Aux approches des fêtes de Noël, les petites boutiques de bois poussent partout, à Paris, sur les trottoirs des boulevards. Les plus belles, les plus riches, s’étalent entre la Madeleine et la rue Drouot.

Mais d’autres, plus modestes, parfois singulières, descendent jusqu’à la Bastille, puis refluent par la rue Saint-Antoine et la rue de Rivoli pour rejoindre celles du Sébasto… C’est là, certain jour de décembre de l’année dernière, que, sur la porte de la plus humble de ces baraques, tout près de la grille du square Saint-Jacques, je pus lire, sur une bande de calicot : Une merveille du monde, la dernière Sirène.

Ça ne coûtait que quatre sous pour la voir, la dernière sirène, malgré la vie chère ! Et la baraque n’était même pas une baraque, mais un enclos fait de quelques planches entrecroisées, doublées de toiles d’emballage, et protégé au-dessus contre la pluie, par quelques mètres de vieux carton bitumé.

Entre les mains d’une mégère crasseuse dont les seins en outre ballaient sous un vieux caraco, je versai mes deux décimes. Que « la sirène, » merveille du monde, fût empaillée, tout bonnement, et posée sur un socle de bois noir, je n’en éprouvai nulle déception. Ce qui me surprit, au contraire, ce fut, malgré tout, l’étrangeté de cette chose morte, son air humain, son air, vraiment, de femme terminée en queue de poisson, avec des nageoires de poisson, ou plutôt de lion de mer ou de lamantin. Mais ce n’était ni un lion de mer ni un lamantin : pas de mamelles animales, deux seins ronds et fermes ; des seins, même, qui n’étaient pas effilés, pointus, comme ceux des jeunes négresses, des seins d’Européenne, et qui n’eussent point déparé la statue d’une vierge grecque ; un visage à peine moins ovale que la majorité des visages humains dans notre race, avec un nez assez long, bien marqué, presque droit ; des cheveux très longs, un peu annelés, partagés par une raie naturelle au milieu du front un peu fuyant, mais assez élevé. Les larges orbites de ce monstre, qui présentait je ne sais quelle beauté poignante, inquiétante, regardaient droit, elles ne divergeaient pas comme celles des bêtes ; et on y avait incrusté des yeux trop bruns, à bon marché : de vulgaires rondelles de verre.

Des gens autour de moi étaient un peu émus, un peu secoués tout de même par l’étrangeté, l’imprévu de cette vision ; alors ils blaguaient, par réaction ; rien de plus naturel. Ils cherchaient à expliquer : personne, de nos jours, ne veut plus croire au miracle ! Ils disaient au montreur de cette « curiosité, » un homme maigre, vieillissant, qui avait la figure d’un matelot alcoolique :

« Tu as empaillé une négresse que tu as coupée par le milieu, à la hauteur de la taille ; et puis tu as rajouté une autre peau, une peau de gros poisson, de phoque, peut-être, pour faire la queue. Ce n’est pas malin ! »

L’homme ne disait rien. Il avait l’air abruti, ou incroyablement triste, on ne savait pas…

Je sortis, incrédule, et pourtant préoccupé. Toute la soirée, le souvenir de cet être absurde, invraisemblable, me hanta. Malgré moi, je revins, dès le lendemain matin, errer autour du square Saint-Jacques. L’homme balayait devant sa cahute ; il n’avait pas de client, à cette heure-là. J’entrai de nouveau. À l’intérieur, la grosse femme, qui recevait l’argent la veille, écossait des haricots devant la sirène. Elle me parut encore plus laide et plus sale que la veille.

L’homme me rejoignit. Il dit en grognant, d’une voix presque inarticulée :

« … Vous intéresse ?…

– Allons prendre un verre ! » fis-je brusquement.

Il haussa les épaules et me suivit jusque dans un bar. Il but plusieurs verres, coup sur coup. Ses yeux devinrent moins ternes. Il répéta plusieurs fois : « … Vous intéresse ?… Vous intéresse ?… » puis se mit à parler, par petites phrases courtes, entremêlées de longs silences :

« Elle est vraie, elle est vraie, la sirène ! C’est pas du chiqué. Elle est vraie !… Voilà comment c’est arrivé.

Je pêchais au filet avec un copain, sur la côte somalie dans la mer Rouge, pour le compte du gouverneur de Djibouti. M. Bonhour, il s’appelait. Il faisait des recherches d’histoire naturelle, ce gouverneur ; il étudiait, avec un microscope, une espèce de gelée que, des fois, on ramenait du fond.

« Le plancton ? demandai-je.

– C’est peut-être ça… sais pas. Et voilà qu’une nuit, le filet devient lourd, lourd… de quoi faire chavirer la barque, ou plutôt les deux pirogues, parce que c’étaient deux pirogues, unies par un balancier, à la mode du pays. Moi, je croyais que c’était une bonite, ou bien un dauphin – il y en a des tas dans la mer Rouge – qui s’était pris. On tire, on tire à force des quatre bras, et voilà qu’on la ramène, la sirène ! Elle pleurait comme une femme, une vraie femme ; elle avait peur ! La sirène, je vous dis, telle que la voilà dans ma tôle, mais bien plus belle ! Si vous aviez vu ses yeux, et le beau tremblement de ses seins !… Le copain, qui s’appelait – non, je ne vous dirai pas comme il s’appelait, j’ai mes raisons ! – l’assomme à moitié d’un coup de rame sur la tête. Je lui dis :

« Tu lui as fait mal ! »

Elle avait jeté un grand cri, et ne bougeait plus. Le copain fait :

« C’était pour l’avoir ! Elle allait s’enfuir ! »

Nous la halons sur l’embarcation, et, après un petit moment, elle revient à elle. Elle ne disait rien, rien qu’on pouvait comprendre : des gémissements assez doux, seulement. C’est un mensonge, à ce qu’il paraît, qu’elles chantent, ces femmes-poissons. En tout cas, elle a jamais chanté devant moi. Mais c’était bien une femme-poisson, et toute nue, naturellement. On s’est dévisagés. La première idée qui nous est venue, c’était « part à deux. » Plus tard, on n’a plus voulu que ça soit part à deux !

Le copain dit :

« Faut pas la porter au gouverneur, à Djibouti : il la garderait ! Faut aller de l’autre côté, on s’échouera sur le sable. Et puis on la conduira à Aden, dans une cuve ; elle a besoin d’eau pour vivre, je pense. De là en Europe, où on la vendra à des savants. C’est rare, ça, c’est cher. »

J’étais consentant. Et, en attendant qu’on la vende… je songeais ! C’est des animaux, ces sirènes, malgré que ça ait l’air de femmes. Ça n’a pas de motifs pour refuser…

… Non, non, elle n’avait pas de motifs pour refuser !… Mais quand je suis arrivé à Aden, avec elle, c’est avec sa peau seulement. Elle était morte, vous comprenez, morte ! Elle n’avait pas pu vivre, hors de la mer ! Et je lui avais levé sa peau. Oh ! pas pour en faire de l’argent, d’abord comme on conserve la peau d’un animal qu’on a aimé, d’un bon chien. Elle n’était plus effarouchée du tout, dans les derniers temps. Un bon chien tendre, qui aurait été une femme.

– Mais… l’autre, votre copain ? demandai-je.

– Ça ne vous regarde pas, fit-il, en détournant les yeux. Ça ne vous regarde pas, hein !… Il est resté là-bas, voilà tout, sur le sable. Il… il n’est pas revenu… »

Mes yeux s’abaissèrent vers ses mains énormes, poilues, crispées. Je compris !

« Enfin, conclus-je, il est mort, comme la sirène…

– Ça n’est pas lui que je regrette, bon Dieu ! Mais quand je l’ai présentée aux savants, en France, la sirène, ils ont ri. Ils se sont f…tus de moi ; ils ont dit : « On nous l’a déjà fait, ce truc-là. C’est comme les rats à trompe, c’est comme les serpents de mer, fabriqués avec plusieurs peaux cousues ensemble. Ça n’existe pas, les sirènes, mon brave homme ! »

Voilà. Alors, je la montre dans une baraque. C’était deux sous avant la guerre, quatre sous maintenant… »

La grosse femme immonde qui vivait avec lui passa sur le trottoir, un filet rempli de poireaux à la main. L’homme serra les poing :

« Et dire que c’est pas celle-là qui est morte ! Quand on pense ! Quand on pense ! »

Et je conçus qu’il ne se consolerait jamais d’avoir possédé l’impossible, assassiné pour l’impossible, et de l’avoir perdu.
 
 

 

_____

 
 

(Pierre Mille, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 10025, lundi 7 juin 1920)