels vous avez joui de la vie, alors que des milliers d’hommes peinaient pour entretenir des routes où vous n’aviez qu’à poser le pied, pour vous nourrir, pour vous vêtir, pour assurer votre bien-être. En admettant que mes expériences sur vous durent deux ou trois mois, car je ne veux pas me séparer de vous tout de suite… Je n’ai pas eu de chance avec ceux qui vous ont précédé ; je m’arrangerai pour vous garder le plus longtemps possible. Vous êtes solide, vous avez vécu au grand air. Pas de tares physiques… Je compte faire avec vous, sur vous, des études intéressantes. Par exemple, un jour, oh ! pas tout de suite, plus tard, quand nous nous connaîtrons mieux et que nous aurons pris l’habitude de travailler ensemble, je vous enlèverai l’estomac et je grefferai à la place un estomac de chien. Vous verrez comme c’est curieux… Allons, je crois qu’avec votre collaboration nous ferons de la bonne besogne. Je ne vous demanderai que d’avoir de la patience et un peu d’endurance… Que diable ! vous n’êtes pas une poule mouillée. Vous êtes là vert de peur, comme si vous alliez défaillir. Soyez un homme, sacrebleu ! Je disais donc : en admettant que je me serve de vous pendant deux ou trois mois, qu’est-ce que cette légère incommodité de trois petits mois mis en balance avec les trente-huit années où vous avez vécu sur un lit de roses ? Vous passerez bien quelques mauvais quarts d’heure, évidemment, vous allez souffrir d’une façon aiguë, concentrée, ce que les autres hommes, en grande majorité, souffrent d’une façon diluée tout le temps de leur vie. Vous n’êtes pas à plaindre. Votre destinée, en somme, n’aura pas été si mauvaise. Et maintenant, assez parlé, au travail ! »

On étendait le patient sur la table opératoire à laquelle on l’attachait solidement, de manière à l’immobiliser complètement.

« Je vous attache, mon ami, parce que, voyez-vous, il importe que vous gardiez une immobilité absolue. Le moindre mouvement, volontaire ou involontaire, pourrait vous être mortel, et alors, il me faudrait recommencer l’opération avec un autre. Ce serait du temps perdu. »

L’étudiant passait des gants de caoutchouc, puis il prenait un bistouri sur le plateau que lui présentait son aide et commençait son œuvre. D’abord une large entaille dans la région du foie.

« Passe-moi l’écarteur. Bien. Ça va très bien. On 
entre là-dedans comme dans du beurre. »

Le patient poussait des cris entrecoupés de supplications.

« Oh ! oh ! par pitié !… Oh ! oh !… Ne ne me faites pas souffrir… Assez !… oh ! oh !…

– Un peu de courage, mon ami. Ce n’est pas pour mon plaisir que je travaille. J’aimerais mieux fumer une bonne pipe en causant avec des camarades. Mais il faut que la besogne se fasse. Ce n’est pas très agréable pour vous, je n’en disconviens pas. Toutefois, vous pouvez vous dire que, pour la première fois de votre vie, vous êtes utile à quelque chose. »

Quand le bistouri rencontrait un vaisseau, l’aide tendait une pince à l’opérateur qui pinçait le vaisseau pour empêcher le sang de jaillir. Le patient avait ainsi, à mesure que le travail avançait, un nombre grandissant de pinces qui pendaient de chaque côté de la plaie et qui s’entrechoquaient aux moindres palpitations de sa chair martyrisée.

« Ne vous agitez pas, voyons, je ne puis rien faire de propre. Attention, voici l’organe… Un beau foie, un peu hypertrophié : vous avez dû abuser des liqueurs fortes et des mets excitants. Avec cela, peu d’exercice physique, ce qui est anormal chez un homme vivant au grand air. Quand on fait bonne chère, il faut se donner du mouvement. Avouez que vous étiez un gros paresseux ; autrement, auriez-vous ces muscles mous et cette graisse inutile ?… Voyons la vésicule. Elle me paraît pleine de bile… Passe-moi un godet que je recueille cette sécrétion. Une toute petite incision.

– Oh ! oh !… Par pitié ! C’est affreux ! C’est trop souffrir ! »

Et l’homme essayait d’échapper à ses liens. Les pinces attachées à sa chair cliquetaient. Puis soudain les cris cessaient.

« Voilà qu’il tourne de l’œil, disait l’aide.

– Allons bon ! Fais chauffer le thermo-cautère. Quelques applications dans les narines le réveilleront. »

En effet, sous l’action de la brûlure, le patient reprenait connaissance. L’étudiant le morigénait :

« Mon ami, vous n’êtes pas raisonnable. L’expérience ne sera plus très longue. Que gagnerez-
vous à l’interrompre ? Vous souffrirez plus long
temps. Ne bougez pas, sacrebleu ! Une petite
 seconde. Passe-moi le godet que je recueille la
 sécrétion. »

Il appuyait sur la vésicule légèrement incisée. Le liquide s’écoulait lentement.

« Là, on voit que vous vous êtes fait, ces jours-ci, un peu de bile, comme disent les gens du peuple. Souffrez-vous beaucoup ?

– Oh ! oh ! C’est atroce, gémissait le patient. Tuez-moi d’un seul coup mais ne me faites pas mourir à petit feu.

– Vous êtes nerveux ; au moindre contact, vous 
poussez des cris de putois. Là où j’appuie en ce 
moment, je sais que c’est un peu douloureux, mais ici,
 mais là, ce doit être supportable… Non ? Ce n’est
 pas supportable ? Vous êtes étonnant, mon ami.
 On ne peut pas vous toucher. Que diriez-vous si
 vous étiez entre les mains du patron ? En voilà un 
qui s’y entend pour faire durer le plaisir jusqu’à 
l’extrême limite de la résistance humaine. Vous avez de la chance d’être tombé sur un bon type comme moi. »

Et, s’adressant à son aide :

« Prends sa température rectale. »

Au bout de trois minutes, le thermomètre marquait 38, 2.

« Ce n’est pas beaucoup. Voyons, vous faites bien du potin pour peu de chose. Vous êtes douillet… Je vois cela, vous voulez tirer au flanc. Allons, un peu de teinture d’iode pour cautériser l’incision. Là, vous n’allez pas jouir, je vous en avertis. Tâchez d’être un homme. »

Les hurlements redoublaient, la voix devenait rauque. Les doigts des mains et des pieds s’écartaient, se contournaient ; tout le corps avait des soubresauts convulsifs. L’homme râlait.

« Allons, c’est assez pour aujourd’hui. Je vais
 vous recoudre. À présent, vous voilà tranquille pour 
trois semaines. Vous allez être comme un coq
 en pâte. Dans trois semaines, je vous dénuderai 
le nerf sciatique. Je ne suis pas très fort sur cette
 matière, mais je vous réponds qu’après ce coup-là, je
 serai calé. Tout ce qu’il y a de sensibilité dans ce 
nerf, je compte le connaître. Ce sera évidemment 
pour vous un peu désagréable. Vous ne serez pas à la noce, c’est certain. Mais d’ici-là, vous aurez le temps de vous faire une raison. »

De son côté, le professeur Israli s’adonnait à ce qu’il appelait la sculpture vivante. Il était parvenu notamment, par une série d’opérations très délicates, à déplacer le sexe d’un homme et à le faire, comme il disait, pisser par derrière. À son ordinaire, il prélevait sur une certaine partie du corps d’un patient un petit volet de chair, par exemple à l’endroit du cœur ; il sciait ensuite les côtes et mettait le cœur à nu. On laissait la plaie se cicatriser. Pendant ce temps, il veillait sur l’opéré comme s’il eût été son enfant. Une fois guéri, on lui entourait le torse d’une ceinture de caoutchouc dans laquelle était pratiquée une petite fenêtre de mica. Ainsi, en présentant son sujet, il en pouvait montrer le cœur qui battait sous les yeux mêmes de ses élèves. À d’autres, il dénudait le pylore ou bien l’intestin grêle ou encore les reins, et toujours une petite fenêtre de mica permettait de voir l’organe comme un rouage de montre. Son art était si réputé que le commissariat du peuple lui avait confié avec un objectif précis l’ancien gouverneur de la ville, le général prince Fédor Marcowitz qu’on destinait aux réjouissances populaires. Le professeur Israli avait commencé par endormir le prince, parce que l’opération qu’il devait subir était si délicate qu’un simple réflexe du sujet eût pu la compromettre. Il s’agissait de lui couper les paupières, afin qu’il eût les yeux continuellement ouverts. Quelques jours plus tard, sans l’endormir cette fois, Israli lui désarticulait l’épaule et l’amputait du bras droit. Le général, au milieu des cris que lui arrachait la douleur, proférait de telles injures que, fatigué de l’entendre, le professeur l’endormit de nouveau, afin de lui sectionner les cordes vocales. Ensuite, il était passé tranquillement à l’épaule gauche. Un repos d’un mois n’avait pas été superflu pour permettre au patient de se remettre de ses émotions. Quand il fut de nouveau étendu sur la table opératoire, il subit l’amputation des deux jambes. Ainsi, réduit à l’état de tronc, il était incapable du moindre mouvement. Alors, cet homme énergique entreprit d’échapper à ses tourmenteurs en se laissant mourir de faim. On dut le nourrir à l’aide d’une sonde. Il serrait les dents pour en empêcher l’introduction ; mais le gardien auquel il était confié avait plus d’un tour dans son sac. Un coup d’aiguille dans les testicules produisait chaque fois le même effet. Sous l’action de la douleur la bouche s’entrouvrait et la sonde était introduite.

Pendant ce temps, le gardien goguenard disait au général prince qui ne pouvait lui répondre :

« Tu vois, mon vieux, ce n’est pas plus difficile que ça. »
 
 

II

 

LE CIRQUE

 
 

Dimitri Kobut avait été l’âme de la révolution ; il en était resté le chef et l’oracle. C’était un petit homme chauve, au nez court, aux yeux bridés d’Asiatique. Taciturne, ayant horreur des bavards, il n’aimait pas à être dérangé, et ses visiteurs étaient avertis par une pancarte pendue au mur de son cabinet que, les minutes du dictateur étant précieuses, ils eussent à être brefs dans leurs propos. Quand son ami Slavine, l’écrivain populaire, venait solliciter de lui une grâce, un adoucissement de peine, lui signaler un innocent voué par erreur au supplice, il l’interrompait :

« Ne comprenez-vous pas, Ivan Pétrowitch, que vous me faites perdre mon temps avec ces futilités ? Il ne saurait y avoir d’innocents parmi les privilégiés d’hier. Tous sont coupables à des titres divers. Ce n’est donc pas une différence de nature que vous me signalez, mais une différence de degré. Vous vous perdez dans des détails. Ce qui importe, c’est que tous sentent la puissance invincible du peuple. Notre œuvre est grande, il faut qu’elle soit durable. »

Ce jour-là était jour de fête et de réjouissances publiques. Sur les gradins de l’immense cirque de Premz, dix mille personnes s’entassaient. Dans la loge officielle, Dimitri Kobut avait pris place, entouré par les commissaires du peuple. En face de cette loge, sur la piste, dans un fauteuil de velours rouge, était assis ou plutôt posé l’homme dont les yeux ne se fermaient jamais, l’homme-tronc, le général prince Fédor Marcowitz. Comme tous les ennemis du peuple, il était nu, mais il portait sur la peau quelques-uns de ses ordres, la cravate pourpre de Saint-Michel avec la croix en brillants, le grand cordon vert de Saint-Théodore en sautoir. Quand la musique eut exécuté l’hymne révolutionnaire, il se fit un grand silence. Alors, le crieur public s’avança vers le prince et dit :

« Excellence, nous vous remercions d’avoir bien
 voulu honorer de votre présence cette fête de la 
Liberté. Nous savons tous que vous désirez ardemment revoir vos trois charmantes filles dont vous
 êtes séparé depuis deux mois. Nous allons vous les
 montrer. D’abord votre fille aînée, la princesse 
Alexandra. »

Il se tut. On vit entrer une grande fille au port altier. Déjà habituée à l’état de nudité, elle s’avançait sans embarras avec de beaux seins tendus de Victoire antique. Mais, au-dessus de ce corps de statue, était une horrible chose, une vraie tête de mort, car on lui avait coupé le nez, les oreilles et les lèvres, en sorte qu’elle montrait toutes ses dents éclatantes en un rictus figé et affreux.

« C’est bien la princesse Alexandra que vous 
avez devant les yeux, Excellence. Voyez ce grain de 
beauté à la naissance de la gorge. Nous lui avons
 légèrement modifié la physionomie, mais il faut dire
 que vous l’aviez un peu gâtée. C’était une jeune per
sonne assez orgueilleuse qui méprisait le peuple et 
qui n’avait pas un caractère très docile. Notre bon 
camarade Ivanoff qui, sous l’ancien régime, occupait déjà dans ce cirque les fonctions d’écuyer s’est chargé de la dresser. Rien ne résiste à Ivanoff, ainsi que vous l’allez voir. »

L’écuyer en habit bleu et en bottes molles abaissa la main. Aussitôt, la princesse se coucha sur le sol comme l’eût fait un beau lévrier, le regard aimanté par la main magnétique de l’écuyer. Elle se releva, exécuta au commandement quelques pas de danse. Au milieu d’un mouvement, un simple petit claquement des doigts l’immobilisait dans n’importe quelle position, une jambe levée, la tête renversée, les bras étendus, et elle demeurait là, fixe et pétrifiée, sans une marque de défaillance, jusqu’à ce qu’un autre claquement des doigts lui rendît sa mobilité. Quand ses exercices furent terminés, elle vint s’agenouiller devant son dompteur et poser le front contre sa main, en signe de soumission.

« Vous voyez, Excellence, nous avons su former le caractère de votre fille aînée. Elle comprend désormais ses devoirs envers la Révolution. C’est pourquoi si l’un de nos camarades ouvriers qui sont dans l’assistance n’est pas trop effrayé par son nouveau genre de beauté, il n’a qu’à se présenter ici même, le soir, après sa journée de travail, muni d’un bon de consommation délivré par son comité de district, la princesse est à sa disposition. C’est un beau corps, d’une chair ferme et saine. »

En même temps, il lui donnait, comme à une jument, des claques retentissantes sur le poitrail, sur les cuisses. Puis il fit un signe, et la princesse, avec son rictus figé et sa démarche souveraine, se retira.

La princesse Katia lui succéda. C’était une jeune fille de vingt ans, au corps plus délicat, mais de proportions parfaites. Son visage était charmant. Elle s’avançait, un peu intimidée.

« Voici votre seconde fille, Excellence. Celle-ci était votre préférée et vous n’aviez pas tort, car elle a une nature très douce et nous n’avons eu aucunement à nous en plaindre. Sans révolte inutile, elle a compris tout de suite que le peuple exigeait des filles de sa classe une obéissance absolue. »

La jeune fille tenait à la main un fouet qu’elle porta à ses lèvres avant de le remettre à l’écuyer. C’était un fouet long, souple, comme on s’en sert au cirque pour présenter, tout dressés, les chevaux de sang. L’écuyer le fit claquer joyeusement dans l’air.

Katia prit place au milieu du cirque et, levant les bras, elle posa les deux mains sur sa tête. Elle souriait. L’écuyer, d’un coup bref du fouet, l’enveloppa toute, comme d’un serpent aux vifs anneaux aussitôt déroulés. Une trace blanche marqua la chair fine et aussitôt rosit. Katia, sans cesser de sourire, compta à haute voix :

« Un. »

L’écuyer prit du champ. Le fouet claquait autour de la jeune fille. Soudain, l’extrémité de la mèche vint se poser sur le sein droit ainsi qu’une mouche de feu.

« Deux, » compta Katia.

La mouche de feu s’envola, se posa sur le sein gauche, sur le ventre, sur les cuisses, sur le dos, laissant chaque fois une meurtrissure visible.

« Cinq, six, sept, huit, » comptait Katia.

Le dixième coup l’enveloppa toute, comme avait fait le premier. Après quoi, l’écuyer s’arrêta. Alors, la jeune princesse laissa retomber ses bras. Elle souriait toujours, mais des larmes, que la douleur lui avait arrachées, coulaient sur ses joues. Elle s’approcha de l’écuyer, s’agenouilla et lui baisa la main. Il lui rendit le fouet qu’elle baisa aussi, puis, de sa démarche gracieuse, elle se retira. On voyait onduler ses hanches et remuer légèrement ses jeunes seins. Quand elle fut à l’extrémité de la piste, elle se retourna et, de sa main libre, elle jeta un baiser au public. Alors, du haut en bas des gradins, des applaudissements éclatèrent, tant la grâce de cette enfant, avait touché le cœur endurci de ces brutes.

« Voici maintenant, Excellence, votre troisième 
fille, la princesse Sonia. »

Elle parut, suivie d’un soldat de la République qui semblait embarrassé et souriait gauchement.

« Excellence, le camarade Arexéief que vous 
voyez à côté de la princesse Sonia est votre ancien 
ordonnance. Il avait eu l’audace extrême de jeter les
 yeux sur la jeune princesse et commis, selon vous,
 le crime impardonnable de lui remettre à elle-même
 un billet. Nous vivions alors à une époque où ce
 geste bien naturel pouvait être considéré par une
 fille noble comme un outrage. Le billet vous fut 
porté et le soldat Arexéief reçut trente coups de verge 
puis fut jeté dans un cachot d’où la Révolution vint
heureusement le tirer. Le voici devant vous. Un 
enfant du peuple qui a convoité une fille de votre
 classe et qui en a injustement souffert a droit à une 
réparation éclatante et publique. C’est cette réparation que nous lui offrons aujourd’hui en votre présence et avec votre permission. »

Deux valets de bourreau apportèrent une cangue, panneau percé de trois ouvertures, l’une pour le cou, les deux autres par les poignets. Le panneau fut fixé au sol dans la position verticale ; on l’ouvrit et la jeune princesse y fut prise. Debout et courbée par l’emprisonnement de sa tête dans l’ouverture centrale, elle tendait au soldat une croupe que celui-ci considérait sans déplaisir. Alors, le bourreau s’avança ; il prit une des mains petites et fines qui sortaient de la cangue et se mit à décoller l’ongle du pouce. Les cris aigus de Sonia accompagnaient son travail. On voyait le jeune corps se raidir pour échapper à la cangue. Elle pliait les genoux, se redressait, tendait la croupe, agitée de convulsions que le soldat suivait d’un œil placide où luisait tout au fond une petite flamme.
 
 

 

Le crieur fit un signe. Le bourreau interrompit son travail. Les cris de la princesse s’affaiblirent, devinrent une sorte de gémissement. Le crieur dit :

« Camarade Arexéief, parce que vous étiez un enfant du peuple, vous avez souffert dans votre chair pour avoir convoité cette femelle. Elle est à vous. Dès ce moment, vous êtes unis. »

La patiente fut délivrée. Elle hoquetait ; elle regardait avec des yeux étonnés et craintifs le camarade Arexéief. Il posa sa forte main sur cette chair douce et palpitante. Sonia prit cette main et la porta à ses lèvres. Ensuite, ils partirent côte à côte. La jeune princesse titubait un peu. Son tendre visage était bouleversé par des sentiments d’horreur et de dégoût qu’elle s’efforçait de surmonter tandis que, près d’elle, à la fois gauche et fanfaron, le rustre montrait une face bestiale et réjouie.

« Votre Excellence, dit le crieur, voit ce que la Révolution a fait des trois orgueilleuses princesses, vos filles… Je ne devrais pas dire trois, car il faut mettre à part la princesse Katia, votre cadette, qui est une petite perfection. Pour la princesse Sonia qui vient de nous quitter, elle n’a pas toujours été un ange de douceur, et même après ce qui est advenu de fâcheux à sa sœur Alexandra, son petit caractère n’a pas cédé tout de suite. Sans se montrer positivement récalcitrante, elle était maussade ; elle n’avait pas, comme on dit, le cœur à l’ouvrage. Alors, nous l’avons fait assister à une séance de vivisection. Vous connaissez, Excellence, l’I. M. E. P. ; vous y avez passé et vous en êtes sorti dans l’état magnifique où nous vous voyons aujourd’hui. Eh bien, ces séances de vivisection sont très instructives pour une jeune princesse morose. Elle a vu disséquer une jambe vivante, fibre à fibre. Et, depuis, ses jambes sont devenues très obéissantes. Les exercices d’assouplissement qui lui étaient commandés ont été exécutés avec une ponctualité remarquable. Voilà, Excellence. Nous avons dressé vos filles, comme nous dresserons tous ceux parmi vous que la mort aura épargnés. »

Il cessa de parler et l’on passa à d’autres jeux. On vit d’abord paraître une demi-douzaine d’anciens fonctionnaires que le nouveau régime comptait utiliser après en avoir amusé le peuple un instant. Ils étaient précédés par un chariot contenant de grands carrés de fil de fer treillagé qui venaient de passer par le feu et qu’on ne pouvait toucher sans se brûler. À l’aide de longues pinces, on les disposa de distance eu distance sur la piste circulaire. Cela fait, les six hommes harcelés par le fouet se mirent à courir. Quand ils passaient sur un de ces maudits carrés de treillage, on les voyait en retirer précipitamment les pieds, sauter, faire de grandes enjambées, tomber parfois sur les genoux ou sur le derrière, se relever en s’aidant de leurs mains qu’ils portaient aussitôt à leur bouche ou bien qu’ils secouaient dans l’air, toujours courant, pour recommencer plus loin les mêmes sauts, les mêmes chutes, les mêmes gestes maladroits, éperdus, que le public trouvait grotesques et qui le faisaient rire aux éclats.

Il y avait surtout un petit homme ventru, aux membres trop courts qui, malgré tous ses efforts demeurait en arrière des autres ; il courait aussi vite que ses jambes le lui permettaient, essoufflé, recevant des coups de manche de fouet dans les parties charnues et, tout en courant, il se retournait pour dire avec reproche :

« Finissez, messieurs. Laissez-moi. Vous voyez bien que je fais ce que je peux. »

Il suffoquait d’indignation ; il prenait le public à témoin de l’inconvenance du procédé. Qu’on le condamnât à se gaufrer de brûlures la plante des pieds, soit, si les jeux du cirque l’exigeaient, si c’était le règlement. Mais ces coups de manche de fouet sur le derrière constituaient un abus, un manque de respect intolérable. Et il protestait, et il suait, et il s’efforçait de rattraper les autres, tout en se protégeant les fesses de ses mains aux doigts écartés.

Les six coureurs firent ainsi trois tours de piste, tombant, se relevant, sautillant, boitant, puis ils disparurent, suivis clopin-clopant par le petit homme essoufflé, ahuri, qui était le comique de la troupe.

Le numéro suivant était composé de quatre jeunes hommes choisis parmi les plus débauchés de l’ancienne aristocratie. On ne comptait plus les filles qu’ils avaient séduites, puis abandonnées. Les familles des victimes étaient là, réclamant l’expiation. Tous quatre officiers de l’armée royale avaient de beaux corps d’athlète souples et musclés, et l’on comprenait que peu de femmes leur eussent résisté. Rien n’avait pu abattre leur superbe et, encore maintenant, ils s’avançaient avec arrogance.

On leur passa autour du cou un collier fixé à un poteau de fer, les bras et les jambes étant liés. Ils subirent avec courage toute une série de supplices où s’appliqua patiemment l’art du bourreau. Quand on les détacha, deux d’entre eux s’affaissèrent sur le sol privés de connaissance. On dut les traîner par les pieds hors du cirque, comme on fait pour les chevaux éventrés dans les courses de taureaux. Les deux autres eurent l’affreux courage de marcher pour aller mourir loin des regards d’une foule ennemie.

Ensuite, le crieur public annonça Son Excellence Léonideff Prott, ancien ministre de la police. C’était un homme à la barbe noire, brillante et bien coupée. On lui avait fardé les joues parce que la rumeur publique lui prêtait des mœurs équivoques. Il avait d’ailleurs une peau de femme, ce qui lui valait la haine déclarée et vociférante des hommes. Pour différents méfaits que le crieur public énuméra brièvement, il avait été condamné à être écorché vif, mais partiellement, de façon à pouvoir subir ultérieurement devant le peuple d’autres supplices. Ses genoux en marchant s’entrechoquaient, et il devait être, sous son fard, d’une pâleur de cadavre. Quand il fut lié au poteau, le bourreau s’approcha, fit sur le torse une légère incision qu’il prolongea de haut en bas, découpant ainsi un grand rectangle, puis avec beaucoup d’adresse, il se mit à détacher la peau dont le lambeau grandissait de minute en minute, mettant à vif la chair de la poitrine et du ventre. Bientôt le rectangle détaché couvrit, comme un tablier, les jambes du patient. La foule s’étonnait qu’il ne criât point. C’est que le professeur Israli était passé par là. Importuné par les protestations d’innocence de l’ancien ministre de la police, il lui avait, tout comme au général gouverneur, sectionné les cordes vocales et, selon son expression, coupé le sifflet.

L’homme au tablier de chair fut détaché et dut faire le tour de la piste sous les huées, les insultes et les imprécations du public. Au premier rang, certains, qui s’étaient munis de poivre, lui en jetaient au passage une poignée sur sa chair vive. Le supplicié, les yeux hors de la tête, ouvrait vainement sa pauvre bouche muette, levait les bras en signe d’imploration et continuait à marcher avec ce tablier qui lui battait les genoux. Quand il eut terminé son tour de piste, un valet saisit ce grand lambeau sanguinolent et tenta de l’arracher pour le jeter à la foule, mais il ne put y parvenir et l’homme au tablier disparut.

Le suivant était Son Excellence le baron Rosen Milewenko, ancien premier ministre, homme d’environ cinquante ans, aux cheveux blancs, un peu embarrassé par sa nudité. Il s’avançait cependant, avec une sorte de dignité volontaire. Depuis deux mois qu’il avait été condamné à mort par le tribunal révolutionnaire, il attendait l’heure du supplice. Le crieur rappela qu’il avait aboli, sous l’ancien régime, la liberté de réunion, dissous les syndicats ouvriers, interné les députés de l’opposition, donné l’ordre à la troupe de tirer sur le peuple. En conséquence, l’arrêt de mort prononcé contre lui serait exécuté de la façon suivante : il allait être scié entre deux planches.

L’exécution eut lieu au son de la musique. Ensuite, les valets nettoyèrent la piste, jetèrent du sable sur les flaques de sang. Et le crieur s’avança vers le général prince :

« À vous, Excellence. »
 
 

 

L’homme-tronc fut extrait de son fauteuil et déposé sur le sol. Il allait servir de cible aux joueurs de boules les plus réputés de Premz. Ceux-ci, désignés à l’avance, descendirent des gradins. On leur remit d’étranges boules de dimensions inusitées et de forme singulière. C’étaient les têtes desséchées, naturalisées, des premières victimes de la révolution. Chaque boule atteignait le prince. Au choc de certaines, il perdait l’équilibre et tombait à la renverse. Un valet le relevait et le jeu continuait.

Le même joueur le fit choir trois fois de suite. Sa croix en brillants de Saint-Michel lui pendait dans le dos, son grand cordon de Saint-Théodore s’était détaché et gisait sur le sable ; l’aspect de cette cible humaine était lamentable, mais, par un miracle de volonté, le visage demeurait fier. Chez cet être réduit, si l’on peut dire, à sa plus simple expression, l’orgueil n’était pas abattu, et l’on était gêné par le regard fulgurant, ivre de haine de ses yeux sans paupières.

Quand le public et les joueurs furent las, on le laissa sur le sable, privé de mouvement, inerte, comme une marionnette. Alors, un joueur s’approcha de lui et, du pied, s’amusa à le retourner la face contre terre.

« Je crois qu’il est temps de lever la séance, » dit à
 l’oreille de son voisin Dimitri Kobut.

Il se leva. La foule, voyant qu’il allait partir, se précipita dans les couloirs pour l’acclamer, pour toucher ses mains, ses vêtements. On criait :

« Vive notre père ! Longue vie à Kobut, notre
 sauveur ! »

Ses gardes du corps eurent quelque peine à lui frayer un passage jusqu’à la rue. Du cirque au palais du gouvernement, la distance n’est pas longue. Kobut la parcourut à pied, toujours salué par les acclamations d’une foule idolâtre. La nuit tombait. Sur l’immense place de la Révolution, on avait édifié une estrade où, ce soir, des musiciens joueraient des airs populaires au son desquels le peuple danserait. Tout autour de la place, de dix mètres en dix mètres, fixés à des poteaux de fer, enduits de résine et de poix, les bourgeois sacrifiés, que l’examen médical avait jugés impropres à être donnés aux chiens, attendaient leur supplice. Quand la nuit serait tout à fait venue, ils flamberaient, éclairant les réjouissances populaires. D’autres, pareillement enduits de poix, étaient tenus en réserve dans un bâtiment voisin, prêts à remplacer ceux qui auraient flambé. Quelles réflexions devaient faire ces malheureux ?

Dimitri Kobut traversa la place. Le palais du gouvernement était tout éclairé. Bientôt, après le dîner, réunis sur le balcon du premier étage, les commissaires du peuple assisteraient aux ébats d’une foule en délire ; ils entendraient les cris des suppliciés et les rires des danseurs ; ils respireraient cette affreuse odeur de chair brûlée qui accompagnait toutes les fêtes de la Révolution. Le dictateur hocha la tête d’un air désapprobateur. Il était temps de diriger l’esprit du peuple vers d’autres objets. Il pénétra dans le palais, congédia les personnes de sa suite et gagna son cabinet dont il défendit la porte. Il était las ; il avait besoin d’être seul. Il s’étendit sur un divan et ferma les yeux. Au-dessus de lui était le portrait de Karl Marx, le prophète qui, pourtant, n’avait pas prévu toutes ces horreurs. Les yeux clos Dimitri Kobut revoyait la grâce de Katia, son air d’innocence, le stoïcisme de son sourire sous les morsures du fouet, le baiser qu’elle avait jeté à la foule. Il sonna et dit qu’on allât lui chercher la jeune fille. Elle n’était pas loin ; elle se trouvait dans le palais même où elle avait été amenée une fois terminé son numéro de cirque, car elle devait, en ce jour de fête, danser avec d’autres jeunes filles de sang noble pour charmer, pendant leur dîner, les yeux des commissaires du peuple.

Katia parut. De sa démarche légère et timide, elle s’avança, et vint s’agenouiller devant le divan. Kobut ne put s’empêcher d’admirer ce jeune corps, cette peau satinée, ces seins charmants, bien suspendus, d’une rondeur parfaite où les mouches de feu avaient laissé leur trace. Le cœur de la jeune fille battait à grands coups. Cet homme tout-puissant, étendu sur ce divan, petit, chauve, avec son nez court, ses yeux bridés d’Asiatique, que lui voulait-il ? Elle n’en doutait pas, hélas ! Le capital sensuel que, selon l’affreux jargon révolutionnaire, elle représentait appartenait à la nation et, par conséquent, en premier lieu, au maître de tous. Elle défaillait de dégoût en songeant aux caresses qu’Ivanoff et ses pareils exigeaient d’elle. Les vices, les raffinements voluptueux qu’à tort ou à raison ces brutes reprochaient aux classes dépossédées, ils se les étaient appropriés. « C’est bien notre tour, » se disaient-ils. Elle songeait à sa bouche de fleur salie, souillée par d’abjects contacts et, agenouillée, esclave tremblante, elle attendait un ordre. Mais rien de ce qu’elle redoutait ne se produisit. Dimitri Kobut se redressa lentement comme un homme fatigué, s’assit sur le bord du meuble, la fit asseoir auprès de lui et posa paternellement la main sur son épaule.

« Ma petite âme, ma petite colombe, je t’ai fait
 venir pour te demander ce que tu souhaites. Je 
veux, sur l’heure, te l’accorder. »

Elle ne répondit pas tout de suite. Il dut répéter sa question. Alors, elle dit lentement, en baissant les yeux, avec une résolution farouche :

« Maître, ôtez-moi la vie. Délivrez-moi.

– Tu veux donc mourir, mon enfant ?

– Ôtez-moi la vie, » répéta-t-elle avec exaltation.


Il réfléchit un instant.

« Oui, je comprends… »

Et il demeura silencieux. Puis :

« Je vais faire ce que tu demandes. Tu ne souhaites rien d’autre ? »

Elle joignit les mains.

« La grâce de mon père.

– Soit. L’expiation a été suffisante pour cet homme. Et après cela ? C’est tout ?

– Il y a aussi ma mère. Elle est libre. Elle vit dans une pauvre maison habitée par des gens du peuple. On lui a laissé les quelques bijoux qu’elle portait sur elle le jour où… le jour où nous avons tout perdu… Avec le produit de ces bijoux, elle subsiste et prolonge la vie de mon jeune frère Vladimir qui est toujours malade. Mais, comme toutes les femmes de sa classe, elle est privée de vêtements et, quand elle est obligée, le plus rarement qu’elle peut, de sortir pour aller acheter les aliments indispensables, c’est une humiliation sans nom pour une personne respectable que d’être vue par tout le monde dans l’état où je me trouve moi-même. Mais, pour moi qui suis jeune, les regards des hommes ne sont qu’un outrage auquel on finit par s’accoutumer. Pour elle, déformée par l’âge, c’est une profanation. S’il n’y avait pas Vladimir, elle se laisserait certainement mourir de faim plutôt que de sortir. »

Elle parlait, le buste un peu penché en avant, le regard fixe, les deux mains appuyées au divan. Il voyait cette jeune fille nue assise à son côté et il en éprouvait une impression étrange. Cet homme qui ne quittait guère son cabinet où n’entraient, pour de brefs entretiens, que de farouches doctrinaires, se sentait un peu troublé par cette nuque délicate, cette ligne des épaules, ces reins cambrés, tout ce jeune corps offert à son désir. Lui qui avait toujours vécu chaste sentait en cette minute l’aiguillon de la chair. Il dit :

« Continue. Je t’écoute.

– Récemment, – un témoin me l’a rapporté, – ma mère était au marché. On avait tué sur place des lapins apportés vivants et, d’un étal, le sang ayant coulé formait une petite mare sur le passage du public. Un agent de police, aux bottes fraîchement cirées, mit par inadvertance le pied dans cette mare, ce qui fit rire les marchandes. Alors, cet homme s’approcha de ma mère qui lui tournait le dos et, tranquillement, il s’essuya les bottes sur elle, du même geste qu’ont certains voyageurs dans les trains pour s’essuyer les pieds aux coussins de leur compartiment. Ma mère ne pouvait rien dire. Jusqu’à la maison elle garda sur les cuisses cette trace de cirage et de sang… »

Il écoutait patiemment ces détails pour lui fastidieux. Il daigna répondre :

« La question des vêtements nous préoccupe. Nous sommes obligés d’en être avares. Cependant, on peut tolérer que ces femmes se couvrent de ce qu’elles trouveront : vieux sacs, tentures ; elles sont ingénieuses, elles s’arrangeront. Oui, cela est possible. »
Katia tournait vers lui son gracieux visage. Il revit les mouchetures qui meurtrissaient les seins et ferma les yeux.

« Maître, reprit-elle, puisque vous faites grâce à
 mon père, ne pourrait-on pas autoriser ma mère à le
 rejoindre ? Il faut quelqu’un pour le soigner.

– Je donnerai des ordres. Tu n’as plus rien à me
 demander ? »

Elle baissa la tête et répéta sa prière du début :

« Maître, ôtez-moi la vie.
 »

Elle ajouta :

« Si Dieu me juge digne de l’approcher, je le 
prierai pour vous. Je lui demanderai de vous
 inspirer.

– Fadaises ! Tu n’es qu’une enfant, Katia. Tu ne peux pas savoir… »

Il se leva, alla vers son bureau. Un peu voûté, le teint plombé comme ceux qui vivent trop reclus, il était laid, il avait l’air soucieux, concentré, cruel. Katia ne le quittait pas des yeux. Il lui faisait peur, et pourtant c’était le seul homme qui, en ces temps terribles, lui eût parlé avec bonté. Elle vit sa courte main poilue, semée de taches de rousseur, chercher un objet sur le bureau, s’en saisir. C’était une étroite boîte de métal. Kobut en tira une petite seringue à laquelle il adapta une aiguille de platine. Il semblait se parler à lui-même :

« Les vicissitudes des temps obligent les chefs révolutionnaires à prendre quelques précautions personnelles. Il est à peu près certain que nos ennemis ne sont plus à craindre, mais il faut tout prévoir. J’ai toujours à portée de la main, où que je sois, même sur moi, du cyanure de potassium. L’effet est foudroyant. »

Il s’approcha de Katia, la considéra.

« C’est dommage, » dit-il.

Elle se sentait enveloppée par le regard de ses petits yeux bridés. Elle voulut, de ses bras, cacher ses seins qui attiraient, lui semblait-il, particulièrement son attention. Et, de fait, il luttait contre lui-même. Allons ! pas de faiblesse. Ces amollissants contacts féminins, c’était bon pour ses lieutenants, âmes de valets. Pourtant, la fièvre de plaisir qui s’était emparée de certains d’entre eux était contagieuse. La voix de la tentation chuchotait à son oreille : « Fais comme eux. Il y a temps pour tout. Il faut aussi satisfaire la bête. » Une singulière chaleur lui montait aux yeux à imaginer certaines caresses qu’il avait jusqu’ici méprisées. « Rien qu’une fois, » chuchotait la voix tentatrice. Il se voyait saisissant d’une poigne rude les cheveux de Katia et la courbant sur son désir. Pourquoi feindre ? Pourquoi cette hypocrisie, ces paroles de fausse douceur ? Puisqu’il était un chien comme les autres, il n’avait qu’à dire : « Fais ton office, femelle, » et elle ferait son office. Il se représentait le regard de ses grands yeux, ce regard mouillé d’esclave triste. Ainsi, c’en était fait. La dernière chance de Katia s’évanouissait. Elle le sentait. Pourtant, formée à une terrible école, elle attendait soumise, avec cet obscur fatalisme qui est au fond de l’âme slave. Un sourd ricanement entrouvrit les lèvres du dictateur et montra ses dents gâtées. Ce fut tout. Il brisa une ampoule et emplit la seringue.

« Je vais te faire un peu mal, mais ce sera bref.

– J’ai l’habitude, » dit-elle.

D’une main prompte, il enfonça l’aiguille dans le bras de la jeune fille et pressa le piston. L’effet fut immédiat. Elle eut un tressaillement convulsif, ouvrit et referma deux fois les paupières, puis sa tête charmante s’inclina sur le côté et le corps tomba sur le divan. Dimitri Kobut le considéra longuement. Un peu de mélancolie s’était glissée dans ce cœur inhumain ; mais ce qui dominait en lui, c’était une sensation d’orgueil. Il avait vaincu. Il était un homme digne de commander. Le chef devait être pur et ne vivre que pour l’idée. À travers la porte, on entendait les sons d’une musique joyeuse. Le palais était plein de lumières et de monde. Renversée sur le divan, Katia délivrée gardait aux lèvres un sourire que la mort n’avait pas encore effacé.
 
 

 

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(Louis de Robert, Le Supplice des bourgeois de Premz, Les amis d’Édouard n° 122, Abbeville : Imprimerie F. Paillart, août 1927 ; cette nouvelle a été reprise à la suite de Tragédie du Désir, Paris : Ernest Flammarion, 1933 ; trois eaux-fortes de Raphaël Freida pour Le Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau, 1927)