« Trinquet ! Donne-nous de la lumière ! »

Se levant d’un bond, le vieux territorial, qui somnolait dans un coin, se précipita sur le commutateur, inondant de lumière le modeste réduit servant de poste de police.

Nous sommes en plein été, – un soir de dimanche, – et les toilettes claires des couples joyeux, après un après-midi passé à la campagne, regagnent la ville à l’heure des premières ténèbres.

« Quel dommage, mon vieux Trinquet, qu’on ait des permissionnaires aujourd’hui… On serait mieux sous le tilleul, à la grille d’entrée du camp, qu’ici !

– C’est la guerre, Sergent ! Et ça vaut mille fois les marmites. »

Neuf heures. L’appel… Un flot bleu de capotes se précipite dans le camp, riant, chantant, zigzaguant même.

Dix heures… Onze heures… Les retardataires s’échelonnent ; les permissions s’entassent sur la table.

Minuit… Encore un, puis deux…

« En vois-tu encore, Trinquet ?

– J’crois pas. On va pouvoir s’pieuter ! »

Une heure du matin… Mes quatre hommes ronflent sur le bat-flanc. Seul, debout, accoudé au râtelier d’armes, je rêve. Je rêve aux jours mauvais, aux jours passés dans la tourmente, aux heures de grande hécatombe, – à ceux que j’ai connus, que j’ai aimés et qui sont tombés dans l’épouvante et l’horreur des tueries guerrières.

Pourquoi suis-je encore là, moi ? Comment suis-je sorti indemne de ce cataclysme ? Ah ! Que l’homme, si grand par ses conceptions, si noble par ses aspirations, si puissant par les machines qu’il crée, est faible, peu de chose, abandonné à lui-même ou opposant sa poitrine aux engins destructeurs inventés par les hommes… ses frères !

Des milliers d’insectes s’abattent sur mon cahier, voltigent autour de la lampe qui les attire et les fascine : petits papillons de nuit, légers comme des corolles de fleurs, fourmis ailées, cousins menus et frêles sur leurs longues pattes. Ils entrent en bandes par la porte grande ouverte et ils tournent, tournent autour de l’ampoule jusqu’à ce que, à bout de forces, ils tombent inertes sur mon journal qui leur sert de linceul.
 

*

 

Une brise fraîche m’apporte, avec quelques pétales de roses, l’enivrante senteur qui se dégage dans la nuit de leurs corselets grenat.

Un être étrange pénètre avec eux et se pose sur l’abat-jour de faïence. Pas plus gros que la vulgaire sauterelle de nos prés, il porte deux antennes qui, lorsqu’il s’arrête, s’abattent d’elles-mêmes. Au lieu de marcher horizontalement, il se tient droit sur ses pattes qu’il replie pour s’asseoir. De son corps, au reflet métallique, deux tentacules sortent et s’agitent sans cesse.

Pour mieux le voir, je prends ma loupe qui me sert de briquet les jours de soleil.

J’ai l’œil sur lui.

Il se prête à mes investigations.

Instinctivement, je recule stupéfait, car de cet être infime se dégage comme une bouffée d’ondes.

Mon premier moment de surprise passé, je reviens à la charge.

Cette fois, je ne puis revenir de mon étonnement. Est-ce un songe, une hallucination, un cauchemar ? Mais non ! Mes compagnons dorment toujours, la lampe brille d’un radieux éclat, – et la loupe que j’ai entre les doigts me révèle des choses inouïes, à peine croyables…

Mon nouvel hôte, dont j’admire les détails de toute la grandeur de mes yeux, possède une tête semblable à la nôtre. Sa figure est, en petit, la reproduction d’un visage humain, mais une pure merveille de finesse et de grâce.

À mesure que je la contemple, il se dépouille d’une carapace qui tombe avec un bruit argentin. Avec elle, se détachent les deux antennes, et un homme auprès duquel les nains de Lilliput auraient passé pour des géants se débat sous ma lentille. Deux bras, si petits qu’on n’aurait pu les découvrir à l’œil nu, sortent des tentacules soudés à la cuirasse.

Ô ces bras, ces mains surtout !

Comme les nôtres, ces dernières se terminent par des doigts plus ténus que la plus fine des herbes des champs. Et ces ongles, grand Dieu ! La pointe d’une aiguille les recouvrirait en entier.

Avec mon couteau, j’essaie de percer la carapace. Elle résiste et mon petit homme s’agite de façon diabolique, comme s’il voulait me dire : « C’est en vain ; tu ne réussiras pas ! »

Et, au même instant, elle m’échappe pour recouvrir le phénomène mystérieux qui captive mon attention. Ses antennes s’écartent. Sa cuirasse devient phosphorescente à faire pâlir l’éclat de ma Visseaux.

D’un bond, l’étrange visiteur est près de moi, sur moi. Il fait le tour de mon oreille et y reste le temps de tisser un filet plus léger que celui des araignées. Puis, il repart à son premier poste.

Un fil impalpable nous relie l’un à l’autre.

J’entendis alors distinctement sa voix, tout comme celle d’un homme :

« Tu vois, je suis petit, bien petit, mais fort. Ne crains rien cependant. Je viens, ce soir, pour t’étonner et t’émerveiller. Comme toi, j’ai vécu la vie que tu vis ; j’ai pris la garde dans les camps, je suis allé dans les tranchées ; mais, pour mon bonheur, j’ai eu la bonne fortune de rencontrer un jour Paul Robert, le grand vulgarisateur dont tous les journaux ont parlé en termes élogieux, et que tu as connu aussi. Il frissonnait d’épouvante au spectacle des sombres horreurs dont ses yeux avaient été les témoins. Quelque chose d’immense, de fantastique, de surhumain, germait dans son cerveau. Il passait ses journées, la tête dans ses mains. Un travail colossal s’accomplissait en lui. Mais un tel labeur devait épuiser ses forces. Quand ce fut notre tour de relève, il n’avait plus figure humaine. Le médecin auquel il se présenta, l’évacua, de suite, à l’intérieur. Et la bonne ville de Lyon eut l’insigne honneur de le recevoir dans ses murs.

Depuis plusieurs semaines, j’en étais sans nouvelles, quand, un matin, au cantonnement, le vaguemestre me remit ces mots :
 

« Mon bien Cher,
 

Enfin, je respire ! Mes joues ont repris leurs couleurs, mes forces reviennent. Je vais pouvoir me mettre à l’œuvre. Ce que j’en ai passé, de ces jours et de ces nuits, incapable du moindre effort, n’étant plus que l’ombre de moi-même. Aujourd’hui, c’est une nouvelle vie qui commence. Je pense, je travaille, je rattrape le temps perdu. L’œuvre, que j’entrevoyais là-bas, prend une forme et se matérialise. Ne crois pas, malgré mon silence, que j’ai oublié les amis. Souvent, je suis avec eux, songeant à leurs misères et à leurs peines. Mais d’ici peu, crois-moi, j’aurai raison de tout cela. Ne t’inquiète pas sur mon sort ; je ne t’écrirai plus avant que la grande nouvelle soit un fait accompli. Patience ! Patience !

Si tu as quelques instants de loisir, songe aussi un peu à moi ; tu pourras m’écrire à l’adresse suivante :

Pert Robaul, 22, avenue de Fourvières.

C’est là que je trime sans relâche, pour toi, pour l’humanité.

Ton vieux de compagnon des jours de malheur,
 

P. R. »

 

*

 

À quelque temps de là, un soir de relève, un éclat d’obus m’atteignit au bras. Le lendemain, on me dirigea sur l’intérieur. Je fus également évacué sur Lyon. C’était l’heureuse coïncidence qui allait, de nouveau, me mettre en rapport avec mon ami.

Huit jours après mon arrivée dans la grande cité des « soyeux » et des brouillards, je faisais ma première sortie. L’adresse de Paul Robert en mains, je gravissais la colline qui conduit à la basilique.

L’avenue que je suivais était bordée de hautes maisons qui avaient tout l’air de couvents avec leurs judas découpés dans les portes, – de jardins, de terrains vagues, de pauvres et miséreuses habitations respirant la tristesse et la pauvreté.

Le 22 de l’avenue était une de ces dernières.

Dans la cour qui la précède, gisent d’innombrables ferrailles, des chaudières, des débris de moteurs. C’est un véritable bric-à-brac. Les fenêtres de la maisonnette sont soigneusement fermées. Je frappe à une porte. Silence !… Au bout de quelques instants, j’aperçois un marteau, semblable à ceux de nos vieux hôtels provinciaux. Machinalement, je m’en sers. Un judas s’entrouvre.

« Robert ?

– Guillemin ! »

Cette fois, j’avais retrouvé le compagnon de jadis.

J’entends des serrures grincer, des clefs remuer, des manettes tourner dans leurs combinaisons, – et je pénètre dans le vestibule poussiéreux où celui que j’avais connu me reçoit avec la plus franche, la plus joyeuse cordialité.

« Comment, toi ici ? Par quel hasard ? Tu ne saurais croire combien je suis heureux de te revoir. La bonne blessure, hein ? Moi, vois-tu, je suis là dans une situation bien spéciale, mais passons là-dessus. Ce que je demande pour le moment, c’est que tu observes le silence le plus complet à ce sujet. Tu ignores tout de moi. Tu en es sans nouvelles. Tu ne connais pas mon adresse. Je ne suis plus du monde des vivants… mais je reviendrai, tu verras, un jour… »

Et la conversation montait, grandiloquente dans le silence et l’obscurité du lieu. Une petite lucarne, à l’autre bout du couloir, nous éclairait à peine et un court rayon de soleil me permit tout juste d’apercevoir la figure de Paul Robert. Sans sa voix, qui était la même que jadis, j’aurais eu bien de la peine à le reconnaître.

Il était plus pâle, plus défait qu’au soir de son départ des lignes. Ses traits s’étaient étirés, émaciés ; ses joues étaient hâves et creuses, blanches comme celle d’un phtisique, et de grands cheveux noirs, ramenés en arrière, accentuaient encore leur pâleur. Lui, qui jadis avait bonne vue, portait maintenant des lunettes. Une longue barbe, dans laquelle se perdaient d’épaisses moustaches, encadrait son visage.

J’eus presque peur de lui.

Maintenant, il me tenait par le bras.

« Entrons par ici ! »

La pièce dans laquelle il m’introduisit était spacieuse.

Une large baie prend la lumière crue du jardin et la répand à profusion sur le mobilier, plutôt sommaire, qui orne la salle. Au loin, par-dessus les arbres, on aperçoit Fourvières et sa tour métallique. Mais, sur chaque chaise, sur chaque table, sur une vieille commode Empire, c’est une débauche de livres, de brochures, de notes. La cheminée est garnie de cornues de verre, de tubes, de réchauds ; des papiers couverts de dessins de mécanique pendent aux murs. Un petit ventilateur électrique fonctionne dans un coin ; une fumée violette s’échappe d’une cuve reléguée au fond d’un évier.

Je me croyais transporté dans un laboratoire d’alchimiste moyenâgeux.

Le soir tombe ; le jardin s’emplit d’ombre, les brouillards montent à l’assaut de la colline.

« Excuse-moi, mon cher, me dit Paul Robert, mais il faut que je sorte. Quand les étoiles s’allument, je descends en ville. C’est l’heure de mes courses. Je vais me ravitailler en vivres, en produits chimiques, en matériel de tout genre. La journée, je n’ose pas m’aventurer dans les rues. J’ai bien changé, n’est-ce pas ? J’aurais peur qu’on me reconnaisse quand même. Ah ! mon vieil ami, comme il est beau, comme il est bon de travailler pour un idéal, de s’y consacrer de toute son âme, de toutes ses forces, jusqu’au bout… Sais-tu que, de la réussite de mon œuvre, dépend le sort de l’Humanité ? Tu l’ignores ? Ce serait trop long à expliquer aujourd’hui, mais reviens lundi, sur les quatre heures ; je t’expliquerai tout. Par contre, je te demande la discrétion la plus absolue. Une minute, et je suis à toi. »

Il s’enfonça dans les ténèbres d’une pièce voisine et me rejoignit dans la cour sur laquelle la nuit avait étendu ses voiles.

Ce n’était plus le même homme. La tête sous un béret d’étudiant, le corps enveloppé dans une pèlerine ample dont le col relevé lui cachait les oreilles, – la pipe aux dents, – c’était presque celui dont je me rappelais distinctement les traits.

Gaiement, nous descendîmes la montée Saint-Barthélémy. Arrivés près du pont de la Feuillée, il me serra franchement les mains, puis, comme une ombre, disparut le long des quais.
 

*

 

Quatre jours après cette entrevue, à l’heure convenue, je franchissais à nouveau le seuil de la maison mystérieuse. Cette fois, ce fut un jeune Annamite qui vint m’ouvrir, découvrant ses dents noires de bétel. Courtoisement, il s’annonça : « Van-Thiao ! » Un pierrot tout proche s’enfuit en piaillant, d’un air sarcastique et moqueur.

Il avait reçu l’ordre de me conduire de suite chez son maître.

En traversant le vestibule, une porte entrouverte me permit d’apercevoir au fond de la salle un groupe de ses compatriotes qui jouaient aux dominos, en fumant d’élégantes cigarettes. Ma présence eut l’air de les surprendre. Puis, il frappa à une porte voisine.

Paul Robert m’accueillit à bras ouverts, le sourire aux lèvres.

« Je t’attendais. Enfin ! Je suis heureux de pouvoir t’initier à mes secrets. »

Il fit signe à Van-Thiao qui, après une révérence, s’éloigna sans bruit.

« Voici un siège ! Mais si tu préfères, nous allons commencer tout de suite notre voyage au pays du mystère. Ne t’étonne pas de tout ce que je pourrai te montrer et te dire. Il n’y a rien de surnaturel dans tout cela. De la science et pas autre chose. Tu as vu ma bibliothèque, l’autre jour ? C’est là qu’avant de me mettre à l’œuvre, j’ai passé des jours et des nuits, fouillant mes traités de chimie et de mécanique. Aujourd’hui, j’en suis sorti à jamais. Mes premiers essais ont été couronnés de succès. Mais passons dans la salle à côté… »

Celle-ci est étroite et remplie de placards.

Il ouvrit l’un d’eux et en sortit deux paquets soigneusement ficelés.

« Prends le premier ; je garde l’autre. Maintenant, regarde-moi faire. Nous allons passer dans la chambre aux gaz. »

Et, en disant cela, il ajusta sur sa tête une ample cagoule en caoutchouc qui ne laissait apercevoir que les yeux par deux trous recouverts d’une lame de mica. Il mit ensuite des gants qu’il serra solidement aux poignets.

Cette opération terminée, ce fut à mon tour.

Quand j’eus fini, il s’empara d’une lampe électrique, puis nous sortîmes dans le jardin.

Tout au fond d’une allée, il me montra une trappe par laquelle nous descendîmes dans les ténèbres, dans l’inconnu, dans un monde fantastique qui aurait déconcerté un Wells ou un Jules Verne.
 

*

 

Au bas des escaliers, s’ouvrait un étroit couloir.

D’un côté, c’était la terre nue ; de l’autre, un mur de briques percé de portes et de fenêtres.

Nous entrâmes dans la première pièce.

Une lumière, que je crus verdâtre, tombait d’un globe énorme placé au plafond. Le long des parois, des sofas sur lesquels reposaient une douzaine de petits hommes, semblables à ceux que j’avais aperçus en entrant. Une fumée épaisse s’accrochait au plancher, flottait au ras des tables sur lesquelles dormaient trois ou quatre de ces pauvres hères. Les autres étaient étendus nonchalamment sur leurs couchettes, sans un mot, sans un geste, nous regardant étrangement, avec leurs petits yeux en amande.

À ce spectacle, mon étonnement fut grand.

Alors, Paul Robert s’approcha de moi et me dit :

« Ici, c’est la première phase. C’est le laboratoire où se prépare lentement la désagrégation de mes sujets. Tels que tu les vois, ils sont heureux. Ce robinet-là, à ma droite, remplit trois fois par jour cette salle d’une fumée étrange, produite par une combustion lente d’opium mélangé à des plantes exotiques. Tu devines son effet ? Mes lascars roupillent les trois quarts du temps. Leur sommeil est peuplé de rêves étranges, – un sommeil qui amollit les sens. Cet autre robinet leur distribue chaque matin une poussière de coca qui entretient leurs facultés vitales. Sans exercice, la moindre substance nutritive les nourrit. Quant à cette lumière, c’est elle surtout qui fournit le plus gros travail. Son action perpétuelle, constante, sur les tissus, les désagrège et les rend malléables. Elle pénètre les chairs, s’attaque aux os qu’elle rend souples comme de la gélatine, sans toutefois en altérer la substance. Le cerveau se transforme, se rapetisse sous son influence, sans perdre aucune de ses facultés. Mes sujets conservent entière leur lucidité. Tous sont numérotés. Le numéro : un, par exemple ! Voilà quarante jours qu’il est ici. Encore cinq et nous le changerons de compartiment. Ses mains paraissent semblables aux nôtres, mais touche-les… »

M’approchant, je saisis l’homme par le poignet et, sous ma pression, cependant très faible, son bras s’amincissait comme par enchantement.

« Voici pour la période de préparation, Nous allons maintenant passer à une autre phase. Mais débarrasse-toi de ton masque, car la deuxième salle est plus spacieuse et ne présente aucun risque. Tu es ému ? Ce n’est pourtant que le commencement. Prends une cigarette ! »

Il ferma la porte à double tour et nous cheminâmes longtemps le long du couloir.

Mon ami était au comble de ses vœux. Il était heureux de faire part de ses succès à un ancien compagnon de misères dont il voulait adoucir le sort dans un avenir prochain.

« Comment te procures-tu tes sujets ?

– Les débuts ont été durs, mais à présent, ça marche. Moyennant une forte remise, j’ai décidé une vieille bonne femme, qui tient un miséreux bureau de placement, à me procurer le plus possible de gens de cette race. Elle a du flair. Elle ne sait pas à quoi je les destine, mais elle leur fait miroiter que c’est une place de tout repos. Tu sais combien ils sont paresseux ! Aussi, tous les jours, à l’endroit convenu, j’en trouve un certain nombre. »
 

*

 

« Puisque nous voilà en face de la salle Deux, entrons-y. Tu peux fumer ! »

Ici, la porte ouvre sur une galerie bordée, à droite, de cases assez vastes, fermées par de grandes plaques de verre comme celles des vitrines des magasins. Dans chacune de ces cases se trouve un appareil étrange vers lequel affluent des tubes de toutes les dimensions. Cet appareil a la forme d’une cloche en mica. À l’intérieur, une substance informe.

« C’est là-dedans, me dit Paul Robert, que nous transportons nos bons hommes après leurs quarante-cinq jours dans la salle à côté, c’est-à-dire quand nous jugeons suffisantes la transformation et la désagrégation des tissus. Avec d’infinies précautions, nous les déposons là. Et tout autour d’eux, nous appliquons une couche de la matière que tu vois transparente et qui a le pouvoir, sous l’influence de la chaleur, de se dilater dans d’énormes proportions. Cette dilatation augmente avec la température. Alors, nos êtres flasques qui, jusqu’ici, ont conservé leurs dimensions naturelles, se rapetissent et se condensent. Celui-ci est là depuis hier. Il a conservé sa taille, mais regarde son voisin dans la case à côté ! 1er septembre. 15 jours. Il doit avoir diminué de vingt centimètres en hauteur ; comme la résistance du corps humain est à peu près la même sous toutes les faces, chaque partie du corps, en se comprimant, conserve ses proportions. Je suis sûr que si tu voyais le numéro dix, tu ne devinerais pas qu’il s’agit d’un humain. Et pourtant, ces individus réduits à l’état de microbes conservent tout leur pouvoir, toute leur volonté qui, d’après mes dernières constatations, augmentent même, au fur et à mesure que diminue leur substance charnelle.

– Mais comment vivent-ils dans cette période de transformation ?

– Le système que j’emploie pour leur alimentation est à peu près identique à celui que je t’indiquais tout à l’heure. Voici le tuyau qui amène l’air sous faible pression ; voilà celui qui conduit la substance nutritive. Tout cela se mélange, se répand dans l’élément qui reste spongieux et arrive jusqu’aux organes du patient qui diminue en raison de la durée de son séjour dans sa maison de mica, et de la température. Après trente jours de cette nouvelle vie, notre sujet est à point. Cela te paraît simple, n’est-ce pas ? Bien entendu, tu ne peux pas deviner avec quelles difficultés j’eus à lutter dès le début : la surveillance constante de jour et de nuit, l’énervement, l’émotion continuelle dans l’attente du résultat. À présent, tout marche automatiquement, à la minute, à la seconde. J’ai mon registre d’entrées et de sorties, tout comme dans un hôpital. Et je t’assure que mes gaillards ne se plaignent pas du tout du traitement qu’on leur fait suivre. Tu vas les voir avant qu’on les rende à la vie, à la liberté, et je suis sûr que toutes tes appréhensions, ton trouble bien légitime, disparaîtront en les contemplant, dans leur nouveau domaine ; la vraie Cité de Lilliput, le camp des guerres futures. »
 

*

 

Nous pénétrâmes dans la dernière salle.

Quelle différence avec les précédentes !

Celle-ci est circulaire et prend jour directement dans le jardin par une vaste coupole en verre ajouré, à travers les lianes et les plantes de toutes sortes descendant le long des parois. Cette coupole repose sur un très large cylindre de verre, à l’intérieur duquel une foule de logements minuscules, de maisons microscopiques étalent leurs silhouettes élégantes et l’originalité de leurs ameublements. C’est une cité grouillante de rêve et de joliesse.

Des centaines d’habitants peuplent ces logis, ces rues, ces villas, ces jardins, et chacun vaque à ses occupations, comme nous le faisons nous-mêmes au cours de notre existence de tous les jours. Devant un chalet plus luxueux, la foule s’entasse. Paul Robert m’expliqua que c’était la maison du couturier, du bon faiseur… Ils sont très fiers, les Annamites !

« Là, c’est l’entrepôt des réserves alimentaires. »

Dans un coin, sous la garde d’un des nains, se trouvent amassés : un carré de sucre, un morceau de pain gros comme une noix, une boule de gruyère comme une noisette, quelques comprimés de viande, un dé de vin, un quart d’eau pour la toilette et la boisson, une cuillerée de riz.

« Sans doute pour leur nourriture d’un jour ?

– Pour un mois exactement.

– Et combien as-tu là de pensionnaires ?

– Deux cent cinquante. Tu vois qu’ils ne me coûtent pas cher et qu’ils ne se plaindront pas des restrictions. »

Je ne pouvais arracher mes yeux de ce spectacle déconcertant d’un monde nouveau auprès duquel les nains de Gulliver auraient passé pour des géants.

Paul Robert, m’attrapant par le bras, m’entraîna dans le jardin où le soleil riait sur le sable des allées et dans les massifs. Après quelques pas, il me dit :

« Je parie que tu ne te doutes pas que ces minuscules bonshommes sont appelés à jouer un grand rôle dans la sombre tragédie qui ensanglante notre pauvre humanité. Eh bien ! ces riens, ces atomes sont lancés sur les ondes émises par une puissante machine. Par un calcul très simple, on peut étendre ou diminuer à volonté leur zone d’action. Par exemple, une note du G. Q. G. m’annonce que d’importants rassemblements se font en vue d’une attaque au nord de C…, dans la région de M… Immédiatement, je me reporte à la carte. À l’aide d’un curvimètre, je mesure la distance qui me sépare de ce point, je règle ma machine dans laquelle je dépose, ici, un de ces sujets. Et v’lan ! en moins de temps qu’il n’en faut pour y songer, cet atome vivant est transporté au milieu des Boches.

– Et là-bas, que fera-t-il ?

– Ne t’inquiète pas… du bon boulot ! Avant de l’expédier, nous l’enveloppons dans une carapace métallique qui résiste à tous les chocs et qui porte au casque une pointe acérée que l’on trempe dans un poison dont je ne te dirai pas le nom, mais qui est le produit le plus redoutable, le plus meurtrier, que l’on ait trouvé jusqu’à ce jour. Dans les rangs ennemis, le travail est simple. Comme le papillon va de fleur en fleur, eux courent d’un Fritz à l’autre, semant la mort dans leurs rangs. Ah ! les belles hécatombes, mon cher ami, et quelle satisfaction pour moi de savoir qu’avec un millier de ces petits êtres, nous pourrons exterminer ce peuple malfaisant.

Mais le temps passe, le soir descend sur la Saône. Voici les brouillards qui s’élèvent. Allons vite au hall des machines. »

Celui-ci se trouve dans un coin du jardin, sur un observatoire dominant la ville. La machine, placée au sommet sous un globe de verre, n’a rien de fantastique. Par sa structure, elle ressemble en tous points à celles que l’on connaît. Elle est reliée par un tube métallique à une machine soufflante, émetteuse d’ondes. Ces dernières se concentrent dans un réservoir pouvant supporter des pressions considérables. Puis, elles sont disséminées dans des poches munies de tuyaux effilés. Une manette fixée à chacun d’eux permet de régler leur force, qui déterminera leur puissance d’action. Une pression de Deux correspond à une distance de 500 kilomètres, par exemple. Le sujet est placé à l’extrémité d’un tube. On règle la poussée, on oriente le tout dans la direction voulue au moyen de la carte, et voilà notre projectile lancé dans l’espace. Quelques instants après, il est en pleine action. »

Une longue minute de silence.

« Parfait, mon cher Paul, parfait ! Mais après, pour le retour ?… »
 

*

 

Je venais de formuler cette dernière réflexion, quand une main s’abattit sur mon épaule.

Au poste de police, la lampe électrique brillait toujours.

Les papillons de nuit et les moustiques tournaient dans une ronde infernale.

Trinquet était près de moi.
 
 

 

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(Antoine Rigaud, « Conte du Courrier, » in Le Courrier de Saône-et-Loire, quotidien républicain du matin, cent-septième année, n° 31978 et 31980, jeudi 3 et samedi 5 juin 1937 ; Richard Redgrave & James Mollison, « Gulliver in Brobdingnag, » gravure pour illustrer les Voyages de Gulliver, 1846)