Par quelle fantaisie irréfléchie, inexplicable en apparence, ou plutôt par quel caprice mystérieux de la destinée, indiscernable pour des yeux humains, avions-nous été conduits, Julio et moi, à revenir ce soir-là, sans autre souci que de la revoir, dans cette ville perdue de province, patrie de notre lointaine enfance, et depuis lors désertée, désertée et oubliée depuis d’immémoriales années ? Aucun parent, aucun ami même, aucun intérêt quelconque, pas plus pour Julio que pour moi, ne subsistait en cette ville, de nature à nous y ramener ; je ne puis donc rapporter cette visite qu’à une de ces puissantes et confuses impulsions dites nostalgies qui nous contraignent parfois à revoir les lieux où nous avons vécu et grandi.

Quoi qu’il en soit, à peine descendus du train d’où nul voyageur ne descendit avec nous, eûmes-nous mis le pied sur le quai de la gare, déserte à cette heure, – fut-ce l’effet de l’heure nocturne, de la demi-obscurité et du vent froid qui soufflait à travers la salle vide sur les rouges lampions fumants ? – qu’un sentiment glacial de solitude et de détresse nous enveloppa. Et ce sentiment que nulle parole ne laissa percer, je le lus aussitôt dans les yeux de mon ami avec la même rapidité qu’il me pénétra. Sans doute, par un soudain et instinctif effet de contraste, le rappel se fit simultanément, dans nos esprits, de nos retours d’autrefois dans le même lieu, alors que nos familles joyeuses et un nombreux concours d’amis empressés venaient saluer notre arrivée. Mais, évitant de nous communiquer cette impression que nous nous efforcions de surmonter, nous nous serrâmes dans nos manteaux, et, après avoir traversé à grands pas la cour solitaire, au bord des trottoirs de laquelle aucune voiture n’attendait, nous descendîmes la longue avenue.

Nous n’échangeâmes pas une parole durant ce trajet, peut-être maudissant intérieurement l’un et l’autre la pensée de ce voyage qui préalablement nous avait souri ; mais une fois entrés dans la ville, nous sentîmes notre commune confiance renaître en reconnaissant des rues familières, des maisons autrefois amies, en nous apercevant aussi que l’heure devait être moins avancée que nous ne l’avions cru d’abord. Des lumières en effet filtraient aux carreaux, et même des passants, regagnant leur logis d’un pas hâtif, nous croisaient. Enhardis, comme il arrive au contact d’êtres humains, et loin de chercher immédiatement un refuge pour la nuit, car telle avait été notre idée, nous résolûmes, remettant à plus tard ce souci, de nous diriger à l’aventure dans les rues et de parcourir ainsi cette ville d’après l’orientation de nos souvenirs.

Ce fut Julio qui formula ce projet, car, absorbé pour ma part dans mes pensées, je ne prononçai pas une parole et me contentai de le suivre. Nous adoptâmes donc la première voie qui s’offrait, et dès les premiers pas que nous fîmes, notre mémoire se précisant à mesure, nous avancions, sans trop hésiter, dans ce dédale de rues tortueuses où, à notre grande surprise, aucun changement ne nous frappa. De nombreuses, d’immémoriales années s’étaient pourtant écoulées depuis notre absence, et, depuis, bien des générations étaient nées à la lumière, dont les ombres s’étaient comme les nôtres allongées sur ces pavés. Mais rien n’attestait que leur venue eût en quoi que ce soit transformé ou même modifié les lieux où leurs pères avaient vécu. Ainsi, retrouvant à chaque pas, non des vestiges, mais les réalités palpables de nos plus lointaines impressions, nous continuâmes de marcher en silence, mus par une curiosité singulière, touchés d’une sympathie indéfinissable à revoir identiquement la même une ville où nous revenions si différents. Passant devant quelques établissements publics aux vitres encore éclairées, nous vîmes que cela non plus n’avait pas changé, et que, tout pareils à leurs ancêtres, les derniers venus parmi les habitants de cette ville continuaient de s’abreuver aux mêmes réservoirs communs de divertissements misérables et de sensations vulgaires. Julio eut un geste violent de désapprobation et de mépris pour ces endroits de plaisir dont les bruyants échos venaient inopinément troubler le recueillement de nos esprits ; mais je lui pris la main, comme au seul vrai compagnon de ma solitude et de mes joies, et je lui dis :

« Plaignons-les plutôt, ceux qui ne se sentent vivre que dans une avilissante communauté, de n’avoir pas connu la beauté des rêves et la douceur de se sentir isolés ! »

Or, suivant toujours mon ami, je m’aperçus bientôt que, loin de longer les rues au hasard sans choisir ni combiner un itinéraire, ainsi que Julio l’avait d’abord proposé ; je m’aperçus, dis-je, qu’il me conduisait à travers la ville, non d’après un entraînement irraisonné et purement instinctif, mais en vertu d’un plan sûrement déduit dans un but qui me restait ignoré. Je cherchais vainement à le pénétrer quand, après avoir traversé plusieurs quartiers où j’aurais été, pour moi, fort empêché de me reconnaître, nous parvînmes à l’entrée d’une rue que je reconnus tout de suite, celle-là. C’était dans cette rue que s’élevait au temps de jadis la maison paternelle de Julio. Comment aurais-je pu l’oublier après avoir si longtemps joué sous son toit autrefois, oh ! bien autrefois ! durant notre enfance ? Mais cette maison, vendue par Julio après la mort de son père, quand il quitta le pays, pour devenir une maison de rapport, ne pouvait manquer, en un si long cours d’années écoulées, d’avoir été transformée au point d’en rester complètement méconnaissable. Telle était du moins l’opinion de Julio touchant cet asile familial, lorsque le hasard nous avait amenés à causer de ces choses, et particulièrement le jour où l’idée nous vint de revoir notre ville natale. Donc, ce ne pouvait être dans l’espoir dérisoire de retrouver intacte et debout cette antique maison, déjà anciennement délabrée, qu’il m’avait conduit jusque-là.

« Sans doute, me dis-je, l’idée lui est venue, en errant à travers la ville, de revoir l’emplacement où s’éleva sa maison. »
 
 

 

Mais quel ne fut pas mon étonnement ou, pour mieux dire, ma stupeur, quand, parvenus vers le milieu de la rue, nous vîmes s’élevant à droite, éclairée par un réverbère voisin, cette vieille maison que je connaissais si bien, et qui – je dus m’y reprendre à deux fois pour m’en assurer – n’avait pas changé ! Un second coup d’œil, car un long examen ne fut pas nécessaire pour cela, me convainquit que si la maison paternelle de Julio avait été démolie par son acquéreur, ainsi que nous avions eu toutes raisons de le croire, celui-ci l’avait ensuite, par une inexplicable et déconcertante fantaisie, rebâtie avec les mêmes matériaux, absolument pareille à ce qu’elle était. Comment expliquer sans cela l’exacte et minutieuse similitude de la façade décrépite et lézardée, des vieilles boiseries encadrant les fenêtres, du haut balcon de pierre à rampe de fer cintrée, enfin des bizarres silhouettes des deux gargouilles découpant sur la toiture leurs fantastiques sculptures d’autrefois ? Certes, on n’en pouvait douter, c’était la même maison, celle où était né Julio et où nous avions joué tout enfants, si vieille déjà à cette époque que les années de plus ne faisaient, en accroissant si possible sa décrépitude, qu’accentuer à nos yeux son identité !

Une fois revenu de ma surprise, et déjà m’en étonnant, car rien n’était plus naturel, après tout, que de retrouver debout une vieille maison qu’on avait crue disparue, je me retournai vers Julio et le vis qui, reculé de toute la largeur de la rue et adossé contre la maison faisant face à la sienne, considérait attentivement la façade de son logis. L’expression de son visage ne décelait nullement la surprise où devait le jeter notre découverte, mais une attention inquiète, une concentration ardente de ses yeux et de tout son être fixés sur le même point. M’étant approché de lui pour découvrir où tendait cet examen, la direction de son regard m’apprit qu’il n’avait d’autre objet qu’une fenêtre du premier étage, celle de droite, la seule qui fût éclairée. Cette fenêtre, je me le rappelai tout à coup en la revoyant, était celle de la chambre de son père au temps où mon ami habitait cette maison. Je compris alors quels souvenirs venaient de se réveiller dans l’esprit de Julio, et, pour nous soustraire aux tristes retours de ce passé qui se dressait inopinément devant nous, je le pris par le bras et fis effort doucement pour l’entraîner. Mais lui, comme s’il se fût aperçu pour la première fois de ma présence :

« C’est la chambre de mon père, me dit-il d’une voix basse, chuchotée et lointaine, pareille aux souvenirs qu’elle évoquait, et que je m’effrayai de ne pas reconnaître. Ne vois-tu pas ma mère qui est assise à son chevet ? »

Alors seulement, je remarquai la pâleur de mon ami, et, non moins ému de l’illusion créée par sa rêverie que de l’expression de sa voix, je tendis mon regard dans la direction du sien et m’efforçai de sonder l’intérieur de la chambre. Mais rien ne transparaissait au-dehors que la lueur d’une lampe tamisée par les rideaux. Tout à coup, – fut-ce simple hasard ou mystérieuse rencontre de deux âmes se répondant par une occulte influence à travers l’espace ? – une ombre se détacha du crépuscule régnant dans la chambre et vint se plaquer aux carreaux. Cela fit une tache opaque sur la surface éclairée.

Je tressaillis presque, à cette apparition inattendue, de l’étrange coïncidence qui l’amenait là ; mais combien plus en fut troublé mon ami, dont je sentis le bras trembler sous le mien et qui s’écria d’une voix entrecoupée, frémissante :

« C’est elle ! oh ! c’est elle, cette fois ! Ne la reconnais-tu pas ? Sûrement, elle s’inquiète de ne pas me voir près de mon père mourant !… J’y vais ! » cria-t-il.

Et, d’un mouvement violent, il m’échappa et, emporté par la soudaine folie qui le possédait, il allait s’élancer contre la porte de la maison pour s’efforcer de l’ouvrir, lorsque, brusquement, la clarté de la chambre s’éteignit, la vieille maison retomba aux ténèbres, et nous demeurâmes face à face, silencieux et stupéfaits, doutant pour ma part si je ne venais pas d’être le jouet de quelque illusion.

Mais déjà j’avais repris Julio par le bras avant qu’il fût revenu de sa stupeur et je l’entraînais après moi loin de cette maison visionnée. Je le conduisais ainsi, sans m’inquiéter de savoir où nous allions, dévalant les rues au hasard, préoccupé seulement de l’arracher par la distraction de la marche et du mouvement à la funeste vision qui venait de l’assiéger.

Bientôt pourtant, nous ralentîmes, car le heurt de nos pas, sonnant à cette heure de nuit dans les rues désertes et se répercutant aux murailles, nous choqua nous-mêmes par ce qu’il avait d’insolite. Nous étions arrivés alors, toujours sans mot dire, sur les quais bordant la rivière, et nous ne fûmes pas peu surpris de voir que, malgré l’heure que nous jugions avancée, quelques groupes de promeneurs erraient encore sur les trottoirs. Cependant, en ces habitudes d’un noctambulisme quotidien sans doute, rien ne nous eût paru de nature à fixer notre curiosité, si, en regardant avec plus d’attention ces promeneurs, nous n’avions observé, avec un redoublement de surprise bien compréhensible, qu’ils n’échangeaient pas une parole, et que, parmi ces hommes s’en allant ainsi d’un pas traînant et par groupes de deux ou trois, il n’y en avait pas un qui parût se douter qu’il n’était pas seul.

Julio, à qui la marche et l’air vif qui soufflait avaient rendu la possession de lui-même, partagea mon étonnement ; et, déterminés à éclaircir sur-le-champ ce phénomène inexplicable, nous nous approchâmes d’assez près pour que les silencieux noctambules vinssent à nous rencontrer forcément dans la zone de lumière projetée par un bec de gaz. Mais quel vertige nous saisit, quel frisson glacial nous traversa jusqu’aux mœlles lorsque, nous étant penchés au-devant des arrivants, nous constatâmes avec évidence, sans la possibilité même d’un doute, que parmi ces hommes il en était de notre connaissance, et que nous savions morts depuis longtemps ! À cette vue, une terreur jamais éprouvée, et que rien ne saurait rendre, paralysa instantanément tous nos muscles, notre langue et jusqu’à notre volonté. Nous étions là, muets, affolés, hagards, devant ce spectacle que nul œil humain n’avait contemplé, si pâles à coup sûr que ces spectres eussent pu nous prendre pour deux des leurs. Mais ils continuèrent imperturbablement leur promenade, sans dévier de leur marche inexorable ni même tourner la tête, et sans que rien manifestât qu’ils eussent conscience de notre présence, ni – chose plus terrifiante encore – de la leur.

Derrière eux, d’autres promeneurs approchaient ; mais ceux-là, nous ne les attendîmes pas. La terreur d’un nouveau tête-à-tête avec des visages que – tout nous le disait – nous devions déjà connaître, fut d’abord plus forte que l’horreur qui nous avait d’abord cloués sur la place ; et, retrouvant instantanément nos esprits et la vigueur de nos muscles, nous détalâmes droit devant nous, aussi vite que nos jambes harassées purent le permettre. Las de courir et suffoqués, nous fîmes halte enfin, et ce fut, non pour sourire ou nous railler mutuellement de notre effroi, mais pour nous assurer que rien ne subsistait autour de nous de nature à le raviver.

Mais non. Tout était tranquille et silencieux. De grands arbres, dénudés par l’automne, se balançaient à droite et à gauche, sous le vent froid de la nuit ; la lune, arrivée au zénith, répandait sur la terre d’une avenue, et dans l’atmosphère limpide, sa clarté spectrale, où les branches nues se découpaient en vives arêtes sur le sombre de l’azur. Je reconnus que nous étions dans la principale allée du jardin public qui sert de promenade habituelle aux citadins et où, jadis, s’étaient essayés nos premiers pas.

Donc, rassurés par l’apparente solitude du lieu, nous délibérâmes de ne pas quitter le jardin, et d’attendre là le soleil, car rien au monde n’eût pu nous décider à rentrer avant l’aube dans cette ville habitée des morts, où cette nuit avait ramené pour nous une telle procession de fantômes. L’âme encore bouleversée de ces impressions lugubres, nous errâmes à pas lents dans les allées, le front courbé vers la terre, cherchant vaguement dans la poussière, avec la trace, hélas ! abolie de nos pieds d’enfants, quelque attestation moins éphémère de ces immémoriales années révolues. Alors, le poids de tant de jours vécus vainement nous accabla, le vide de toutes les folles illusions qui nous avaient jusque-là soutenus nous glaça le cœur, et, poussant du pied les feuilles desséchées qui jonchaient les avenues, il nous semblait fouler les débris de tant de choses qui n’étaient plus.

Soudain, au détour d’une allée, la clarté de la lune tomba sur le front de Julio, et m’éclaira son visage ravagé ; et, songeant alors que je devais lui paraître tout aussi vieilli, l’idée me vint pour la première fois que, de tous les spectres rencontrés la nuit en cette ville de mystère, c’étaient peut-être nous les plus morts. Eux du moins, s’ils avaient gardé quelque chose de la vie, ce n’était après tout que le regret de leurs habitudes perdues ; et, n’ayant pas connu la trompeuse volupté des rêves, ils n’avaient pas à traîner, comme nous, dans leurs promenades nocturnes, la chaîne de leurs chimères et de tant d’espérances déçues !

Mais comme nous arrivions à l’endroit où toutes les allées convergentes se réunissent en manière de rond-point, il nous parut qu’une animation inattendue emplissait cette partie du jardin. Des enfants vêtus de couleurs claires et chatoyantes, qui leur donnaient l’air de fleurs vivantes écloses parmi les parterres, jouaient sur le sable, tandis que leurs mères, assises au pied des grands arbres, les couvaient amoureusement. Puis, à travers l’épaisseur des massifs, des ombres légères, des ombres de femmes, presque incolores et de l’inconsistance d’une vapeur, glissaient sans laisser de traces, en traînant après elles de longs regards langoureux.

Un même mouvement fut pour tous les deux de courir après et de les saisir ; mais leur forme impalpable s’évanouissait à notre approche et semblait se jouer de notre erreur.

Et nous nous regardâmes émus, l’un et l’autre, avec une larme dans les yeux, car, dans ces ombres légères et plus fugitives que des rêves, nous venions de reconnaître, comme personnifiées, pour ainsi dire, sous la forme qui leur fut propre, chacune des joies, chacune des ivresses, chacune des idoles de notre vie. Oui, telles avaient passé souriantes, vêtues, comme ces ombres, de couleurs tendres, et dispensatrices d’oubli, les heures enchantées, les extases folles de notre lointaine jeunesse, dont le douloureux regret aggravait aujourd’hui d’un faix si cruel notre décrépitude.

Alors, je me penchai sur l’épaule de Julio, et je lui dis :

« Ce sont des ombres anciennes, de chères ombres des jours de jadis, qui furent d’heureuses, riantes et jeunes figures, et qui ne sont plus que des ombres, et qui reviennent la nuit ! »
 
 

 

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(François Sauvy, in La Revue politique et littéraire, quatrième série, tome II, n° 4, 28 juillet 1894. Eaux-fortes d’Albert Baertsoen, « Kromboomsloot I, Amsterdam, » 1903 ; « Die Sakgasse, » c. 1904 ; « Kromboomsloot II, Amsterdam, » 1903)