À peine la séance hebdomadaire de l’Académie des Sciences fut-elle terminée, M. Martin-Dutertre se hâta de regagner sa maison, boulevard Saint-Marcel, grimpa les cinq étages de l’escalier, alertement, comme si, à soixante ans, il avait retrouvé les jambes de sa jeunesse, bouscula Rosalie, sa vieille gouvernante, et courut sur le balcon. Là, en plein soleil, sous la chaude caresse d’un jour d’été finissant, une boîte de bois reposait sur la pierre nue et, dans cette boîte capitonnée de paille, une poule était nichée.
Certes, il est plus de Parisiens qu’on ne croit qui élèvent de la volaille dans des poulaillers de fortune. Pourtant, s’il en était un paraissant incapable de se livrer à cette occupation originale, c’était bien ce brave M. Martin-Dutertre, vieux garçon insoucieux des réalités communes de la vie et, par ailleurs, un de nos savants les plus notoires, un de ceux qui poursuivent, jour et nuit, la même idée, le même rêve hermétique et grandiose.
Rien de plus exact cependant. M. Martin-Dutertre, paléontologiste éminent, faisait couver une poule dans une niche installée sur son balcon ; et cette tentative le passionnait à ce point que, depuis trois semaines bientôt, il vivait dans un état de fièvre extraordinaire. Il ne travaillait plus. À chaque instant, il allait contempler le volatile dont la crête rouge et les yeux ronds lui semblait résumer tout l’intérêt du monde, il compulsait des livres consacrés à la basse-cour pour connaître la meilleure nourriture convenant aux couveuses et les soins qui leur sont nécessaires. Quand il lui fallait s’absenter, par hasard comme aujourd’hui, pour aller à l’Académie des Sciences, il ne vivait pas d’être éloigné de son balcon et de son habitante emplumée. Il revenait vers elle, vite et vite, avec la hâte d’un amoureux, et quand la fraîcheur de la nuit commençait à tomber, il montrait une sollicitude paternelle pour recouvrir le nid d’une sorte de petite guérite en miniature confectionnée sur ses indications.
Ce soir, son émotion était telle qu’il se mit à genoux devant la boîte et glissa, sous le ventre de la couveuse, une main frémissante. Des œufs, disposés en rond sur la paille, entouraient un œuf plus gros, beaucoup plus gros. Tous étaient intacts. Tous dégageaient cette chaleur annonciatrice des mystérieuses créations qui s’élaborent dans leur coque.
Rassuré alors et satisfait, M Martin-Dutertre se releva, alla quérir un fauteuil qu’il installa près de la fenêtre, à quelques pas de la poule, s’assit, retira ses lunettes et, les yeux dans le vague, se prit à rêver.
Tout d’abord, il évoqua le souvenir de cette séance, à l’Académie des Sciences où, un mois plus tôt, il prit la parole pour lire une communication :
« Oui, messieurs, disait-il entre autres choses, la paléontologie doit une reconnaissance infinie à M. James Cokswell, l’illustre explorateur asiatique. Au cours de son voyage à travers le désert de Gobi, M. Cokswell a eu la chance de découvrir, dans des terrains de la période jurassique, cinq œufs admirablement conservés et qui sont, indubitablement, des œufs de plésiosaure.
Vous savez ce que fut cet animal aujourd’hui disparu ? Un reptile au cou allongé, une sorte de monstre amphibie et carnivore que l’on peut comparer à un serpent ayant une tête de cheval et quatre pattes munies de griffes.
M. Cokswell a rapporté en Europe les œufs découverts. Il a bien voulu m’en donner un. J’ai commencé à l’étudier et je ne manquerai pas, messieurs, de vous communiquer aussitôt que possible le résultat de mes expériences… »
M. Martin-Dutertre se rappela ensuite l’idée géniale qu’il avait eue et la façon dont il avait entrepris de la mener à bien. Sur les quais, il avait fait l’emplette d’une bonne couveuse et de quelques œufs, avait installé la bête sur son balcon, dans un nid douillettement capitonné de paille et, parmi les œufs vulgaires, avait glissé l’œuf énorme du plésiosaure.
Depuis, il attendait avec une émotion sans cesse grandissante. Plus il y songeait, plus il croyait réalisable sa tentative, un peu folle d’apparence. N’a-t-on pas vu germer et grandir des grains de blé recueillis dans les tombeaux de la vieille Égypte ? Pourquoi un œuf découvert dans le sol, à l’abri des variations de la température, ne pourrait-il pas éclore si on le mettait dans des conditions favorables à cette éclosion ? Pourquoi, grâce à la couveuse vigilante et patiente, en même temps que des petits poussins sortiraient de leur coque, un petit plésiosaure ne sortirait-il pas de la sienne ? Quel succès alors pour le savant qui aurait réussi cette fantastique expérience ! Quel triomphe pour M. Martin-Dutertre présentant, un jour, à l’Académie des Sciences un reptile antédiluvien frais éclos de son œuf et bien vivant !
Trois semaines bientôt s’étaient écoulées depuis le commencement de l’expérience. Le résultat ne pouvait plus tarder. En l’attendant, le vieux savant s’était décidé, ce soir, à ne pas quitter son poste d’observation.
Déjà, il lui semblait voir frémir quelque chose sous les plumes ébouriffées de la poule… Mais oui ! Un poussin venait de paraître, une petite boule jaune aux yeux de jais. Puis un autre. Puis un autre encore. Une sueur d’angoisse coulait le long des tempes du vieil homme. Il n’osait remuer pour ne pas effaroucher les petits, et pourtant ses mains frémissaient du désir de soulever la bête pour voir si le miracle s’était accompli, – pour voir…
Soudain, une tête horrible, monstrueuse, à la peau squameuse, à la gueule rouge, large ouverte, jaillit de la paille du nid et, conduite par un cou flexible, s’élança vers M. Martin-Dutertre. Le plésiosaure était né. M. Martin-Dutertre poussa un cri d’épouvante…
« Allons ! Allons ! Monsieur, vous avez tort de vous endormir comme ça, près d’une fenêtre ouverte. Vous risquez de vous enrhumer. Ce n’est pas raisonnable. Secouez-vous et venez dîner ! la soupe vous attend. »
M. Martin-Dutertre se frotta les yeux. Il n’y avait, sur le balcon, ni boîte, ni poule, ni œuf – pas même de plésiosaure. Seule, près de lui, les poings sur les hanches et bougonnante, la vieille Rosalie appelait son maître à table. Toute cette étrange aventure n’était qu’un rêve. Et, ma foi ! le vieux savant n’en fut pas fâché.
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(Roger Régis, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 23176, mercredi 30 juin 1926 ; illustration de Harry Rountree pour The Lost Word d’Arthur Conan Doyle, 1912)