I

 

Pied-Léger avait vu mourir tous ses compagnons, les faunes aux faces d’homme velues, aux pieds de bouc. Il errait maintenant, solitaire, dans les forêts désertées que troublaient seuls les cris des oiseaux, le froissement des branches.

« Comme la terre est changée, pensa-t-il. Au loin, je vois une barque sur l’étang. On a mis un pont sur le torrent et là-bas, derrière un bœuf, il y a un homme qui marche en poussant devant lui un morceau de fer qui s’enfonce dans le terre. Maudite soit cette race exécrable, chétive et dégénérée, à qui désormais appartient le monde ! »

Pied-Léger avait coutume de dormir pour s’abriter du vent dans une profonde caverne de la montagne. C’était un lieu presque inaccessible, au milieu des rochers.

Or, cette caverne avait servi de repaire, autrefois, à une troupe de voleurs et des richesses incalculables y étaient entassées. Il y avait là des vêtements magnifiques, des bijoux de toute sorte, des tonnes pleines d’or.

Pied-Léger s’amusait le soir à faire ruisseler les pièces dans ses mains ; il les répandait sur son corps ou les lançait dans le ruisseau voisin, ignorant que c’est pour elles que vivent et meurent les hommes.

Mais une fois qu’il avait descendu la montagne, et qu’il était arrivé près d’un chemin, il vit un homme qui tenait un bœuf par une corde, et qui échangeait ce bœuf avec un autre homme contre quelques petits morceau de métal brillant.

Le faune regagna la montagne tout rêveur.

« Puisque l’on donne un bœuf, animal
 étonnant par sa forme et son poids, en échange de quelques pièces, moi qui possède une caverne remplie de pièces, je pourrais avoir un grand nombre de bœufs, et peut-être aussi des maisons et toutes sortes de ces objets étranges que possèdent les hommes. »

Un jour, le hasard de ses courses l’amena à l’orée d’un parc. Il regarda par une brèche du mur. Au bout du parc, on apercevait, à travers les feuilles, la forme d’un château.

Dans une allée marchait une jeune fille, un livre à la main. De temps en temps, elle s’arrêtait de lire et elle souriait.

Le faune fut ému par sa beauté et il lui sembla qu’une vie nouvelle commençait pour lui.

« Mais pourquoi sourit-elle ? » se dit-il.

Il voulut en savoir la raison et il remonta vers sa caverne. Il y avait là un grand nombre de livres, pris autrefois aux marchands qui passaient. Ils servaient d’oreiller à notre faune pour dormir.

Il les regarda longuement.

« C’est curieux, aucune pensée risible ne me vient. Peut-être y a-t-il un secret pour pénétrer le sens de ces petits signes noirs. »

Il revint chaque soir à l’orée du parc, à l’endroit où le mur avait une brèche, pour revoir la jeune fille.

Elle passait tout près de lui, son livre à la main, et le cœur de Pied-Léger bondissait dans sa poitrine.

Monter aux arbres, courir à travers les forêts, gravir les rochers lui parut désormais sans attrait. Il se demanda comment il avait pu vivre aussi longtemps avec des plaisirs si médiocres.

À la brèche du mur auprès duquel passait la jeune fille, il avait accroché désormais tout son bonheur.

Un soir, il se décida.

Il mit sur sa face de faune son plus aimable sourire ; d’un bond, il tomba dans l’allée où marchait la jeune fille et il ouvrit la bouche pour parler.

Elle poussai un cri terrible et s’enfuit.

« Hélas ! songea Pied-Léger, en remontant dans les rochers qui étaient son domaine, j’appartiens à une race déchue. Des poils couvrent mon visage ; mes pieds sont pareils à ceux des chevaux ; je suis courbé, car il m’arrive souvent de marcher avec les mains aussi bien qu’avec les pieds. Quelle misère que mon cœur soit possédé par la blanche jeune fille qui passe là-bas dans le parc aux allées droites. Je ne serai jamais pour elle qu’un objet d’horreur. »

Pied-Léger se désespéra pendant plusieurs jours. Étant d’une nature simple, il poussait des cris et se frappait la poitrine, ou courait, comme un insensé, sur les rochers, pendant des heures.

Enfin, brisé de fatigue, il s’arrêta au bord d’un étang ; l’eau était tranquille et refléta son image. Il se regarda longuement, et il songea :

« En somme, je ne suis pas si différent des hommes. Mon grand-père affirmait que les hommes et les faunes étaient de la même famille. Qui sait ?… Si des vêtements couvraient mon corps, si je cachais les sabots de mes pieds et les cornes de ma tête, si j’étudiais avec soin ma démarche, peut-être me prendrait-on pour un homme. »

Sa résolution fut prise, car les faunes agissent aussitôt qu’ils ont pensé.

Il coupa dans la forêt un énorme bâton, et il descendit vers la vallée. Là passait une route. Il s’embusqua derrière un tronc d’arbre et attendit. Un marchand vint à passer. C’était un vieil homme avec une barbe blanche. Alors, le faune s’élança et d’un coup de son bâton lui brisa la tête.

Les faunes ignorent le prix de la vie humaine.

Pied-Léger chargea sur son dos le corps du marchand et remonta vers sa caverne. Alors, il le dépouilla de ses vêtements, et il s’en habilla. Il arracha de son mieux les poils qui couvraient sa face ; il enfonça sur sa tête le grand chapeau du marchand, car, à côté de ses oreilles, sortaient deux petites cornes ; il enferma avec soin ses sabots dans les souliers, puis il prit un sac plein d’or, le chargea sur son dos, et, ainsi transformé, descendit la montagne et prit le chemin qui menait à la ville prochaine.
 
 

 

II

 

Pied-Léger eut un palais, un carrosse avec des laquais en livrée ; il apprit à lire et écrire, il pensa. Il devint célèbre dans tout le pays à cause de sa richesse et de ses allures étranges.

« C’est un riche et brave seigneur, disait-
on de lui, qui marche difficilement comme s’il était gêné dans ses souliers. Pour rien 
au monde, même quand passe un enterre
ment, il n’enlève son chapeau de sa tête. Il a
 toujours des gants qu’on ne lui voit jamais retirer et des cols très hauts qui cachent une
 partie de son visage. »

Comme il faisait de grandes largesses, il était très connu et très aimé. Il se faisait appeler le marquis de Pied-Léger et tous les paysans le saluaient respectueusement quand il passait.

Cependant, le cœur de Pied-Léger se transformait. Mille idées nouvelles lui venaient à cause des livres qu’il lisait. Et il fut atteint d’une étrange maladie morale.

Il souffrait cruellement, d’une souffrance inconnue pour lui jusqu’alors, toutes les fois qu’il pensait à ce marchand à barbe blanche qu’il avait tué d’un coup de bâton.

« Il avait l’air doux et bon, se disait-il, et
 voilà que je lui ai arraché la vie. »

Un soir, il n’y tint plus. Il enleva ses souliers et ses vêtements et il remonta dans les lieux escarpés où il vivait jadis, jusqu’à l’endroit où il avait laissé le corps du marchand. Il ne restait plus de celui-ci que des os blanchis par la pluie. Pied-Léger creusa un trou dans la terre et les y déposa. Puis il redescendit, mélancolique, et regagna son palais.

Il pensait sans cesse à la jeune fille qu’il avait vue dans le parc et il l’aimait toujours du même amour.

Il se dit un jour :

« Maintenant que j’ai de beaux vêtements, que j’ai appris l’art du langage, je peux, sans honte, me présenter à elle et, qui sait ? la demander en mariage. »

Il se rendit donc dans le château qu’elle habitait.

Il y fut magnifiquement reçu par le père de la jeune fille. Celui-ci, qui était à peu près ruiné, se dit en le voyant :

« Quelle bonne aubaine que la visite du 
marquis de Pied-Léger ! Il est très riche. Je
 pourrai lui emprunter de l’argent et peut-
être, un jour, lui donner ma fille en mariage. »

Il y avait une nombreuse compagnie dans le salon et tout le monde entourait Pied-Léger et tout le monde le flattait à cause de sa richesse.

Cependant, il avait gardé son chapeau sur sa tête pour ne pas montrer les cornes de son front. Chacun s’étonnait en secret de tant d’impolitesse et notre héros souffrait beaucoup de sentir cela.

Il revint à quelque temps de là et le père de la jeune fille lui emprunta des sommes considérables.

Mais l’argent ne comptait pas pour Pied-Léger. Les mendiants pouvaient à toute heure frapper à sa porte ; ils recevaient d’abondantes aumônes. Pied-Léger prêtait même aux riches qui n’avaient pas besoin d’argent, mais qui lui en demandaient cependant pour profiter d’une générosité si peu commune.

Il connut donc la jeune fille qu’il aimait. Il ne lui parla pas d’amour car il ignorait la manière de s’entretenir avec les femme sur un tel sujet, mais il questionna son père et celui-ci lui déclara qu’il serait très heureux de lui donner sa fille en mariage.

Ainsi, le rêve de sa vie allait être réalisé !

Ils se fiancèrent un jour et ils échangèrent un anneau d’or.

Même ce jour-là, le marquis de Pied-Léger n’ôta pas son gant et la surprise fut extrême.

Pourtant, Pied-Léger était très malheureux.

« Que dirait ma fiancée si elle savait
 que j’étais un faune ! » songeait-il.

Un soir qu’il se promenait avec elle au fond du parc, la jeune fille lui montra la brèche du mur et lui dit :

« Un jour, j’ai vu là un être épouvantable
 bondir vers moi. Il était affreux à voir, moitié homme et moitié bête. Je ne puis marcher dans cette allée sans frayeur.

– Comment était-il ? dit Pied-Léger d’une 
voix tremblante.

– Des poils couvraient son visage. Il 
avait l’aspect d’un faune.

– Il y a des faunes dont le cœur est bon 
et qui sont capables d’amour, reprit Pied-Léger, doucement.

– Il n’importe ; j’aimerais mieux mourir que d’être effleurée du bout du doigt par un tel monstre. »

Pied-Léger en avait assez entendu. Il s’enfuit. Son cœur se brisait dans sa poitrine. Il courut au hasard, il perdit conscience des choses. Il jeta son chapeau, arracha son col qui l’étouffait, lança au loin ses souliers, qui gênaient sa marche.

« Un faune ! un faune ! » crièrent les gens sur son passage.

Et tous s’armèrent de fourches et de bâtons et se lancèrent à sa poursuite.

« Le marquis de Pied-Léger est un faune ! » Cela se répandit comme une traînée de
 poudre ; il y eut dans la ville un tumulte indescriptible.

Tous les hommes que Pied-Léger avait comblés de bienfaits, qui s’étaient partagé son or, qui avaient mangé à sa table, le poursuivaient maintenant comme une bête.

Pied-Léger allait droit devant lui. Il était sorti de la ville ; il avait traversé des champs, des bois ; il montait vers ses demeures natales.

Quand il fut très haut, parmi les rochers escarpés, et qu’il n’entendit plus le cri des hommes qui le poursuivaient, il s’écria :

« Sois maudite, race exécrable où l’on
 apprend la douleur, race orgueilleuse qui 
ne permet pas à la bête de s’élever jusqu’à 
toi ! La vie est désormais sans charme pour moi. La corne de mes sabots m’attache à la
 terre sauvage de la montagne, mais mon cœur amoureux m’appelle parmi les hommes. »

L’on n’entendit plus parler du faune Pied-Léger. Mais quelquefois, le soir, la jeune fille, errant dans son parc, entendit du côté du mur où il y avait une brèche, un gémissement si douloureux qu’elle ne put s’empêcher de pleurer.
 
 

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(Maurice Magre, in Le Petit Parisien, supplément littéraire illustré, dix-septième année, n° 853, dimanche 11 juin 1905 ; Stanislaw Siestrzencewicz, « Jeune Faune, » huile sur toile, c. 1920 ; Walter Crane, frontispice [détail] de An Inland Voyage de Robert Louis Stevenson, 1878)