L’HORLOGE COMTOISE
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« Et vous, docteur, dit la petite Mme Laigret, qu’est-ce que vous pensez de tout cela ?
– Le docteur paraît sceptique, observa Mlle Ducanche.
– Mais pas du tout ! protesta gentiment le docteur Gustine. J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt les très curieuses histoires que vous avez contées tour à tour.
– Enfin, dit le capitaine Crouste, votre opinion, docteur, sur la question ? Scientifiquement, l’extériorisation de la sensibilité – quoi ?
– Vous êtes, mon cher docteur, le plus qualifié d’entre nous pour en parler, fit le receveur de l’enregistrement, et vous n’avez encore rien dit.
– Alors, docteur ? insista Mlle Ducanche.
– Quand j’étais très jeune, commença-t-il, j’ai fait un remplacement dans un village, et il advint qu’on m’appela au chevet du père Jonchin. C’était un antique bonhomme qui s’éteignait d’usure. Je le trouvai fort proprement couché dans une vaste chambre bien blanche, garnie de quelques meubles massifs et reluisants, parmi lesquels je remarquai l’une de ces horloges dites comtoises, qui dressait son long coffre contre la muraille et battait sans hâte la mesure du temps.
Le vieux – une ombre ! – me reçut avec une courtoisie fantômale. Nous causâmes néanmoins, tandis que, les poings sur les hanches, une solide villageoise – sa petite-fille, alors maîtresse de la ferme – assistait à ma visite. J’avoue que l’examen du malade ne m’apprit pas grand-chose sur les maux dont il souffrait. J’aurais voulu cependant les localiser ; n’y parvenant pas, j’en concevais, à part moi, quelque mécontentement.
« Eh bien ! dis-je enfin d’un ton réconfortant qui cachait mon ennui, je ne vois rien de particulier.
– Pardi ! fit le père Jonchin en lançant un coup d’œil à sa descendante. Je l’ savions ben. N’y a ren à trouver d’dans moé. Voyez-vous, m’sieu l’ docteur, c’est not’ Julia, que v’là là, qu’a voulu vous faire v’nir. Mais, tout aise que j’ sommes d’avoir fait vot’ connaissance, j’ savions ben qu’ pour la chose ed’ mon état, ni vous ni personne n’y pouvez mais. »
À ce moment, il se fit quelque part un bruit de ferraille que je ne m’expliquai pas et qui, d’ailleurs, ne retint pas mon attention plus avant, car le vieillard, s’empoignant la poitrine et l’estomac, s’était mis à geindre :
« Bonsoir ed’ bonsoir ! Ah ! là, là ! Aïe ! Aïe !
– Allons, grand-père ! Soyez donc raisonnable ! » gourmanda Julia.
Le vieux ne se tortillait plus. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Je m’aperçus seulement que la femme avait l’air confus, et je repris mon examen.
« Est-ce donc là que vous souffrez ? Ou là ? Là ?
– Je n’ saurions vous répondre. C’est partout… »
Soudain, il recommença de se plaindre, et j’observai que le bruit de ferraille, qu’on n’entendait plus, reprenait. Mais, cette fois, j’en avais saisi la nature et l’origine. Ce sourd fracas mécanique venait de l’horloge. Il prit fin, de nouveau ; et, de nouveau, le père Jonchin en eut fini avec ses lamentations.
J’interrogeai la femme, d’un regard étonné. Son embarras s’accrût.
« Faut vous dire, m’sieu l’ docteur. C’est l’horloge qu’est détraquée. Et puis aussi…
– Elle n’est point détraquée ! contredit le vieux. Point détraquée d’ la façon qu’ tu veux dire, Julia…
– Ah ! Taisez-vous donc, grand-père ! fit-elle, apitoyée, en haussant les épaules. N’y a pas de bon sens ! Vous ne croiriez jamais, m’sieu l’ docteur, c’ qu’il s’imagine ! »
Le père Jonchin leva sa main maigre et noueuse.
« Vous autres, dit-il, vous n’êtes pas fichu d’ comprendre.
– Expliquez-moi, monsieur Jonchin. Cela m’intéresse beaucoup. »
Julia, derrière lui et me le désignant, se frappait le front.
« Une chose qu’il faut savoir, dit-il, c’est que cet’ horloge est venue ici, sans qu’on sache comment, le 31 juillet 1822, c’est-à-dire le jour ed’ ma naissance. Je n’ parlions pas de la menuiserie du meuble, qu’était déjà là depuis des temps et des temps, vide, à cause que l’ancienne horloge, elle avait été volée par les Cosaques…
– Mais, grand-père, vous savez ben’ c’ qu’on dit : qu’ ce serait l’oncle à grand-mère qui lui aurait fait la surprise de lui remettre une horloge, pour fêter la naissance de son gars, qu’était donc vous.
– J’ai pu le croire, Julia, mais, à ct’ heure, j’ n’avions plus de doute. Ct’ horloge, c’est comme qui dirait mon souffle, ma vie, quoi ! Et nous deux, on est au bout de not’ carrière. On s’ tient, on n’ fait qu’un. C’ qu’elle a, je l’ai. Et v’là la vérité seule et unique. »
Ainsi parla le père Jonchin. Je le quittai avec de bonnes paroles. Julia me demanda de revenir à la fin de la semaine.
« Si c’est pas malheureux d’ déménager comme ça ! » me dit-elle, au seuil de la ferme, où je prenais congé d’elle et de la famille.
Quand je revins, elle m’annonça que le père Jonchin avait trépassé la nuit même, et elle m’introduisit, selon l’usage, dans la chambre mortuaire.
Un profond silence y régnait. Essayant de réprimer un trouble bizarre, je me tournai vers l’horloge.
Mesdames et messieurs, le meuble était vide comme à la veille du 31 juillet 1822. L’horloge avait disparu.
– Ah ! s’exclamèrent en même temps les auditeurs du docteur Gustine, suspendus à ses lèvres.
– C’est ainsi ! acheva-t-il gravement. Lasse de l’entendre ferrailler, Julia l’avait déjà portée chez l’horloger. »
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-cinquième année, n° 19887, samedi 3 septembre 1938 ; repris dans la Gazette de Biarritz, Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, quarante-huitième année, n° 9446, mardi 9 mai 1939. Edward Lamson Henry, « The Great Clock on the Stairs, » huile sur toile, 1868)
LE GALOP NOCTURNE
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« Je vous ai souvent parlé de mon oncle et de ma tante, le marquis et la marquise de Portentieux, qui se sont si gentiment occupés de moi, jadis. Leur fille unique, ma cousine Louise, est morte il y a trois ans, sexagénaire et veuve d’un bon garçon fort incapable, Michel de La Berlerie, qui avait été, dans le temps, officier de dragons.
Vous vous rappelez que les Portentieux avaient mené grand train ; qu’ils avaient tenu leur rang avec éclat jusqu’à la guerre, ou peu s’en faut. Louise, pourtant, n’hérita que d’une fortune incroyablement réduite, qui la contraignit à ne garder, de plusieurs domaines, que la terre de Champs, avec son élevage de chevaux.
Champs, c’était le berceau de la famille, et c’était là que l’ancêtre Gaston-Joseph, maréchal de camp sous le roi-soleil, avait créé le fameux haras. Ma cousine Louise de La Berlerie souhaitait d’y mourir. Elle y est morte.
De justesse. Car l’huissier voulut bien attendre, pour instrumenter, qu’elle eût rendu le dernier soupir.
Notre époque ne permet plus, en effet, à qui ne gagne rien, d’entretenir de telles propriétés. Le fisc, avec le prix des choses et des gens, y a mis bon ordre. Vous me direz que le haras a toujours rapporté ? Quelle erreur ! Depuis longtemps les frais passaient les recettes, et de plus en plus. On ne monte plus à cheval, la chasse à courre est morte, la cavalerie se meurt, et puis mon cousin La Berlerie n’a jamais su administrer quoi que ce fût, et son essai d’écurie de course a été désastreux.
Je n’avais plus, avec ma cousine, que des relations espacées. Nous échangions deux ou trois lettres au cours de chaque année. Les siennes, infiniment réservées sur le chapitre de sa santé et de l’état de ses affaires, ne laissaient pas que de renseigner suffisamment là-dessus un homme qui n’ignorait rien de ses usages. Le dernier billet que je reçus d’elle – quelques lignes d’une écriture tremblée – me pressait de venir lui fermer les yeux.
Je partis sur l’heure, regrettant soudain avec force d’avoir si souvent différé un voyage d’affection qu’il me fallait faire maintenant sous le signe et l’aiguillon de la mort. Pourquoi l’avais-je indéfiniment retardé ? La raison m’en apparaissait, couleur de remords. N’avais-je pas été retenu de me mettre en route par, tout petitement, la crainte d’un désagrément sentimental, l’appréhension de retrouver, diminué à son tour, comme tant de chères maisons, le noble et magnifique foyer des Portentieux ?
La réalité allait au-delà de ce que j’avais pu redouter. Dès la grille du parc, dont on voyait la rouille soulever les écailles bleu roi et qu’un grand écriteau « À vendre » déshonorait, je sentis la poignante hantise des fins. Puis je vis l’herbe des allées, et l’herbe des corbeilles, et l’herbe du perron. Au loin : les pâtures désertes entre leurs barrières blanches, et les écuries closes !
Une espèce de vieille servante m’ouvrit la porte de l’immense demeure, et me précéda au long des galeries silencieuses. Je remarquai tout cela dans le saisissement d’une affreuse mélancolie. Les beaux meubles fastueux étaient partis, un à un ; probablement, on les avait remplacés par d’autres, beaucoup plus modestes, que je me souvenais d’avoir vus autrefois dans les chambres du haut, sinon même au grenier.
Louise, dans l’énorme lit à courtines où tant de Portentieux étaient venus au monde et l’avaient quitté, avait fait toilette pour m’accueillir. Elle était pourtant bien faible. Son cœur, c’était son cœur qui flanchait, la pauvre ! Elle ne dormait plus et savait sa fin prochaine.
J’étais arrivé à Champs comme le soir tombait. Louise, après m’avoir exprimé sa joie de me revoir, m’envoya dîner. La cuisinière – qui n’était, ce me semble, qu’une maritorne du village voisin – avait dressé mon couvert dans le petit salon où l’on s’était toujours tenu de préférence. Ayant ouvert quelques portes, je constatai que la salle à manger et les autres salons étaient à peu près vides. La pièce où je me trouvais m’offrait, en revanche, le fidèle aspect de ce qu’elle avait toujours été, à ma connaissance, avec ses sièges capitonnés de brocart bouton d’or et ses portraits de famille que dominait, non pas le hautain et railleur visage du maréchal de camp peint par Largillière, mais la fougueuse et centauresque présentation du général comte Xavier de Portentieux, par le baron Gros.
Je distinguais la vaste toile en prenant mon repas solitaire, à la clarté d’une lampe à flamme. Le général avait été tué sous Montmirail, à trente ans. L’art du baron Gros l’éternisait dans le vent des batailles, bien en selle sur Almanzor, l’anglo-arabe bai clair qui demeurait l’honneur du haras de Champs. Le cavalier de guerre et sa monture avaient pour fond un ciel d’orage. Le sol était jonché de cadavres discrets et d’augustes débris, le tout : militaire. Calme, sans peur, nu-tête, fièrement échevelé d’aquilon romantique, le général semblait le génie même de l’intrépidité. Son bras droit tombant laissait pendre un cimeterre des plus courbes. Un peu de sang rougissait la peau de sa culotte, dont les petits plis, rendus avec application, faisaient trompe-l’œil. Sa botte à gland, portée légèrement trop vers l’épaule du cheval, tenait, du bout de l’orteil, un étrier d’acier qui reflétait le jour. Mais le spectateur ne pouvait séparer le héros d’avec son coursier, tant le peintre avait pris de soin pour qu’il en fût ainsi – à la prière, peut-être, du général comte. Almanzor, frémissant, la crinière et la queue enlevées par ce souffle encore tout chargé de claquements d’étendards, de sonneries cuivrées et de cris sublimes, Almanzor, un pied en l’air, piaffait et bronchait à la fois. Sa tête, exagérément fine, était douée d’une sorte de physionomie qui traduisait, par les naseaux soufflants, les veines gonflées, et surtout le gros œil, miroir d’une âme sensible, la vaillance belliqueuse et l’horreur du trépas…
Des légendes s’étaient transmises touchant le général. On disait, dans la famille, qu’il était revenu à deux reprises, lors d’événements mémorables ; qu’on l’avait vu passer, entre chien et loup, quand Napoléon mourait à Sainte-Hélène, ce qui ne fut annoncé en France que bien après. Plus tard, on l’avait rencontré, au clair de lune, dans le parc de Champs ; or, le lendemain, à Paris, mon grand-oncle Casimir était tué en duel. Ces apparitions n’avaient jamais été précisées. Nul détail ne m’en était parvenu, quelque recherche que j’eusse faite à ce sujet. Mais, en vérité, je m’étais toujours figuré que le général fantôme n’était pas revenu sans son inséparable Almanzor !
Ici, je vous demanderai de m’écouter sagement, sans m’interrompre, même si mon récit vous semble par trop fantastique. Ce fut cette nuit-là que ma cousine Louise mourut. Je l’avais quittée vers onze heures du soir, assez bien. À une heure du matin, la servante m’appela. Louise suffoquait. Elle ouvrait de grands yeux hagards, cherchant à reprendre sa respiration. Je m’approchai, mais, à ce moment, la domestique me saisit le bras et chuchota, au comble de l’épouvante :
« Entendez-vous ? Oh ! oh ! monsieur ! Le général ! J’ai peur, monsieur, j’ai peur ! »
Un galop sourd, précipité, martelait le silence et traversait la nuit.
Je fis deux pas vers la fenêtre, avec l’intention de sonder les ténèbres. Le destin ne me le permit pas. Ma vieille cousine venait de retomber sur ses oreillers. Elle ne vivait plus. Je revins à son chevet pour m’agenouiller.
Le cavalier funèbre avait passé, tandis que succombait la dernière de sa race.
Au matin, j’examinai longuement la terre, autour du château, n’osant m’avouer que j’y cherchais la trace de quatre sabots ferrés à l’ancienne.
Je ne découvris rien, naturellement. Rien de semblable, rien même d’approchant.
Et je n’eus la clef de l’énigme que l’année suivante, en assistant par hasard aux derniers moments d’un homme qui s’en allait comme Louise de La Berlerie s’en était allée, et dont le pauvre cœur, à la fin déréglé, battit ses derniers coups avec une terrible violence, au rythme d’un galop forcené. »
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-cinquième année, n° 19671, samedi 29 janvier 1938 ; repris dans la Gazette de Biarritz, Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, quarante-huitième année, n° 9509, mercredi 26 juillet 1939. Gravure de Soren Lünd, « Le Cheval et la Mort, » 1900)