3 février.

 
 

Vendredi, 26 janvier, à sept heures du matin, un homme fut trouvé pendu dans un coin de Paris.

Le sergent de ville qui décrocha le corps déjà raidi par le froid, le porta à la Morgue.

Un vieux passeport, retiré de la poche de son paletot, apprit à la police le nom que portait le mort. Bientôt, une vague rumeur se répandit dans Paris, et vers midi les oisifs de la grande ville furent informés qu’un poète s’était pendu aux premières lueurs du jour.

La nouvelle de la mort de Gérard de Nerval vola de bouche en bouche. Beaucoup de ceux qui l’avaient connu coururent à la Morgue pour s’assurer par leurs yeux de la triste vérité. Ils conservaient au fond du cœur une vague espérance. La veille encore on l’avait vu, la veille encore il causait, il souriait ! Mais il fallut bien vite perdre tout espoir. Dans ce cadavre couché sur la pierre, dès le premier regard ils venaient de reconnaître Gérard de Nerval.

Sa mort avait quelque chose de lugubre. Elle était comme un coup de foudre et terminait sa vie comme le cinquième acte d’un mélodrame.

Le suicide, qui l’avait finie, avait eu pour cadre un des coins les plus hideux de Paris. Il semble que les derniers éclairs d’une fantaisie vacillante l’aient guidé dans le choix de ce repaire. À l’heure de cette folie suprême, peut-être Gérard de Nerval a-t-il eu un souvenir vague de Notre-Dame de Paris et de toute cette littérature romantique qu’il avait tant aimée. Peut-être, comme Pierre Gringoire, cherchait-il une cour des miracles. Sait-on bien ce qui se passe dans ces cerveaux malades où l’intelligence flotte indécise, et quelles bizarreries les assiègent ? Peut-être à cette heure sinistre, poursuivi par des rêves, a-t-il arrangé sa vie comme un dénouement, et, funèbre héros de cette tragédie qu’il promenait dans l’ombre, a-t-il pensé à donner à sa mort une décoration digne de son horreur.

Si, vous arrêtant sur la place du Châtelet, le dos contre la colonne qui en occupe le centre, et la droite tournée vers la Seine, vous regardez en face, vous verrez s’enfoncer entre deux rangées de maisons hautes, noires, écaillées, une rue étroite qui porte le nom de rue de la Tuerie.

Sur les murailles qui font face à la place du Châtelet, deux inscriptions peintes en noir attireront votre regard. À droite, vous lirez ces mots : À la Colonne ; à gauche, ceux-ci : À la Momie.

Quelle enseigne pour un magasin ! quel nom pour une rue ! La Momie et la Tuerie ! N’est-ce pas un singulier rapprochement, et ne pourrait-on pas répéter avec Victor Hugo le mot terrible : Ananké ?

Faites quelques pas dans cette rue et vous êtes en plein moyen âge. Mais hâtez-vous ; le marteau de la démolition l’aura bientôt rasée.

La plume de M. de Balzac et, à son défaut, le pinceau de M. Decamps pourraient seuls donner la vie à ce coin du vieux Paris, et en faire ressortir la forme et la couleur, forme horrible, couleur épouvantable.
 

*

 

La rue franchie, on arrive à l’angle de la rue Saint-Jérôme, qui court perpendiculairement à la Seine, non moins étroite, non moins fangeuse que sa voisine. Un souvenir de meurtre a baptisé l’une, un souvenir de la religion a baptisé l’autre ; le crime et la foi, tout le moyen âge est là.

En face de la rue de la Tuerie, et coupant la rue Saint-Jérôme en deux tronçons comme un coup de hache, rampe quelque chose qui n’a pas de nom, qui s’enfonce sous terre et qui aboutit à la place du vieux Marché-aux-Veaux. Est-ce une ruelle, un passage, une percée ? C’est tout cela ensemble, et c’est moins que cela.

C’est une fente ouverte violemment entre deux pâtés sombres de vieilles maisons, dont un homme marchant les bras tendus toucherait les deux murailles.

Quelles murailles ! Rongées par l’humidité, décrépites, noires, suintantes, ébréchées, elles dressent leurs pans rigides jusqu’à des hauteurs d’où la lumière ne tombe jamais. Çà et là, des portes basses fermées de grilles percent leur épaisseur glaciale ; des fenêtres irrégulières, ouvertes sur ce cloaque, y cherchent une clarté fantastique, et font penser que des êtres humains respirent là-dedans. Uu ruisseau, où se déversent toutes les eaux sales du quartier, occupe la largeur du pavé et court vers un égout qui ferme cette brèche du côté de la rue de la Tuerie. Une vapeur fétide et froide en sort et se mêle à l’air qu’elle décompose. Au pied des murs, des immondices, des tessons de bouteille, des amas de débris de toutes sortes ; au centre de la ruelle, d’un côté, une estacade de planches disjointes qui cachent un terrain vide, encadré de maisons dont les pans, d’inégale hauteur, se coupent à angles bizarres, où quelques rayons de lumière brisés par les toits éclairent des loques accrochées à des fenêtres borgnes, des carreaux verdâtres, et, çà et là, un pot de fleurs sans fleurs ; de l’autre, une lanterne suspendue à une tringle au-dessus d’une porte grimaçante et dont la vitre dépolie porte en caractères usés ces mots : Hôtel garni ; on loge au mois et à la nuit ; bon café à l’eau et petit verre pour vingt-cinq centimes. Derrière le vitrage éraillé et terni de deux croisées qui dépendent de cet hôtel, on voit des tasses, quelques assiettes, un bout de carotte, un morceau de viande dans un plat, des verres opaques et d’autres menus objets, comestibles et vaisselle, qui font qu’on s’arrête tout pensif en disant : « Des chrétiens mangent donc là ! »

Cette ruelle, cette fente, ce cloaque s’appellent l’impasse de la Vieille-Lanterne.
 
 

 

On y descend du côté de la rue Saint-Jérôme par un escalier de pierre à deux étages que sépare un étroit palier. Le premier étage qui a sept marches est surplombé, du côté gauche, par une petite terrasse suspendue, en vieux ais, garnie de garde-fous et sur laquelle ouvre la boutique d’un serrurier indiquée à l’œil des passants par une énorme clef de bois peinte en jaune. Le second escalier, composé de cinq marches, incline à gauche, plonge sous la terrasse en forme d’appentis, et rencontre le sol de la ruelle au ras d’un magasin sombre comme l’enfer et tout rempli de casseroles, de vieilles marmites, de tuyaux de poêle, de grils et autres ustensile de fer. Cette cave noire prend, dans la bouche des voisins, le nom un peu ambitieux de magasin de quincaillerie.

Entre l’escalier de cinq marches et la porte de ce magasin où, en plein midi, la clarté d’une chandelle vient en aide au soleil, on a, pour les besoins du service intérieur, pratiqué une fenêtre que défendent de gros barreaux de fer. Sous la partie supérieure de l’escalier servant de voûte, un large égout creuse son lit noir et nauséabond. Les eaux croupissantes qui s’en échappent s’écoulent à droite par une brèche à ciel ouvert, fermée à son extrémité par la gorge d’un égout souterrain qui passe sous le quai et se jette dans la Seine.

Quand on a descendu les douze marches de pierre gluantes, chargées d’ordures, empestées, qui font communiquer la rue de la Tuerie à la ruelle de la Vieille-Lanterne, on est dans un trou infect, noir, hideux, que pressent des murs sordides, où la nuit, l’humidité, le froid vous enveloppent, et sur lequel s’ouvrent les soupiraux béants de deux vomitoires chargés d’émanations fétides ; tout autour, des grilles de fer, des murs qui semblent frappés de lèpre, de lourdes portes armées de gros clous, et, tout au fond, les pans de murailles et les décombres de la place du vieux Marché-aux-Veaux.

C’est à l’un des barreaux de fer, le plus élevé, de la fenêtre taillée carrément à l’angle de l’escalier inférieur, près du magasin de quincaillerie, que Gérard de Nerval s’est pendu.

Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, n’a jamais rien imaginé de plus étrangement ténébreux, de plus lugubre, de plus secret, de plus malsain, de plus propice aux sombres aventures, de plus menaçant, de plus tortueux, de plus glauque, de plus caverneux que ce coin de la grande ville.

Faites cinquante pas, et vous êtes dans la rue de Rivoli !

Détail bizarre ! Sur cet appentis vermoulu qui couvre de son ombre glacée la fenêtre mortuaire, habite et sautille un corbeau boiteux, qui va et vient, agitant ses ailes et frottant son bec noir aux bâtons de la balustrade. Quand un passant s’arrête et regarde autour de lui, le corbeau se perche, avance le cou et pousse un cri rauque.

Quel romancier, amoureux des choses sinistres, eût imaginé une mise en scène plus triste que le décor découvert par ce pauvre mort ?

On raconte que Gérard de Nerval s’est pendu avec un cordon de soie. Ce cordon, que depuis quelques jours il portait amoureusement sur lui, tenait par tous les fils à sa folie.

Il disait que c’était la ceinture de Mme de Longueville.

On dit aussi que ce cordon avait appartenu à Jenny Colon, cette blonde Jenny que Gérard avait aimée si longtemps d’un amour si vif et si timide.

La vie poétique de Gérard de Nerval avait commencé de bonne heure. À peine âgé de dix-huit ans, au sortir du collège où un vieil oncle l’avait placé, Gérard publiait une traduction de Faust, qui fut tout d’abord remarqué par le célèbre Eckermann, et à laquelle le grand Gœthe rendait justice en termes nets :

« Je ne peux plus lire le Faust qu’en français, disait-il ; dans cette heureuse traduction, tout agit de nouveau et avec vivacité. »

Comment Gérard avait-il appris assez d’allemand pour pouvoir traduire Faust, un de ces livres que les érudits de Leipzig commentent, c’est ce qu’il n’a jamais su lui-même. Il le parlait, et c’est tout.

Plus tard, et au temps de ces voyages qui promenaient sa vagabonde fantaisie de Bruxelles à Constantinople, un jour qu’il était à Syra, il se trouva qu’il comprenait le grec comme jadis il avait compris l’allemand. Un Grec passait la pipe à la main ; Gérard l’arrêta et l’interrogea en langue franque. Le Grec lui répondit en grec, et Gérard étonné devina qu’il savait la langue de Botzaris et de Colocotroni.

Gérard de Nerval avait le don des langues comme un Slave.

Gérard s’était trouvé de bonne heure presque seul. Sa mère, peu de temps après sa naissance, était morte ; son père, M. Gérard Labrunie, chirurgien-major des armées impériales, voyageait au travers de l’Europe, au gré des batailles ; un vieil oncle prit soin de son enfance, qui se développa dans cette charmante province du Valois, qu’il a chantée dans Sylvie.

Quand il entra dans la vie, la mode était aux poésies patriotiques. C’était le temps où la France pleurait sur les ruines de Missolonghi, et répétait en chœur les refrains de Béranger. Il rima donc deux volumes de poésies imitées des Messéniennes, ou, pour être plus exact, inspirées par leur retentissement. Ces deux volumes, tombés dans l’oubli, avaient pour titre : les Élégies nationales et les Gloires de la France.

Le titre dit la chose.

Gérard s’appelait déjà Gérard de Nerval. Le chirurgien-major, avec lequel le jeune poète avait eu peu de rapports, était, dit-on, un peu comme le vieux Poquelin, tapissier du roi. Il ne voulait pas que le nom de Labrunie fût livré à la littérature. Le fils, trop fier pour lutter, laissa là le nom de Labrunie, et prit celui de Nerval.

À partir de ces débuts, on retrouve la trace de Gérard de Nerval dans le Voleur, où il publia une nouvelle : la Main de gloire, dans laquelle son talent à venir brille d’un premier éclat ; dans le Monde dramatique, où il travailla avec Petrus Borel et quelques autres écrivains romantiques d’une pléiade aujourd’hui dispersée ; le Figaro que dirigeait alors Alphonse Karr.

Mais à vrai dire, dans quel journal littéraire, petit ou grand, Gérard de Nerval n’a-t-il pas fait tomber quelques gouttes d’encre échappées d’une plume à la fois paresseuse et féconde ? Il était doué de rêverie et d’activité, et il produisait beaucoup en même temps qu’il se promenait beaucoup.

Dès cette époque, il avait le goût de ces journaux sans nom qui paraissent pour mourir, feuilles errantes de la presse qui se rédigent au hasard, s’impriment on ne sait où, et se sont envolées aussitôt qu’on les cherche. Il les aimait sans qu’il sût pourquoi, et sa prose allait en quête de ces carrés de papier fugitifs sans qu’il fût besoin de la solliciter.

Il y avait dans cette tendance un reflet littéraire de cette bohème pour laquelle Gérard de Nerval eut, en tout temps, un amour profond.

Il travaillait à l’Artiste et à la Revue de Paris, non sans un certain succès, lorsque naquit dans sa pensée le premier germe de cette Reine de Saba, qui devait être, dans le principe, un poème d’opéra pour Meyerbeer, et qui, sous la pression d’une rêverie constante, devint plus tard l’idée fixe de sa folie.

La Reine de Saba subit d’étranges et continuelles transformations : libretto, poème épique, roman, tragédie, jusqu’au jour où elle prit corps dans le feuilleton du National sous le titre de : les Nuits du Ramadan.

Mais la Reine de Saba, morte au point de vue littéraire, survécut dans son esprit, – j’allais dire
 dans son cœur, – et devint l’amante invisible de
 ses rêves, la chimère de ses amours fantastiques et
vagabonds.

Ce n’était qu’une fantaisie, un caprice idéal ; ce fut plus tard une folie.

Un jour vint, jour néfaste, où Gérard de Nerval put dire sérieusement à ses amis, en leur serrant la main : « Adieu ; la reine de Saba m’attend ! »

Et il s’en allait rêveur, avec ce doux sourire qui ne quittait jamais sa bouche.

Il avait dès lors un nom, une réputation, et faisait partie d’un petit cercle littéraire qui demeurait rue du Doyenné, – on ne trouverait plus même une pierre des fondations de cette rue à présent, – et où vivaient ensemble Arsène Houssaye, Théophile Gautier, Édouard Ourliac, mort depuis. Ils étaient quatre ; ils ne sont plus que deux !

Là, dans quelques petites pièces, on travaillait, on causait, on fumait ; on mettait en commun le déjeuner, les cigares, la poésie, l’espérance, tous ces biens de la jeunesse. Gérard de Nerval avait le goût du bric-à-brac ; il fouillait le vieux Paris comme le cousin Pons de Balzac, admirant les meubles d’ébène sculpté, les dressoirs, les vieux bahuts, les faïences, les émaux, les armures ciselées, tous ces chefs-d’œuvre de l’art que la mode a tirés de la poudre des greniers. Le plus clair de son argent s’en allait chez les marchands de curiosités.

C’est ainsi qu’il avait acheté un vaste lit en chêne du temps de Louis XIII, d’un travail précieux. Peut-être le destinait-il à ses noces chimériques avec la reine du Saba ! Ce lit, il le promenait partout. S’il n’avait pas toujours de logement pour lui, du moins en voulait-il un pour son lit.

Un matin qu’il cherchait une chambre pour son lit, rue Taitbout, on lui en fit voir une qui lui convenait assez ; malheureusement, il trouva, toutes choses arrangées, que le lit n’entrait pas dans la chambre.

« Quel malheur ! dit-il ; si encore la chambre pouvait entrer dans le lit ! »

Quelque temps, ce lit superbe a été chez Théophile Gautier. Où est-il maintenant ?

Ce qu’il achetait un peu partout, Gérard de Nerval l’oubliait un peu partout. Ses amis lui servaient de dépositaires ; l’un d’eux avait un coffre allemand, un autre un buffet italien, celui-là un plat de Bernard de Palissy.

Cependant, Gérard de Nerval poursuivait le cours de ses travaux littéraires ; il rédigea le feuilleton dramatique de la Charte de 1830, et entra plus tard à la Presse, où il doubla Théophile Gautier.

Ce fut en 1839 ou en 1840 que Gérard de Nerval débuta dans la Revue des Deux-Mondes, où il publia quelques pages – les Amours de Vienne – qui montrèrent ce qu’on pouvait attendre de son talent, alors dans toute sa fleur. Vivacité, éclat, sentiment : cet article montrait les plus heureuses qualités dans un cadre charmant.

Mais la part qu’il prenait aux publications périodiques, revues ou journaux, n’empêchait pas Gérard de Nerval de chercher au théâtre et dans les livres d’autres éléments à l’activité de son esprit.

Tour à tour, il donna à la scène Léo Burkart – un des meilleurs drames qui aient traversé le théâtre de la Porte-Saint Martin, sous le règne d’Harel, Piquillo, qu’il écrivit dans la fougue intérieure d’une passion que tout le monde connut avant celle qui l’inspirait ; les Monténégrins – et, en collaboration avec Méry, le Chariot de l’Enfant et l’Imagier de Harlem.

En 1844, il publiait son Voyage en Orient. Toute la littérature remarqua le chapitre consacré aux femmes du Caire : c’est un des morceaux les plus exquis des lettres contemporaines. Venaient ensuite les Filles de Feu, auxquelles appartenait cette Sylvie qui parut dans la Revue des Deux-mondes, et où se trahit déjà, au travers d’un talent arrivé à sa plénitude et d’un sentiment plein de délicatesse, un éclair de la folie qui le tourmentait ; les Illuminés, que mettait en saillie un remarquable travail sur Rétif de la Bretonne ; Lorely ou la Fée du Rhin, paysages et croquis de voyages en Allemagne ; les Petits Châteaux de Bohème, souvenirs de la vie intime, où l’on retrouve quelques traces de son passage dans la rue du Doyenné.

Mais, si Gérard de Nerval ne cessait pas de produire, le germe de la foie qu’il portait en lui depuis 1840 ne cessait pas de grandir aussi. À partir de cette nuit fatale qui vit son premier accès, il eut des intermittences de raison, mais jamais sa raison tout entière. Elle était comme un exilé qui revient à intervalles inégaux dans la maison où il aimait à se reposer, qui s’y arrête un jour, une heure, une saison, et qui bientôt reprend sa course vagabonde et disparaît.

La première fois qu’il fut en proie au délire, une nuit, au milieu de la place Cadet, on le conduisit dans une maison de santé, rue Picpus, au fond du faubourg Saint-Antoine ; il y resta quelque temps, puis son intelligence dissipa les brouillard où elle était comme noyée, et il rentra dans la vie. Mais le coup était porté. Six ou huit mois après, il fallut l’interner chez le docteur Blanche, dont l’établissement était alors à Montmartre.

Il en devint l’hôte habituel ; il y entrait, il en sortait, il y retournait, il y vivait. Quelquefois, on ne l’y voyait pas pendant tout un été ; Gérard était à Spa, aux bords du Rhin, en Italie, dans les Cyclades ; puis, un matin, il frappait à la porte du docteur, comme un oiseau battu par le vent qui revient au nid.

Gérard de Nerval avait poussé l’art des voyages jusqu’à ses plus extrêmes limites. Il voyageait avec rien, sans argent, sans valise, sans manteau. Il partait pour le Caire comme d’autres partent pour Saint-Cloud, avec vingt francs dans la poche. Rien ne l’inquiétait ; il avait sa plume et son insouciance, deux trésors. Et comme si la Providence eût aimé ce pauvre être si doux et si paisible, jamais rien ne lui a manqué, si loin que sa fantaisie l’ait conduit.

Entre tous les pays qu’il a visités, l’Orient est toujours celui qui l’a le plus séduit ; il l’aimait avant de le connaître, il l’adorait après l’avoir parcouru, il voulait y retourner sans cesse. Son esprit, son imagination, son rêve l’y appelaient. L’Orient, n’était-ce pas la patrie de la reine de Saba ?

Quand il ne pouvait pas aller à Smyrne ou à Jérusalem, Gérard allait à Francfort ; il avait une sorte de culte pour la rue des Juifs – encore un souvenir du moyen âge. À défaut des minarets blancs découpant leurs fines arêtes sur le bleu du ciel oriental, il aimait les romanesques maisons de bois, toutes branlantes et toutes déchiquetées, de la vieille cité allemande.

Que d’histoires et que d’aventures pendant ces longs voyages où le rêve lui servait de compagnon ! Il fallait lui entendre raconter comment, étant un jour à Spa, sans argent pour rester, sans argent pour partir, il jeta sur le tapis un florin qu’il avait trouvé au fond de sa poche. Ce florin lui rapporta soixante francs ; une fortune ! Il retourna à Paris triomphalement, comme un roi, ne sachant que faire de tant d’or.

Gérard eût été un grand philosophe, s’il avait su ce que c’était que la philosophie. C’était un oiseau. Il vivait dans Paris comme un pinçon dans une forêt ; rien ne l’inquiétait, rien ne l’étonnait, rien ne l’affligeait. S’il avait quinze sous dans sa poche, le reste lui importait peu. Ce mot demain, ce mot si plein d’épouvante ou d’espérance, n’avait point de sens pour lui ; ce n’est pas qu’au besoin, il n’en eût compris la signification ; mais il faisait mieux, il n’y pensait pas.

Il vivait pour l’heure présente, au jour le jour, sans que la tristesse l’effleurât jamais.

Aussitôt que la nouvelle de sa mort se fut ébruitée, il s’est trouvé des gens pour crier que cette horrible fin était à la fois pour la société une honte et un crime.
 
 

 

C’est un peu la mode aujourd’hui de mettre sur le compte de la société tout ce que produisent la folie, les mauvaises passions, les instincts méchants. Quel beau thème à longues plaidoiries ! Ce n’est pas ici le lieu de relever ces puérilités dont l’intelligence publique commence à faire justice ; mais, disons-le bien vite, la société n’est pour rien dans le suicide de Gérard de Nerval. La société lui a donné tout ce qu’elle pouvait lui donner, une réputation, des journaux, des revues, des éditeurs, des amis. Toutes les routes et toutes les mains étaient ouvertes devant lui. Son travail d’un jour suffisait à sa semaine : il n’avait pas de besoins.

On a dit que la misère avait poussé Gérard de Nerval à la mort. On a voulu refaire avec son nom l’histoire de Malfilâtre. C’est au moins une sottise. Gérard de Nerval n’a jamais su ce que c’était que la misère. Il avait dans Paris dix tables où il pouvait s’asseoir, dix maisons où il pouvait dormir.

Mais il avait l’humeur errante et l’esprit capricieux. Il n’aimait pas coucher deux fois dans l’appartement où la veille il était entré, et fuyait le soir la table où il avait pris son déjeuner le matin. S’il est vrai qu’on l’a vu accoudé dans des cabarets buvant des verres d’eau-de-vie aux heures les plus noires ; s’il est vrai qu’il a demandé l’hospitalité de quelques nuits dans des hôtels garnis où l’on échange trois sous contre un lit, la misère, hélas ! n’était pour rien dans ces habitudes effrayantes. La folie le harcelait et le poussait à ces déplorables manies.

Plaignons ce malheureux Gérard encore enfant dans l’âge mûr, plaignons cette mort solitaire, épouvantable, mais n’accusons pas la société d’un crime qu’elle n’a pas commis.

Peu de jours avant ce dernier vendredi, Gérard passait dans le bureau d’un journal avec lequel il était en relations d’affaires. On lui devait de l’argent.

« En voulez-vous ? lui dit-on.

– Non, répondit-il, j’en ai. »

Et il s’en alla.

L’oiseau des champs amasse-t-il quand il a dans son bec quelques vermisseaux ? Ainsi faisait Gérard.

La dernière fois que je lui ai serré la main, c’était il y a deux mois, au bureau de la Librairie nouvelle. Il avait ce même paletot marron qu’on lui vit toujours et ce sourire bienveillant et doux qui errait sur son visage en toutes circonstances. Il parla d’abord des choses du moment avec un sens net et précis, puis un éclair traversa sa pensée, et sa conversation se précipita vers les horizons sans limites de la folie.

« J’ai rencontré une étoile, l’autre nuit, nous dit-il, au coin de la rue Vivienne ; je la connais, il y a longtemps qu’elle m’agace ; elle m’a donné rendez-vous au Palais-Royal, mais je n’irai pas. J’ai bien autre chose à faire : mon grand air à répéter… un air chinois que j’ai appris à Pékin…. Meyerbeer a voulu me le dérober, mais je le cache. Écoutez ! »

Et il voulut chanter, et il s’interrompit, et il nous raconta ses voyages avec la reine de Saba, et l’intrigue d’une comédie qu’il finissait, et mille choses qui tombaient les unes sur les autres comme des cascades. Il ne s’arrêtait pas ; il allait toujours, sautant de sujets en sujets avec la prestesse d’un chat, et les reliant par de bizarres traits d’union, rapide, infatigable, nerveux, passionné. Il donnait le vertige.

Ces accès n’étaient ni quotidiens, ni réguliers. Cent fois on pouvait le rencontrer, causer avec lui, se promener et le prendre pour un être raisonnable. Mais c’était Gérard de Nerval. Il y avait une lézarde dans son intelligence, et la mort a passé par là.

Son pauvre corps est resté quatre grands jours à la Morgue ; personne ne l’a réclamé.

La Société des Gens de Lettres a recueilli sa dépouille mortelle oubliée, et lui a donné un tombeau au cimetière du Père-Lachaise. Le jour de l’enterrement, plus de cinq cents personnes se sont réunies à Notre-Dame, où le cadavre a été offert aux prières et aux bénédictions de l’Église. Il y avait là beaucoup d’écrivains, beaucoup d’artistes, tous ceux qui l’avaient connu, et aussi un grand nombre de curieux, de ces gens qui vont par désœuvrement là où la foule se presse. Le spectacle est un peu partout à Paris, et on accompagnait Gérard de Nerval à sa dernière demeure, peut-être pour voir M. Alexandre Dumas on M. Mélingue.

Maintenant qu’il est mort, à présent que l’oiseau fatigué a plié ses ailes, disons-le à sa louange, dans cette vie littéraire qui, pour lui, a duré plus de trente ans, Gérard n’a fait de mal à personne. Les luttes, les combats de la presse, le double mouvement de Paris et du journalisme ont pu jeter le trouble dans son esprit, égarer sa pensée, ils n’ont jamais égaré sa plume ni troublé son cœur.

Il a beaucoup écrit et n’a jamais soulevé une médisance et fait une blessure au courant du feuilleton. Comme André Chénier, au moment où sa bouche alanguie laissait échapper son dernier souffle, lui aussi pouvait frapper son front et dire : « Il y avait quelque chose là ! »
 
 

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(Amédée Achard, « Lettres parisiennes, » in L’Assemblée nationale, huitième année, n° 35, dimanche 4 février 1855. Portrait de Gérard de Nerval ; croquis de la rue de la Vieille-Lanterne par Victorien Sardou, paru dans La Nouvelle Revue, vingt-troisième année, nouvelle série, tome XVIII, 15 octobre 1902 ; lithographie de Gustave Doré, « La Rue de la Vieille-Lanterne, » dite aussi : « Allégorie sur la mort de Gérard de Nerval, » 1855)