La comète, qui, d’après les calculs des savants, ne devait réapparaître qu’en 1982, se montra tout à coup à l’Occident par une belle nuit d’août. L’Observatoire fut raillé par les journaux ; mais il prouva, par des formules algébriques, que ses assertions inexactes étaient des plus mathématiques et qu’il valait mieux commettre des erreurs basées sur une méthode scientifique que de dire la vérité sans x et sans y. Dans les premiers jours de sa splendeur, la comète fut l’objet de l’admiration publique ; les acteurs à la mode en furent jaloux, et bien qu’ils eussent commandé à leurs fournisseurs des monologues de circonstance, il n’en demeurait pas moins constant que l’attention des foules était portée vers le noyau céleste à queue flamboyante.
Les industriels qui sont occupés, le soir, sur les places publiques, à montrer les astres dans une lunette hissée sur un trépied, virent monter rapidement le chiffre de leurs affaires ; des poètes lyriques, dans la gêne, pratiquèrent ce métier avec succès ; ils remercièrent en vers éloquents l’astre qui remplissait leurs poches et maudirent les étoiles, célébrées vainement dans des vers ignorés.
Au dire des vignerons, le vin devait être meilleur que jamais, et l’agriculture tout entière rêvait des abondances inusitées pour ses caves et ses greniers.
L’Observatoire, toujours confiant dans ses théories, annonça la disparition complète de la comète pour le courant de l’automne et ébahit le public par des considérations sur la distance aphélie, le demi-grand axe et l’excentricité.
Au bout de plusieurs semaines d’admiration, on pouvait croire que la curiosité publique serait assouvie. Il n’en fut rien. La comète grossissait à vue d’œil chaque soir ; son noyau, d’abord bleuâtre, devint orangé, puis pourpré, et finit par atteindre le volume apparent d’une grenade ; quant à la queue, elle prenait les dimensions d’un éventail de géant et traînait dans le ciel, avec orgueil, sa transparence ignée. Un peu d’inquiétude se manifesta dans les esprits. On parla de rencontre avec la Terre, de cataclysme probable et d’altération possible de notre atmosphère.
L’Observatoire répondit par des calculs rassurants ; mais le public ne fut pas convaincu.
La température devenait du reste torride ; les exhalaisons fétides des égouts de Paris et les odeurs envolées des fabriques d’engrais organisées dans les banlieues rendaient la cité de plus en plus asphyxiante. Dans les campagnes, on se plaignait du manque d’eau : des sources avaient tari, les vignes souffraient et les moissons penchaient la tête. Les espérances de riches récoltes avaient singulièrement diminué ; les prêtres tonnaient dans les églises contre l’impiété du siècle et citaient l’Apocalypse, qui annonçait la chute des étoiles ; les journaux athées bernaient la Providence et les feuilles amusantes caricaturaient la comète redoutée ou raillaient la sécheresse publique dans des dessins spirituels où l’Humanité tirait une langue démesurée.
La canicule étant passée, chacun attendait des jours moins ardents et des nuits plus fraîches. Pure illusion. Les premières journées demeurèrent chargées d’une chaleur lourde et orageuse ; les pantalons de coutil, les chapeaux de paille, les bains froids et les mazagrans à la glace triomphaient toujours à Paris.
Tous les soirs, la comète augmentait de volume : elle ressemblait maintenant à un œil rouge de formidable cyclope, et sa traînée, de plus en plus lumineuse, effaçait presque l’éclat des astres sur lesquels elle passait. Les journaux cessèrent de plaisanter ; des messes furent dites, des processions organisées et l’Observatoire, consulté ; celui-ci, après une longue délibération et des colloques télégraphiques avec les confrères savants d’outre-Rhin et d’outre-Manche, fit annoncer avec douleur, par tous les journaux, que, dans trois mois au plus, l’anéantissement de notre globe serait produit par la chute de la comète. Personne n’osa railler cette prophétie officielle ; et une immense stupeur, où dominait le désespoir, s’empara, dès les premiers jours, de la France et des autres pays.
Mais, quand on fut bien pénétré de cette idée qu’on n’avait plus que deux mois à vivre, quand on eut constaté qu’il n’y avait aucun remède à la catastrophe, une grande détente s’opéra dans les esprits ; le doute et l’attente, tout d’abord douloureux, se changèrent en calme certitude ; et bientôt un comité, formé de littérateurs et de bons esprits révoltés par l’ancien état de choses, fit afficher dans les grandes villes de l’Europe le placard suivant, rédigé en plusieurs langues :
« En présence de notre fin prochaine, nous supplions nos frères de réfléchir à l’emploi de leur existence passée, non point pour faire pénitence et se repentir, mais bien pour vivre d’une façon meilleure et conformément à la loi de nature.
Que les commerçants s’affranchissent de leurs comptoirs ; que les employés quittent leurs tables noires ; les gens de loi, leurs tribunaux ; les militaires, leurs régiments ; les ouvriers, leurs usines ; et que tous s’adonnent aux arts, à l’amour, à la joie.
La mort imminente doit nous rappeler à la fraternité universelle. Les biens, mis en commun, suffiront largement à tous les besoins pendant les soixante jours qui nous restent à vivre. Supprimons nos chaînes sociales et nos frontières ; et puisqu’une fatalité inéluctable se rue sur notre monde, consacrons à un libre épanouissement nos dernières nuits et nos dernières journées ! »
Un immense cri d’approbation répondit à cet appel ; et l’humanité, qui, deux semaines auparavant, était prête à prendre le deuil et à s’ensevelir prématurément, fut aiguillonnée par un désir intense de plaisir et de bien-être.
Les spéculations financières étant suspendues, tous ceux qui s’en occupaient devinrent sentimentaux ; les jeunes filles, devant l’avenir très court qui leur était annoncé, se livrèrent sans réserve à ceux qu’elles aimaient, les ouvriers quittèrent pour un doux far niente les usines qui se fermèrent ; les ménages se pardonnèrent leurs infidélités passées et présentes ; on oublia dans les familles les ressentiments les plus féroces, les peuples se réconcilièrent, et, pendant que le tsar donnait la liberté aux nihilistes qu’il invitait à des lunchs somptueux, Bismarck passait son temps à festoyer sur les bords du Rhin, à diriger des orchestres ambulants et à faire des parties de bateau, au clair de la lune, avec des Gretchen souvent renouvelées. Les Grecs, les Monténégrins et les Turcs organisaient de grandes agapes au bord de leurs mers azurées ; l’Italie, sans plus songer à Tunis, chantait des cavatines, et, là-bas, l’Amérique, dédaignant ses industries, ses alcools et ses cochons salés, se baignait dans les lacs et les fleuves, se berçait dans des hamacs, et se créait de superbes villégiatures au milieu de ses prairies et de ses forêts.
Les voleurs et les assassins, ne manquant de rien, avaient délaissé leur art et révélé des aptitudes remarquables pour la comptabilité et la chasse.
Nos hommes politiques s’ennuyèrent bien un peu du manque de contradiction, mais les questions de scrutins, de matières premières et de budget ne pouvaient plus intéresser ce monde condamné à périr.
Ce n’était partout que duos d’amour, festins, enlacements dans les bois, promenades et concerts.
La mort devant frapper tous les hommes simultanément, personne ne s’affligeait, et l’égalité devant l’effondrement satisfaisait les peuples.
Les seuls travaux dont on s’occupât étaient la promenade, la littérature, la musique et la cuisine ; quelques grandes lignes de chemin de fer fonctionnaient encore et servaient aux échanges internationaux de vins, de nourriture et de femmes. Toutes les caves étaient sablées avec transport ; on déclamait des vers, on jouait des symphonies, on chantait des chœurs, et l’ivresse publique ne faisant qu’augmenter par l’habitude aussi bien que par l’élévation graduelle de la température, la terre entière se trouva bientôt grise comme un seul homme et finit par accabler des plaisanteries les plus cyniques le pape, le bon Dieu, le Paradis et l’Enfer.
Des prêtres rompirent bruyamment leur célibat et se précipitèrent vers des voluptés encore ignorées ; d’autres priaient et pleuraient dans l’ombre ; beaucoup attendaient avec sérénité le Juge qui devait venir s’asseoir sur les nuées, ainsi qu’il est dit dans les Saintes Écritures. On vit de jeunes Anglaises enlever sans pudeur des Français, des propriétaires fraterniser bruyamment avec leurs locataires et des huissiers se couronner de roses. Toutes les gravités s’évanouirent et les haines apaisées se consolèrent dans des bals tumultueux et d’interminables soupers.
Les nuits de septembre ressemblaient, par leur tiédeur, aux beaux soirs d’été, et les races humaines lançaient aux étoiles leurs hymnes de joie, devant des tables sans fin, pliant sous les victuailles. Cependant, à l’Occident, toujours plus éclatante et pourprée, la comète rougissait la nuit de ses sinistres rayonnements qui éclairaient le retour de l’Âge d’or.
Mais on ne s’étonnait pas plus de la présence de cet astre que de celle de la lune ou du soleil : d’aucuns le saluaient comme un libérateur, et, pour la première fois depuis des milliers d’années, l’Humanité s’épanouissait dans la paix et dans l’amour.
Tous les jours, le bulletin de l’Observatoire enregistrait la marche croissante de la comète ; nul ne s’en effrayait. Les savants et les banquiers étaient devenus gais et sociables ; ils s’étaient créé une seconde jeunesse et, revenus à la simple nature, ils s’en voulaient de n’avoir pas songé plus tôt aux libres hyménées, au plein air et aux beaux paysages.
La joie universelle avait atteint son apogée, et la question sociale était absolument résolue par la comète.
Un beau matin, les astronomes mentionnèrent que le diamètre de l’astre n’augmentait plus ; était-ce une illusion d’optique ? Il fallait quelque temps pour s’en assurer. Le monde, confiant dans sa fin prochaine, et, du reste, absolument enfiévré par des semaines d’orgie, ne se tourmenta pas autrement de cette remarque. Pourtant, il fallut bien réfléchir quand on annonça partout que la comète diminuait d’éclat et de grandeur. Les foules prêtèrent attention et la considérèrent pendant les nuits suivantes : il fut facile de constater qu’elle avait perdu de sa splendeur et de son volume apparent.
Devait-elle donc disparaître ? Le monde n’allait-il pas finir ? À cette triste pensée, l’enthousiasme universel se refroidit. La comète s’éloignait réellement avec une vitesse effroyable ; il n’y avait plus à en douter, cela se voyait à l’œil nu ; et, quand même l’Observatoire eût prouvé le contraire, les peuples n’en auraient rien cru.
Ce fut alors une immense déception sur toute la terre ; chacun devint plus stupéfait et plus triste encore qu’en ce jour fameux et lugubre où avait été annoncée la fin du monde. Les banquets, les bals, les festins, les amours, tout cela disparut peu à peu ; puis, quand on fut désespérément certain que la comète était d’une innocuité ridicule et que la Terre devait vivre encore, sans doute très longtemps, les hiérarchies sociales se rétablirent d’elles-mêmes, les tyrannies du passé se réveillèrent : le prêtre retourna à son autel, le banquier à ses caisses, le soldat à son fusil, le paysan à sa terre, Bismarck à ses plans et le tsar à son palais blindé. Les nations reprirent leurs anciennes frontières et recommencèrent des armements formidables ; tous ceux qui s’étaient abandonnés à la joie et à l’amour feignirent d’oublier le bon temps de la comète. Bientôt l’Ennui, l’Hypocrisie, la Haine et la Férocité régnèrent à nouveau sur la terre, où la lutte pour la vie étouffa les belles passions, au profit des égoïsmes militants ; et l’homme chercha en vain dans des théories compliquées cette sérénité de cœur et d’esprit qu’avaient fait naître en son âme les approches de la mort.
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(Charles Grandmougin, La Fin du monde, Paris : G. Weil, [fascicule de 11 pages, 1881] ; cette nouvelle a été reprise dans le supplément du Guetteur de Saint-Quentin et de l’Aisne, dix-septième année, n° 134, dimanche 15 novembre 1885, et dans le recueil de Charles Grandmougin, Contes d’aujourd’hui, Paris : Calmann-Lévy, [1886]. Lieve Verschuier, « Cometa de 1680 de Roterdã, » huile sur bois, c. 1680 ; Marcel Roux, « Les Mains de la Mort s’approchent, » estampe, 1908. Source : Bibliothèque numérique de Lyon)