M. Colombry, le géologue bien connu par ses nombreux et intéressants travaux, ancien ingénieur des mines, n’avait pas voulu bouger de son logis de Béthune, malgré tous les bombardements, malgré les visites des Avintiks, Fokkers et autres oiseaux malfaisants, malgré l’effroyable concert de tonnerres roulant jour et nuit dans le secteur flamboyant d’Ablain-Saint-Nazaire et Carency.

Dans la tranquille maison qu’il habitait, seul avec une respectable bonne, – tous les trois, logis, patron et bonne, d’apparence presque aussi rustique que le vieux beffroi de la ville qui s’entrevoyait entre les arbres au fond du jardin, – M. Colombry travaillait imperturbablement parmi ses cahiers de notes, ses collections de plantes fossiles et de débris d’animaux préhistoriques, réunies au cours de sa longue vie passée au fond des puits de mines de la région.

Personne ne les avait explorées autant que lui, ces fosses innombrables forant de tous côtés le sol artésien, et se ramifiant au loin par de longs boyaux poussés à travers les couches diverses du terrain.

Un vieux mineur connaît son puits, sa mine et ses entours, et c’est tout. M. Colombry les connaissait tous et toutes, non seulement les houillères de France, mais encore celles de Belgique ; il avait étudié les mines de Cornouailles, celles de Lorraine, les mines de sel de Galicie ; il s’était même envoyé en mission scientifique en Asie et dans les Amériques, pour descendre au fond de toutes les cavernes minières anciennes ou récentes.

Ses remarques, ses découvertes nombreuses, sa connaissance approfondie, c’est le cas de le dire, du sous-sol de la planète, lui avaient permis d’établir certaines théories générales, qu’il se refusait d’exposer dans les revues scientifiques, et qu’il réservait pour le 6e et dernier volume d’un grand ouvrage en train depuis longtemps et impatiemment attendu.

Ce n’était pas un misérable obus de 280, ou même une marmite de 410, qui pouvait distraire de sa pensée un homme comme M. Colombry et le décider à quitter son cabinet de travail en interrompant une œuvre arrivée à sa conclusion.

Au contraire, ce formidable ouragan de fer et de feu tourbillonnant depuis deux ans dans le ciel autour de lui, ce bouleversement du sol troué de mille cratères, ces mines éclatant en jets de flammes dardées vers les nuages rouges, tout cela l’excitait au travail, à la poursuite ardente d’une vérité devinée d’abord, entrevue faiblement, mais qui, de jour en jour, lui apparaissait plus claire et plus nette, et cette découverte énorme, de nature à faire vaciller les instituts sur leurs bases, il allait bientôt pouvoir la dévoiler publiquement dans une communication à l’Académie.

Ce soir-là, M. Colombry achevait fiévreusement sa dernière page. Le canon grondait au Sud et à l’Est ; des fusées, au loin, montaient dans le ciel parmi des flocons blancs, et l’on distinguait, dans le roulement profond des batteries lourdes, les éclatements d’arrivée de projectiles, les envois de notre part et les réponses boches.

Il écrivait à grands coups de plume, comme s’il donnait des coups de poing, et balafrait son papier de longues traînées d’encre.

« Voilà ! dit-il, les dents serrées ; tout y est et je leur porte ça tout de suite !… On m’a fixé le jour pour ma communication à l’Académie ; après-demain, Paris et le monde sauront tout !… On verra… on saura ! »

Il ouvrit la porte de son cabinet et, du palier, interpella sa bonne :

« Marianne, ma valise est prête ? J’ai mon sauf-conduit ; demain, à la première heure, je prends le train !… Et maintenant, dormons, car l’affaire sera chaude, sans doute… »
 

*

 

Voyage long et difficile. On ne circule pas facilement dans les coulisses de la guerre. Arrêts partout, attentes pour laisser passer les trains bondés de soldats, bourrés de munitions ou chargés de blessés. M. Colombry, les sourcils froncés, regardait sans voir, tout entier à sa pensée. L’arrivée, l’hôtel, les repas le soir et le matin, rien ne put l’en arracher un quart de seconde. À table, la main gauche sur un gros cahier de papier qui sortait de sa poche, il repassait ses arguments, exposait ses preuves et pulvérisait d’avance toutes les objections.

Taxi, trajet rapide, quelques poignées de mains échangées avec des confrères ou des rédacteurs de gazettes scientifiques, puis la salle.

La séance s’ouvrit. M. Colombry, impassible et solennel, commença sa lecture.

Certainement, les esprits n’étaient guère à la géologie, à la paléontologie ; ces messieurs de l’Institut continuaient à commenter le dernier communiqué, ou se passaient de petites nouvelles arrêtées par la Censure. Mais soudain, après les premiers feuillets de la communication, une espèce de secousse électrique parcourut la salle. Il y eut un brouhaha d’exclamations, puis un silence, puis une agitation sur tous les bancs, depuis le bureau jusqu’au coin des journalistes, puis un vrai tumulte comme si, tout à coup, le grave Institut était devenu la Chambre.

M. Colombry continuait :

« … J’avais depuis longtemps entrevu la vérité ; l’absolue conviction vint peu à peu, mais je n’ai voulu parler qu’après avoir, sur tous les continents, fouillé ce que la science appelle « encore » les entrailles de la Terre, qu’après avoir exploré, sondé toutes les mines, tous les puits, toutes les crevasses, vérifié toutes mes conjectures et réuni les preuves les plus éclatantes…

Cette Terre, que nous sommes habitués à considérer comme une boule de matière inerte nous appartenant, que nous avons le droit de tailler, fouiller, perforer ou découper comme bon nous semble, elle n’est pas ce que nous croyons, ce que la science pensait avoir établi sans discussion possible ; c’est tout autre chose, et l’orgueil de l’homme va se sentir durement touché… Tous les systèmes, toutes les cosmogonies s’écroulent…

Cette Terre… elle n’est que la tête d’on ne sait quel géant formidable arpentant l’immensité, un géant que l’esprit épouvanté n’arrive pas à imaginer, un être fabuleux sur le crâne de qui vit, s’agite, travaille cette fourmilière, l’humanité…

L’homme n’est que le parasite de ce géant inconnu ; la vanité humaine peut se refuser à l’admettre, c’est ainsi pourtant !

La guerre, qui ravage l’Europe, me force à parler plus tôt que je ne l’avais décidé, car le danger est terrible. Déjà je frémissais quand je voyais les puits de mine descendre à travers l’épiderme du géant inconnu, les tunnels percer les rugosités que nous appelons montagnes, au risque d’irriter le Géant… Nos tremblements de terre, mais ce sont tout simplement des froncements de cet épiderme sous des démangeaisons un peu vives…

Alors, cette guerre, avec l’immense réseau de travaux souterrains, ces mines infernales démolissant des collines entières, ces cratères de volcans, tous ces explosifs en déflagration, chargeant de flammes l’atmosphère qu’il respire, croyez-vous qu’il ne va pas s’en apercevoir, à la fin, le géant, sentir vraiment de trop cuisantes irritations, une migraine trop forte, un prurit trop violent, et qu’il ne se décidera pas à secouer une bonne fois l’insecte outrecuidant ?

Voilà l’immense danger que nous courons ! Je passe maintenant aux preuves condensées en ces 40 pages qu’il me reste à vous lire… »

M. Colombry continua.

Les journaux n’ont rien dit de l’extraordinaire communication, la Censure ayant coupé tous les articles. Nous ne savons rien, et, à Béthune, Mlle Marianne n’a pas de nouvelles de M. Colombry. Certains prétendent qu’on l’a interné à Charenton, faute de Bastille. D’autre part, le bruit court qu’il est enfermé, dans une salle de l’Institut, avec une commission de savants chargés de vérifier au plus vite ses assertions…

Si c’était vrai, pourtant !
 

 
 

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(Albert Robida, in Le Petit Journal, supplément illustré, vingt-huitième année, n° 1361, dimanche 21 janvier 1917. Dessin de E. Forest d’après J.-J. Grandville, « Autopsie du cerveau d’un pêcheur à la ligne, » parue dans Le Monde des merveilles : tableau pittoresque des grands phénomènes de la nature et des manifestation du génie de l’homme dans les sciences, l’industrie et les arts, d’Adolphe Bitard, Paris : Librairie illustrée/M. Dreyfous, 1878 ; gravure extraite du traité De Humani Corporis Fabrica Libri Septem d’Andreas Vasilius, 1543)