Avec cinq ou six de nos amis, au fond de la province, où les oiseaux chantent dès qu’il cesse de pleuvoir, nous passons quelques semaines dans cette maisonnette où j’ai vécu mon enfance déjà si lointaine, et je vous dirais que dans ces prairies nous sommes heureux, s’il était aucun lieu du monde où les hommes fussent assez sages pour rencontrer le bonheur.

Je ne vous étonnerai pas beaucoup si je vous confie qu’à la ville nous ne rêvons que de la campagne, et déjà vous me répondez qu’en ces vallons où nous sommes, Paris et ses tourbillons ne cessent pas de nous paraître trop lointains. Il nous faudrait, pour notre joie, que la campagne fût en ville ou l’avenue des Champs-Élysées au beau milieu de ces étendues de maïs, qui étaient vertes à notre arrivée et qui seront toutes dorées le jour de notre départ. Ne croyez pas du tout, par conséquent, que nous ayons envie de reprendre le train pour revoir les quais de la Seine. Non, certes ; ce serait laisser ici nos coteaux. Il nous faut tout, vous dis-je, et parfois M. Lalouette, pour se moquer de nous, comme de lui-même, fredonne une chanson béarnaise qu’il s’est diverti, l’autre jour, à transposer en menus vers de notre langue :
 

Plaignez, s’il vous plaît, notre forgeron,

Dont la bourse est vide et le cœur amer ;

Quand il a du fer, il est sans charbon ;

S’il a du charbon, il manque de fer.
 

Mais M. Théodore Decalandre, avant-hier, à l’heure incertaine du crépuscule, se plaignait que, sur l’herbe, n’apparût point un kiosque, auprès du cerisier, où il nous fût permis d’acheter les journaux du soir. On a déjà dit que l’homme est insatiable et l’on se peut hasarder à penser qu’on le dira longtemps encore ; mais en quelles vaines remarques suis-je au point de m’égarer, quand je songe que c’est ici que se cabrait jadis le dernier des Centaures ?

Il ne faut s’étonner de rien, et la sagesse et les poètes nous l’enseignent, tant il est vrai que, pour peu que l’on se prenne à méditer, il n’est rien qui ne soit en possession de nous surprendre et de nous faire ainsi perdre notre temps, et d’abord notre présence sur ce quasi-globe qui tourne sur soi-même et roule au mystère d’un espace qui ne paraît point avoir de bornes. Mon oncle, quand j’avais six ans, vous disais-je, ou, du moins, j’allais vous le dire, avait fait, au fond de ces bois voisins, qui s’étendent jusqu’en Espagne, la connaissance d’un Centaure. Mon oncle chassait, très loin de la maisonnette, et tout à coup, au détour d’un sentier assez obscur sous les hêtres, il s’était trouvé nez à nez, si je puis dire, car l’autre portait la tête fort haut, avec ce Centaure qui, par quelque permission des dieux, continuait de fouler le sol d’un quadruple sabot. Le monstre se montra courtois, tandis que mon oncle lui laissait voir son inquiétude. Ils causèrent longtemps et mon oncle le pria de venir dîner quelque jour chez nous.

« J’y consens volontiers et vous en remercie, répondit le Centaure, mais ne saurai frapper à votre porte qu’à la nuit tombée, pour repartir avant l’aurore, tant les hommes sont méchants. S’ils pouvaient m’apercevoir, ils ne manqueraient pas de me tendre des pièges pour me capturer et me montrer ensuite aux curieux dans quelque mélancolique baraque foraine. »

C’est ainsi que le Centaure vint souvent dans cette maison d’où je vous écris. En raison de mon jeune âge, j’étais déjà couché quand il ouvrait la grille et je dormais encore à l’instant qu’il regagnait ses bois. Mais mon oncle me disait tout, et j’ai sur ces soirées des souvenirs si précis que je ne cesse point de me demander s’il ne m’est pas arrivé, deux ou trois fois, de dîner avec le Centaure.

J’étais tout ébloui de ce grand homme-cheval qui me souriait et qui, si je n’ai point rêvé, me tapotait les joues d’une main puissante mais légère. Il m’enchantait. Nous dînions à l’étable. Il le fallait bien. C’est là que sur un beau tapis, à quelques pas des bœufs étonnés, l’on dressait la table dont le monstre bienveillant occupait l’un des grands côtés : il pouvait de la sorte étendre son vaste corps velu sur la paille et sur les coussins, ne montrant que son buste au-dessus de la nappe. Il prenait de tous les mets, comme nous, mais, après le dessert, demandait de l’avoine et une botte de foin qu’il dévorait avec plaisir :

« J’ai deux corps, disait-il ; encore qu’ils soient unis, je ne dois négliger ni l’un ni l’autre. »

Au bout de quelques mois, mon oncle lui demanda s’il ne lui plairait pas de vivre à la manière des hommes.

« Je ferai les démarches, dit-il à notre invité, et je ne doute pas que vous ne soyez promptement agréé. Vous deviendrez l’un des nôtres. Vous serez inscrit à la mairie du village et nos pareils, qui sont en effet assez barbares, se trouveraient ainsi bien empêchés de vous causer jamais aucun ennui. Enfin, je voudrais, avant de mourir, vous voir adjoint au maire ou maire…

– Et je mettrais une jaquette pour les mariages ! dit le Centaure en riant. Non. Vous savez comme je me plais chez vous, où je viens souvent en secret ; mais le sort des humains n’a point pour moi de très grands charmes. Ce foie gras dont vous m’avez fait goûter, et qui était délicieux, songez au nombre d’hommes qui ont travaillé, depuis celui qui gardait les oies jusqu’à celui qui a soudé la boîte, et je ne parle pas ici des transporteurs, pour qu’il parût enfin dans votre plat de porcelaine. J’en pourrais dire autant de tout ce qui est sur votre table, de vos vêtements, de votre maison, de tout enfin autour de vous. Je vis seul. Une grosse branche que je coupe est mon arme habituelle, car je n’use que rarement de mes flèches que je taille moi-même, pour abattre les lièvres qui me servent de nourriture et parfois un furieux marcassin, et je me repais d’herbe heureuse et toute brillante de rosée, dans les délices de l’aurore. Je joue continuellement ma vie et, si je n’attrapais point de gibier, je mourrais de faim. Mais c’est ce risque qui me plaît et qui me fait mieux bondir et me cabrer dans les belles clairières silencieuses. L’incertitude de mes jours et de mes nuits ne m’est pas moins agréable que mes chasses et que mes proies. »

C’était un joueur. Il parla longtemps encore, et je songe maintenant à nous qui nous plaignons sans cesse de tout ce qui nous manque, ainsi que je vous le rapportais tout à l’heure. Voulez-vous vous armer d’un gros bâton pour vivre dans la forêt ? Vous me répondrez que vous n’êtes pas l’un de ces Centaures, qui sont tous fils d’un Nuage, et que vos jours déjà sont assez pleins de risques.

 
 

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(Tristan Derème, in Marianne, grand hebdomadaire politique et littéraire illustré, sixième année, n° 308, mercredi 14 septembre 1938 ; Alexander Rothaug, « Nymphenraub, » c. 1920)