C’était pendant le cours de cette grande année 1848, qui a vu mourir une Charte, et naître une Constitution ; qui nous a promis tout ce qu’elle ne nous a pas donné ; et qui nous a donné bien des choses qu’elle ne nous avait pas promises. Un soir, profitant des loisirs que la politique avait faits à tout le monde, ouvriers de la pensée et autres, j’allai dans une bibliothèque publique, pour chercher dans les livres des sages le dénouement possible de ces vicissitudes, dont il n’est guère résulté jusqu’à présent que des rentiers sans rente, et des travailleurs sans travail. Je demandai les ouvrages philosophiques d’un de nos penseurs les plus renommés, et on m’assura, en me remettant ce trésor, que j’y trouverais le résumé des doctrines les plus goûtées en France depuis quelques années.

Alors, tranquillement assis devant une table entourée de lecteurs studieux, je me mis en quête du grand secret de nos destinées. La réponse à mes muettes questions ne se fit pas longtemps attendre. Dès les premières pages, je vis que la loi la plus essentielle de l’humanité est le progrès continu et indéfini ; que le polythéisme a été remplacé très à propos par le christianisme, qui a fait son temps aujourd’hui, et qui doit être remplacé lui-même par une doctrine plus rationnelle ; que l’Église s’est trop préoccupée de l’esprit aux dépens de la chair, et qu’il est temps de réhabiliter la matière, trop longtemps vouée à un injuste mépris ; que les passions sont saintes, et n’ont fait du mal que parce qu’on les a combattues au lieu de les développer (1) ; que tous les êtres doivent être parfaitement égaux, puisqu’ils sont identiques, ce qui fait du socialisme une conséquence logique du panthéisme ; que le culte des jouissances terrestres doit remplacer le sentiment du devoir, et que nous devons réaliser nous-mêmes ici-bas le seul paradis possible. (2)

Il y en avait assez pour une fois ; je m’arrêtai pour réfléchir. Au premier abord, cette théorie me parut belle et commode, tant que je ne considérai son application que dans ce qui me concernait. Mais quand je vins à songer que les autres voudraient la réaliser aussi largement que moi, j’entrevis de grandes difficultés. Comment rester unis et vivre en bons voisins, lorsque la première loi serait de satisfaire tous ses désirs, et que les vœux de plusieurs s’adresseraient au même objet, à la même femme par exemple. Il me paraissait imprudent de supprimer la patience, la résignation et l’espérance d’une vie future, où le malheur serait dédommagé. J’examinais en rêvant ce vaste problème, laissant mon âme se promener, au gré de ses caprices, dans un labyrinthe qui s’obscurcissait chaque instant davantage. Tout à coup, je devins immobile : un léger nuage, d’abord argenté et transparent, puis devenant par degré éclatant comme la lumière, sortit de terre autour de moi et m’enveloppa peu à peu dans ses replis éblouissants. Tout ce qui m’entourait disparut à mes yeux ; j’éprouvai une sensation de bien-être inexprimable.

« Est-ce que le paradis annoncé par mon livre serait déjà venu ? me demandai-je.

– Non, me répondit une voix mélodieuse et inconnue ; mais si tu veux t’élancer avec moi dans les invisibles profondeurs de l’univers, si tu veux monter assez haut pour voir au loin, dans les régions de l’avenir, je te montrerai l’Éden que prophétisent les sages de la Terre. »

J’aperçus alors une figure noble et sereine, qui se tenait à mes côtés, à demi voilée par la nuée, et je compris à son air d’ineffable douceur, à son regard calme comme tout ce qui est immortel, je compris que je voyais un ange.
 
 

 

Et je m’envolai avec le messager du ciel. Tandis que la Terre s’enfuyait dans l’espace, le nuage qui nous enveloppait devenait plus transparent que le cristal des plus claires eaux, sans cesser de répandre des flots d’une lumière pénétrante, qui permettait de distinguer les objets les plus éloignés.

Pendant un instant, je vis les rayons du soleil se jouer sur les neiges roses de la triple cime du Mont-Blanc ; puis la Terre disparut peu à peu. Le soleil lui-même grossit à mesure que nous nous rapprochions de sa hauteur, et diminua plus vite encore quand nous l’eûmes dépassé, ne paraissant plus de là qu’une petite étoile. Bientôt, notre système planétaire s’amoindrit dans l’éloignement et disparut comme un songe heureux sans laisser de traces. D’innombrables corps célestes peuplaient l’espace au-dessous et au-dessus de nous, et j’admirai avec un mystérieux effroi cette immense sphère étoilée dont nous étions le centre continuellement mobile. Cependant, nous montions toujours avec plus de rapidité que le son des cloches ne descend du haut des airs. Les astres succédaient aux astres, les soleils remplaçaient les soleils ; et tandis que je promenais mon regard dans les champs illimités du ciel, ces myriades de mondes se multipliaient avec une telle fécondité, que je désespérai d’en voir la fin. Je demandai à mon guide si nous n’arriverions pas bientôt à l’extrémité de l’univers.

« Crois-tu donc, me répondit-il, pouvoir mesurer même par la pensée l’œuvre de Dieu ? Sache que nous pourrions voyager dans l’infini pendant des millions d’années et de siècles, sans jamais cesser de voir des mondes nouveaux. Mais si ces merveilles ont frappé assez vivement ton intelligence, pour qu’elle s’abaisse volontairement et sans réserve devant la grandeur de Celui qui les créa, tu as élevé ton âme au-dessus de l’univers matériel, et tu as monté assez haut pour lire une page des secrets de l’avenir.

– Comment cela pourrait-il s’accomplir ? Je ne vois toujours qu’une mer immense d’étoiles, et, dans le lointain des cieux, d’éblouissantes voies lactées qui forment sans doute les portiques de l’Empyrée.

– Regarde et écoute : voici le globe que tu habites tel qu’il sera pendant le siècle qui va commencer lorsque vos savants l’auront fait à leur image, et tel qu’il est dès aujourd’hui dans la pensée de Dieu, dont l’existence est un présent éternel. »

Nous nous arrêtâmes à ces mots. L’obscurité voila tous les soleils, et la Terre m’apparut au fond d’un abîme ; néanmoins, et par un nouveau prodige, il me fut permis d’en considérer toute l’étendue, et de voir très distinctement tout ce qui passait à la surface.

J’aperçus d’abord une vaste Assemblée, où se trouvaient des délégués de toutes les nations, le blanc, le nègre, l’habitant de la vieille Europe et le sauvage africain, l’enfant de la jeune Amérique à côté du paria nouvellement affranchi et réhabilité. Plusieurs orateurs parlèrent, et j’entendais leurs discours aussi distinctement que si j’eusse été au milieu d’eux.

Un représentant de la Laponie se leva à son tour, et fit en ces termes une proposition, au nom des peuples qui vivent et qui meurent dans les solitudes glacées des pôles :

« Nous sommes tous frères, tous issus du même père ; nous sommes donc tous égaux. Vous avez partagé entre chaque province, entre chaque famille, entre chaque citoyen d’une même nation, tous les biens et toutes les jouissances, afin que chacun pût recueillir et dépenser sa part légitime de bien-être.

Il y a encore une grande injustice à réparer. Quand opérerez-vous cette répartition sur la grande échelle du genre humain ? Il s’agit aujourd’hui de partager entre tous les hommes, et de supprimer les nationalités privilégiées.

Les besoins ne sont-ils pas les mêmes, et les droits ne sont-ils pas égaux, entre l’Esquimau ou le Samoyède, et l’habitant de la molle Andalousie, ou de l’Italie aux campagnes enchantées ? Nous vous sommes inférieurs par la taille, mais cette différence sera bientôt effacée quand on aura pu promener partout le niveau d’une alimentation égalitaire. De quel droit nous imposeriez-vous, pour nos mets les plus recherchés, les herbes gelées que nous apportent nos rennes, tandis que, couchés sur des roses, vous savourez l’orange parfumée, et l’ananas doré des tropiques ? Assez longtemps le privilège a gouverné le monde ; il faut poursuivre et vaincre l’inégalité dans son dernier repaire, afin qu’elle ne puisse jamais reconquérir le terrain qu’elle a perdu chez vous. Législateurs, si vous voulez jouir plus longtemps des délices de Capoue, admettez-nous à les partager. »

Et les législateurs trouvèrent ces paroles équitables ; ils déclarèrent que les nations avaient cessé d’exister, et qu’il n’y avait plus que des hommes.

On décréta l’uniformité des climats et des productions ; et, en attendant que l’industrie et la science pussent réaliser complètement ce projet, on s’efforça d’y suppléer par toutes les compensations possibles, pour qu’il n’y eût plus d’aînés ni de cadets dans l’univers, et que tous les fils d’Adam pussent boire à la même coupe au banquet de la vie.
 
 

 

Et d’abord on adopta le système de la communication prompte et continuelle entre toutes les régions du globe. La distance ne fut plus qu’un mot, le tour du monde qu’une promenade.

Et je vis les mers sillonnées par d’innombrables bateaux à vapeur, semblables à des villes par leurs dimensions, à des hirondelles par leur légèreté ; et tous les champs livrèrent passage aux chemins de fer, sur lesquels s’élevèrent de monstrueux wagons à plusieurs étages, mus par l’air comprimé, et les oiseaux se fatiguèrent à suivre ces maisons ailées. Bientôt, des ballons que la science était parvenue à diriger traversèrent, avec la rapidité des vents, les routes inexplorées de l’air.

Des télégraphes électriques surgirent sur tous les points, et chacun put faire la conversation d’un bout du monde à l’autre, sans quitter le coin de son feu.

Mais toutes les religions, tous les préjugés, toutes les mœurs locales s’effaçant peu à peu, quand la même civilisation eut lui partout, l’intérêt personnel devint la seule loi de l’humanité, la réalité des plaisirs matériels sa seule croyance, l’échange des productions diverses sa seule occupation. Et l’égalité ayant posé son niveau très bas, afin que tous pussent y arriver sans peine, toute grandeur disparut sans retour.

Et je vis les nègres affublés de paletots et de chapeaux Gibus, les sauvages se promenant sur des trottoirs en asphalte, les Islandais et les Patagons se donnant rendez-vous pour les représentations de Monte-Cristo, les Hottentots lisant des feuilletons-romans, et tout le monde allant au cabaret.

Mais je ne vis plus de dames ni de reines portant des robes de velours et d’or, plus de palais ni de monuments peuplés de chefs-d’œuvre, plus de théâtres où l’on jouât Racine et Shakespeare, plus de bibliothèques où l’on conservât Homère et Le Tasse, plus d’églises où la douleur inconsolée pût trouver un refuge, et où l’on fît entrevoir, à celui que les jouissances de la brute ne satisfont pas, les pures et éternelles voluptés de l’autre vie.

On proclama partout le droit au travail et son organisation ; c’est-à-dire que chacun devint libre de s’occuper selon son goût, et le goût du plus grand nombre fut de ne pas s’occuper du tout.
 
 

 

Quelques-uns choisirent les professions qui leur parurent les plus commodes, laissant à qui le voudrait le dur labeur du forgeron, du verrier et même du laboureur. Et fort peu de gens en voulurent. Mais quand on eut décrété la gratuité du travail, ce fut bien pis encore. Toutes les valeurs monétaires ayant été supprimées, afin de détruire la cupidité dans sa racine et d’empêcher l’accumulation des richesses, on établit un vaste système d’échange, au moyen duquel l’ouvrier laborieux travaillait pour le fainéant et ne retirait, comme lui, qu’une part égale dans la distribution commune des produits. Alors, personne ne voulut plus produire au-delà de ses besoins personnels, et chacun devint son boulanger et son tailleur, etc. Et ceux qui ne pouvaient plus accaparer les valeurs métalliques, accaparèrent des sacs de blé et des pièces de vin, ce qui revint à peu près au même.

Et je vis la neige tomber à flocons épais sur la terre, et la glace recouvrir les fleuves d’un morne linceul. L’hiver était venu, en attendant que la science eût pu le soumettre à la loi du progrès indéfini.

Des milliers d’hommes déguenillés s’assemblèrent en hurlant de froid, et allèrent trouver les magistrats qu’ils s’étaient donnés pour un jour.

Et ils leur dirent : « Donnez-nous du charbon, ou le froid nous aura tués demain. »

Et les magistrats répondirent : « Il y en a encore dans les entrailles de la terre, mais personne ne veut plus l’en arracher, parce que, de tous les métiers, celui de mineur est le plus pénible. »

Et l’on fit un appel à tous les hommes dévoués, afin qu’ils descendissent dans les carrières pour sauver leurs frères de la mort. Mais il n’y avait plus d’hommes dévoués depuis que l’on avait enseigné que la jouissance devait remplacer le devoir. Chacun dit à son voisin : « Vas-y. » Et personne n’y alla, que les plus robustes qui en rapportèrent leur provision particulière, laissant les femmes et les infirmes se débarrasser comme ils l’entendraient.

Et l’ange qui m’accompagnait s’écria : « Tout cela arrive ainsi, parce que les humains ont renié la foi du Christ, pour croire à la parole d’un philosophe de vos contemporains qui leur a révélé la sainteté de l’égoïsme. » (3)

Et tout à coup je vis un spectacle encore plus affreux. C’était une bande de femmes ivres, qui allaient au hasard en chantant d’une voix avinée des refrains de mauvais lieux. Leur démarche était incertaine, leurs vêtements tachés par le vin et par la boue, leur physionomie hébétée, leurs regards cyniques et égarés.

Et quelques-unes de ces malheureuses portaient de petits enfants dont les haillons voilaient à peine la nudité, et qui leur demandaient en vain de la nourriture.

Les passants qu’elles insultaient les rappelèrent à leurs devoirs de femmes et de mères.

Et l’une d’entre elles leur répondit : « Les passions sont saintes ; le meilleur moyen de les combattre, c’est de les développer. » Je me souvins d’avoir lu ces paroles dans les ouvrages de plusieurs de nos réformateurs contemporains.

Et l’un des magistrats se trouvant parmi les spectateurs de cette orgie, on lui demanda s’il n’y avait aucun moyen de prévenir ou de réprimer ces désordres.

Le magistrat répondit : « Abandonnons ces gens-là à leurs excès ; ils seront suffisamment punis. »

Et, malgré toute la rigueur de ce châtiment, le nombre des libertins et des ivrognes allait se décuplant tous les jours.

Il fallut cependant supprimer le dernier privilège, celui de la famille. De quel droit pouvait-on avoir un père, une mère, un enfant, lorsque tous n’en avaient pas ? Il fut convenu que l’État serait le père commun, que les enfants lui appartiendraient corps et âme, et qu’il pourrait nouer et dénouer à son gré les liens du mariage, pour en répartir également les bénéfices entre tous les citoyens.
 
 

 

Et je vis deux amis qui se rencontraient dans la campagne. L’un deux portait sur son visage les traces d’un sombre désespoir ; ses traits étaient pâles comme ceux d’un mort, et ses regards, alternativement fixés au ciel ou vers la terre, semblaient demander à Dieu ou à la tombe un remède qui pût calmer ses douleurs.

Et l’autre lui dit avec inquiétude :

« Mon ami, qu’avez-vous ?

– La vie n’est plus pour moi qu’une torture, et l’heure où elle finira sera la plus heureuse qu’il me reste à voir ici-bas.

J’ai une femme mille fois trop aimée, à qui j’avais juré une éternelle fidélité. Il faut que je la cède à un autre. Ceux qui nous gouvernent l’ont ainsi décidé, et le principe de l’égalité s’oppose à ce que je sois privilégié. Comprends-tu bien cela ? Il faut que je la perde, et ce ne sera pas la mort qui me l’enlèvera, ce sera un rival ; et il faudra qu’elle me dise adieu pour toujours, elle, la mère de mes enfants, et qu’elle aille porter sa beauté et son amour dans la maison d’un autre, pour commencer une nouvelle famille ! Mais il me reste une dernière consolation, et je vais y avoir recours. »

Et, écartant ses vêtements, il laissa voir une arme à feu.

« Dans une heure, ajouta-t-il, ma femme et moi nous aurons conquis la liberté du tombeau, pour échapper à l’égalité de l’infamie. »

Et bientôt toute la vie de l’humanité se concentra dans un être tyrannique et mystérieux que l’on nomme l’État. Toutes les personnalités abdiquèrent au profit de ce régulateur universel ; toutes les propriétés furent réunies en une seule, dont il se chargea de distribuer les fruits à tous ; il devint le seul dépositaire de la science et des lumières, et il n’y eut plus d’instruction de bon aloi que celle donnée par ses pédagogues.

Toutes les villes furent supprimées, parce que le luxe y a toujours pris naissance. On détruisit d’abord les monuments et les chefs-d’œuvre des arts ; puis on proscrivit les arts eux-mêmes, en vertu de cet axiome socialiste : « Ce qui n’est pas communicable à tous doit être sévèrement retranché. »

Et l’on inscrivit dans la constitution humanitaire un article que les libres-penseurs réclamaient depuis un siècle : « Nul ne peut émettre des opinions contraires aux principes sacrés de l’égalité ; » afin que la liberté de la pensée n’existât plus que dans les souvenirs, et que, pour échapper au despotisme, on fût obligé de se réfugier dans l’histoire ancienne.

Personne ne put manger qu’avec la permission de l’État, aux heures fixées par l’État, et la nourriture donnée par l’État, de telle façon que tout le monde mangeait du bœuf le même jour, afin que le même régime détruisît toutes les inégalités de force, de beauté et d’intelligence chez les hommes.
 
 

 

Et je demandai à mon céleste guide :

« Est-il possible qu’après avoir tant parlé de liberté, chaque individu consente à sacrifier son libre arbitre, son activité, tous ses goûts et tous ses droits, à cette idole abstraite et sans vie qu’on appelle l’État ?

– Comment cela n’arriverait-il pas, me répondit l’ange, lorsque votre siècle lui-même s’efforce de tout concentrer dans les mains du gouvernement, canaux, chemins de fer, enseignement ? Le communisme est chez vous à l’état de germe ; il ne s’agit que de le développer, et ce sont ses plus grands ennemis qui en ont posé les principes. »

Et je regardai de nouveau la Terre, qui me parut monotone et ennuyeuse, parce que l’unité avait tué la variété. Il n’y avait plus qu’un seul peuple se gouvernant lui-même par des délégués sans cesse remplacés, depuis la Nouvelle-Zemble jusqu’aux îles désolées de la Terre-de-Feu.

Et la facilité des communications avait causé tant de mariages lointains entre les différentes races, que tous les types humains avaient disparu avec leurs vêtements nationaux. Il n’y avait plus de blancs ni de nègres, car toutes les couleurs s’étaient fondues dans une nuance terreuse et équivoque, tandis que tous portaient une blouse uniforme et grise comme leur teint.

Et, pour que la nature elle-même se soumît à la loi de l’égalité, on employa contre elle toutes les forces de l’industrie. On combla les vallées avec les débris des montagnes, et la Terre devint une immense plaine, où les chemins de fer ne rencontrèrent plus d’obstacles.

Et désormais le voyageur qui voulut en faire le tour ne vit plus qu’un village uniforme, qui se retrouvait toujours le même de distance en distance, avec les mêmes maisons, les mêmes alentours et les mêmes visages.

Et, quand il voulut converser avec les habitants, il le put facilement, car toutes les langues s’étaient confondues dans un patois universel ; mais il ne put tirer ni lumière ni agrément de ces conversations, car toutes les inégalités d’esprit avaient disparu. Tous les aristocrates de l’intelligence, poètes, savants, peintres, musiciens, philosophes, avaient abdiqué leurs privilèges pour rentrer dans le sein de la médiocrité commune ; et si l’on ne trouvait personne qui composât des poèmes comme Virgile, des tableaux comme Raphaël, des symphonies comme Beethoven, en revanche, tout le monde savait monter la gamme, dessiner des yeux et des oreilles, et lire les affiches.

Le monde n’était plus qu’un vaste couvent, où l’on entrait par force, et d’où il n’était plus possible de sortir que par la porte de la mort, qui se ferme toujours et ne se rouvre jamais.

Bientôt, les richesses de la communauté s’amoindrirent et disparurent ; car les richesses ne consistent que dans le travail, qui était mort avec le salaire et la concurrence, et la consommation avait dévoré des produits qui n’avaient pas été remplacés. Alors, ceux qui s’étaient plaints de l’ennui se plaignirent de la faim : de ridicule qu’il était, l’aspect de la Terre devint horrible.

Et l’ange s’écria : « Voilà donc le paradis qu’ont créé ces grands réformateurs ! Il ne valait pas la peine qu’on méprisât et qu’on niât pour lui les immortelles délices du paradis que nous habitons. »

Et les hommes, manquant de nourriture et de vêtements, se soulevèrent contre le gouvernement qu’ils avaient établi, contre le gouvernement qui leur avait promis toutes les satisfactions des sens, et qui ne pouvait plus leur donner que la famine et la misère ; et ils tombèrent du despotisme dans l’anarchie.
 
 

 

Et comme il faut absolument une doctrine à l’humanité, j’entendis d’un bout du monde à l’autre hurler ce principe du nouvel ordre social : « Malheur aux faibles ! » Chacun s’empara par la force des provisions de son voisin. Et ces hommes affamés se disputant leur pâture ressemblaient, du haut des cieux, à des fourmis s’arrachant des grains de blé.

Le travail aurait encore pu tout sauver ; mais les passions, accoutumées à être satisfaites au premier désir, ne s’accommodaient plus d’un moyen aussi lent.

Et, la disette augmentant, les humains se regardèrent avec une horrible convoitise. Ils se dirent :

« Puisque nous n’avons plus ni bœufs à tuer, ni cerfs à poursuivre, pourquoi ne chasserions-nous pas à l’homme ? »

Et je vis alors des choses dont la seule idée fait défaillir. Je compris ce que peut la créature quand elle se sépare de Dieu, et qu’elle veut trouver le ciel dans les jouissances de sa chair.

Mais l’heure de la justice avait sonné : c’était l’an 2000. Un éclair sillonna la nue, de l’Orient à l’Occident ; les hommes s’arrêtèrent au milieu de leurs sanglantes orgies, et pâlirent d’effroi en voyant les astres s’obscurcir.

« La patience du Créateur s’est pourtant lassée, me dit l’ange ; il n’a pas pu attendre la fin. »

Et je me préparais à voir de plus grandes choses encore, lorsque je sentis une main se poser sur ma tête.

Je me réveillai comme d’un profond sommeil, et je me trouvai en vue du bibliothécaire qui venait me prévenir que l’heure avait sonné, non point de la fin du monde, mais de la clôture de la bibliothèque.

Ce n’était qu’un rêve qui jamais ne se réalisera, mais dont l’accomplissement ne serait que la conséquence naturelle des principes émis par tous nos réformateurs contemporains, socialistes et autres.

Et, jetant un dernier coup d’œil sur le livre qui m’avait procuré cette agréable vision, je m’étonnai de ne m’être pas endormi dès la première page.
 
 

 

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(1) M. Pierre Leroux, De l’Humanité, page 234.
 

(2) Ouvrages de Fourier, de Considérant et de tous les écrivains de l’école phalanstérienne.
 

(3) M. Pierre Leroux, De l’Humanité.

Nous ne continuerons pas d’indiquer les auteurs, de peur d’être trop long, et de fatiguer la lectrice ou le lecteur en le faisant. D’ailleurs, on n’aura qu’à ouvrir les ouvrages de nos principaux socialistes, pour y trouver toutes les maximes dont nous avons essayé de faire voir les désastreuses et ridicules conséquences.
 

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(Eugène Buget, in L’Avenir républicain [Saint-Étienne], septième année, n° 748, jeudi 10 juillet 1851 ; illustrations de Gustave Doré pour les Œuvres de François Rabelais contenant la vie de Gargantua et celle de Pantagruel, 1854, et pour la Grande Bible de Tours, 1866 ; caricatures de Cham extraites de Proudhoniana, album dédié aux propriétaires, Paris : Au Bureau du journal Le Charivari, [1848] ; Cham, caricature de Proudhon parue dans Le Charivari, dix-septième année, n° 275, dimanche 1er octobre 1848)