Il lui sembla qu’il se trouvait dans une riche demeure seigneuriale dont il était le propriétaire. Et il ne faisait que penser : « Cela va bien, maintenant, cela va bien, mais il arrivera malheur ! » À ses côtés, se démène un petit homme, son intendant. « Je vous en prie, je vous en prie, – répète-t-il en ricanant à chaque mot, – regardez comme tout est prospère chez vous ! Tenez, voici les chevaux… hein, quels magnifiques chevaux ! » Et Aratov voit toute une rangée de chevaux immenses, la croupe vers lui, debout dans leurs salles ; ils ont des crinières et des queues étonnantes… mais dès qu’Aratov s’approche d’eux, ils tournent la tête de son côté et lui montrent méchamment les dents. « C’est bien, – songe Aratov, – mais il arrivera malheur ! » « Je vous en prie, je vous en prie, – répète l’intendant, – venez au jardin, regardez quelles pommes merveilleuses vous avez ! » Les pommes sont vraiment merveilleuses, rouges, rondes, mais aussitôt qu’Aratov les regarde, elles se rident et tombent. « Il arrivera malheur ! » – songe-t-il. « Et puis voici le lac, – balbutie l’intendant, – comme il est bleu, comme la surface en est unie ! Et voici la barque d’or… » Au fond, toute recroquevillée, gît une menue créature qui ressemble à un singe ; elle tient entre ses pattes une fiole pleine d’un liquide foncé. « Ne vous inquiétez pas, – lui crie l’intendant resté sur le bord, – ce n’est rien, c’est la mort ! Bon voyage ! » La barque l’emporte rapidement… mais soudain s’élève une bourrasque, non comme celle de la veille, silencieuse, bénigne, non : un cyclone noir qui pousse de terribles hurlements ! Autour de lui tout se confond, et, dans le brouillard tourbillonnant, Aratov voit Clara en costume de théâtre : elle porte la fiole à ses lèvres et, de loin, on entend crier : « Bravo, bravo ! » Et une voix brutale crie aux oreilles d’Aratov : « Ah ! tu pensais que tout cela finirait par une comédie ? Mais non, c’est une tragédie, une tragédie ! » (Clara Militch)
… Par le vasistas de la boulangerie, regardait une jeune fille de dix-sept ans qui tenait dans la main un petit pain blanc. Elle avait le visage plein, rond, les joues rouges, les yeux bruns, pas grands, le nez légèrement retroussé, les cheveux blonds et de magnifiques épaules. Les traits exprimaient la bonté, la paresse, l’insouciance. « Voici un petit pain pour vous, Monsieur, – dit-elle en souriant, – je voulais le prendre pour moi, mais si vous permettez, je vous le donne. » « Cordial merci. Permettez… » Pétouchkov se mit à fouiller dans ses poches. « Inutile, mangez-le à votre santé. » Elle referma le vasistas. Pétouchkov rentra chez lui de fort bonne humeur. « Voilà, – dit-il à son Onésime, – tu n’as pas pu trouver de pain, et moi j’en ai trouvé. Tu vois ? » (Pétouchkov)
J’eus encore un autre rêve ou peut-être une vision ; je ne sais pas au juste. Il me sembla que j’étais couchée dans ce même berceau d’osier et que mes parents défunts s’approchaient de moi – mon petit père, ma petite mère ; – ils me saluent bien bas, mais sans rien dire. Et moi de leur demander : « Pourquoi, petite mère et petit père, me saluez-vous ainsi ? » « Parce que, – dirent-ils, – tu as souffert en ce monde et qu’ainsi tu n’as pas seulement soulagé ton âme, mais tu nous a également délivrés d’un lourd fardeau. Et cela nous a été d’un grand secours dans l’autre monde. Toi, tu en as déjà fini avec tes péchés ; maintenant, tu triomphes des nôtres. » Et, ce disant, mes parents me saluèrent de nouveau, puis ils disparurent à ma vue : seuls, les murs restaient visibles. (Les Reliques vivantes)
Un rêve, présage de malheur, est décrit dans La fin de Tchertopkanov : Tchertopkhanov fait un rêve, la nuit où on lui vole son cheval chéri, son unique cheval Malek-Adel. Avant de mourir, la mère de Tchertopkhanov voit un homme blanc sur un ours, un renard blanc, blanc comme neige, et lui est monté sur un chameau. Cette couleur blanche consanguine – la couleur fondamentale de la terre, la couleur de la pureté – est fatale pour Tchertopkhanov.
Il allait à la chasse monté non sur Malek-Adel, mais sur un animal étrange qui tenait du chameau ; à sa rencontre accourut un renard blanc, blanc comme neige… Il veut faire claquer son long fouet, lancer sur lui ses chiens, mais, au lieu de fouet, il n’a dans les mains qu’un torchon de tille ; le renard fuit devant lui et lui tire la langue.
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(Alexei Rémizov, in Le Courrier graphique, revue des arts graphiques et des industries qui s’y rattachent, troisième année, n° 19, novembre 1938)
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