Nous étions partis de Mascate, côte orientale d’Arabie, pour Bunder-Abbas, port important de la côte persane.
Ce port est situé au nord du détroit d’Ormuz, à l’entrée même du golfe Persique.
De Mascate à Bunder-Abbas, il y a 250 milles marins (environ 465 kilomètres).
En quittant la côte d’Arabie, nous avions été favorisés par une jolie brise d’est.
Elle avait permis à notre lourd bagalah (1) de franchir les 50 lieues qui nous séparaient de la côte persane et de pénétrer dans le détroit.
Avant d’avoir pu dépasser les dernières terres arabes, le vent d’est tomba tout à coup au lever du soleil, faisant place à un calme désespérant ; nous fûmes de suite entraînés en divers sens par les courants violents qui règnent dans ces parages. La marée portait dans l’intérieur du détroit et nous poussait visiblement vers les roches à pic et les falaises surplombantes du vaste plateau de Rueys-al-Jebal.
Heureusement que, après deux heures d’anxiété, le vent souffla tout à coup du nord. Il n’y avait pas à hésiter une minute sur le parti à prendre. Ne pouvant continuer notre route pour Bunder-Abbas, il fallait trouver un abri sur la côte arabique. Le pilote fut d’avis de choisir de préférence la vaste baie de Gazireh, qui se présentait en ce moment devant nous, à l’ouest, à 20 kilomètres de distance.
I
Gubbet-Gazireh veut dire baie profonde. Son ouverture, nord et sud, a 6 kilomètres de largeur ; sa profondeur, de l’est à l’ouest, est de 16 kilomètres. C’est un véritable bras de mer qui a plus de 80 kilomètres de pourtour et renferme un grand nombre de baies.
Sans entrer dans plus de détails, on peut se faire une idée de l’étendue de cette baie profonde – qu’on suppose Paris avec son enceinte de remparts et ses monuments élevés – il disparaîtrait facilement tout entier dans la vaste rade de Gazireh ; à peine si on verrait sortir de la mer quelques mètres des tours Notre-Dame et autres édifices élevés.
Tel était l’admirable bassin abrité vers lequel nous dirigeait le pilote, et que rejoignaient aussi une cinquantaine de petits navires surpris, comme le nôtre, dans le détroit, par le vent du nord et venant chercher un refuge.
À cause des très mauvaises conditions de navigabilité de ces bagalahs arabes, qui ne peuvent aller qu’avec un vent favorable, aucun d’eux ne put atteindre la côte nord de la rade, et tous cherchèrent un abri dans une des nombreuses baies de la côte sud.
Une de ces baies nous tenta par l’aspect d’une belle plage de sable, à l’extrémité d’une vallée couverte de dattiers, sous lesquels apparaissaient de nombreuses cases.
Toujours la sonde en main, suivant l’habitude, pour aller au mouillage dans des endroits inconnus, nous vînmes jeter l’ancre en face du village, tout à fait au milieu de la baie, par 25 mètres de fond – et quand notre lourd véhicule maritime présenta son avant au large sous l’influence de la brise, son arrière était à cent mètres environ de la plage de sable – il était alors près de midi.
Quelque temps après, nous vîmes apparaître à l’ouverture de notre baie, un, puis deux, puis cinq petits caboteurs arabes de la grosseur du nôtre (20 à 25 tonneaux) ; ils jetèrent l’ancre, deux à droite, trois à gauche, mais naturellement beaucoup plus près des falaises à pic qui formaient les deux côtés est et ouest de la baie.
II
Obligé de faire plusieurs voyages sur les côtes, à bord de bagalahs arabes, et voulant être toujours en garde contre un événement fâcheux, j’avais acheté à Mascate un excellent canot dont je me servais en arrivant à chaque port.
Ce canot élancé, à l’avant, à l’arrière, était léger sur l’eau, gracieux de forme et marchait très bien à l’aviron et à la voile. Je dus à sa vitesse à l’aviron d’être sauvé trois fois.
Le canot était toujours muni de deux radeaux de sauvetage faits avec des morceaux de bambous de six mètres de long et de la grosseur d’une bouteille ordinaire. Ces énormes bambous venaient des bords de l’Euphrate, où ils atteignent, on le sait, de colossales proportions.
L’idée de ces radeaux m’était venue en voyant les Arabes du fleuve se servir de ces bambous pour le traverser à la nage. Ils en coupaient huit ou dix, liaient fortement les petits bouts ensemble, puis ils attachaient séparément la moitié des gros bouts, ils écartaient les deux faisceaux au moyen d’une traverse et, se glissant entre les deux, s’élançaient dans l’Euphrate, ayant les jambes et les bras libres pour se diriger, soutenus sous les bras et ayant la moitié du buste hors de l’eau.
Mes deux radeaux, beaucoup mieux installés, étaient disposés sur les bancs du canot, l’un à droite, l’autre à gauche.
Tout le monde connaît la canne ou jonc dont on se sert sur les bords de la mer, ou de nos rivières, pour pêcher à la ligne. Eh bien, le bambou n’est autre chose qu’une gigantesque canne, ayant jusqu’à dix et douze centimètres de diamètre dans le bas, et dépassant quelquefois neuf et dix mètres de long.
Cette courte digression sur le canot et les bambous paraîtra d’autant plus utile, qu’on va voir les petites causes produire les plus grands effets – un canot nous sauver la vie par sa vitesse – six bambous être plus utiles et plus précieux, à deux équipages, pour la défense et l’attaque, qu’une cinquantaine de sabres, de haches et de coutelas.
III
À peine arrivés au mouillage, j’avais fait armer le canot et nous étions descendus avec le pilote sur la plage de sable au fond de la baie.
Quelques habitants du village sortirent de leurs cases et vinrent au-devant de nous.
Ce sont de braves gens timides, simples, hospitaliers, comme les autres tribus du vaste promontoire de Rueys-al-Jebal.
Nous achetâmes à vil prix du lait, des œufs, des poules, des légumes, des bananes, des citrons et autres fruits.
Une demi-heure après, nous revenions à bord déposer nos provisions, et le pilote Ben-Oré m’engagea, suivant l’usage arabe, à aller rendre visite aux navires qui arrivaient.
J’y consentis, mais, avant toute visite, je proposai au pilote de longer avec notre canot le pied des énormes falaises qui formaient la côte orientale de la baie – nous ne vîmes rien d’extraordinaire jusqu’à la pointe extrême –mais, au détour, nous entendîmes comme un mugissement lointain, sourd, régulier, monotone – qui nous fit soupçonner le voisinage d’une grotte profonde dans laquelle les vagues devaient s’engouffrer.
Nous continuâmes à longer la falaise du large, dont l’aspect était vraiment pittoresque et horriblement beau. En quelques endroits, le sommet des falaises débordait de plus de vingt mètres dans l’espace, et la montagne, au lieu d’être à pic, se dressait comme un arc gigantesque.
À mesure que nous avancions vers l’est, le long de ces magnifiques falaises, le bruit qui nous attirait devenait de plus en plus majestueux. On eût dit la détonation lointaine de cent canons, éclatant à la fois.
Bientôt, au détour d’une pointe avancée, nous voyons la falaise décrire un vaste demi-cercle vers l’intérieur, et, au milieu de cet arc, se dessiner une voûte de cinquante mètres environ de hauteur sur plus de cent mètres de largeur.
Les côtés latéraux et les parois de la voûte disparaissent peu à peu dans les profondeurs de la montagne, au milieu de l’obscurité – le vent souffle du large – la mer bat contre le rivage – les vagues de la grande rade arrivent l’une après l’autre, d’abord ondulantes, puis en volutes verticales, et s’engouffrent dans la caverne, avec un bruit formidable, qui retentit sourdement, comme s’il se produisait jusque dans les entrailles de la terre.
En même temps, nous voyons ressortir des sombres voûtes de la gigantesque grotte ces mêmes vagues sous forme de nappes écumantes, telles qu’on peut les voir au bas des plus grandes cataractes – le bruit est tel que nous sommes obligés, par moments, de nous crier à l’oreille.
La légèreté et la vitesse du canot nous firent alors commettre une imprudence.
Fascinés par ce spectacle, nous voulûmes essayer, en forçant de rames, de pénétrer jusque sous la voûte et même un peu avant dans la grotte, à travers cette nasse d’écume, – mais nous faillîmes être brisés…
Les courants les plus impétueux, agissant en sens contraires, nous firent tournoyer plusieurs fois. Un suprême et violent effort nous ramena en dehors du la grotte, et, à peine le danger passé, je vis avec stupéfaction Ben-Oré, pâle et très agité, presser plus que jamais nos solides marins de faire force de rames.
Une fois au large et en sûreté, le pilote me dit que nous avions failli recevoir l’attaque de plusieurs monstres marins qui avaient fait leur repaire aux abords de la caverne.
De quel monstre voulait donc parler mon ami Ben-Oré ?…
Nous retournâmes à la baie et, suivant ce qui était convenu, nous dirigeâmes notre course vers le premier groupe le navires.
Pendant que nous étions là, causant et fumant, les navires changeaient de direction, sous l’influence de la marée, et comme les deux étaient à l’ancre l’un près de l’autre, il arriva un moment où ils s’abordèrent. Il fallut les allonger bord à bord, en les séparant par des espars d’une largeur d’un mètre. Et alors, les deux bagalahs se trouvèrent tous les deux en grand au-dessus du banc de roches, qu’il fallait éviter à tout prix.
IV
Sur le second navire qui venait ainsi de s’allonger contre le premier, il y avait en dehors, près de l’arrière, et suspendu par une corde, un matelot qui faisait une légère réparation à la coque, à un mètre environ au-dessus de l’eau.
Cet homme poussa tout à coup un cri désespéré, épouvantable, et presque aussitôt montra son visage pâle d’angoisse et de terreur au-dessus du plat-bord du navire ; ses bras venaient de s’enlacer, avec l’énergie du désespoir, à deux forts cordages, « les haubans, » qu’il avait pu saisir.
Tout le monde s’était précipité au secours de ce matelot, qui hurlait de douleur ; chacun alors éprouva une indicible émotion en voyant la cause de ces cris.
Le malheureux avait la jambe gauche toute nue, saisie par un tentacule de pieuvre. Mais ce qui frappait d’étonnement autant que d’effroi, était la grosseur de ce bout de tentacule, qui avait déjà au moins quatre mètres hors de l’eau.
Cela seul décelait la présence de quelque effroyable monstre.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, au milieu des cris assourdissants de quarante Arabes, déjà si criards de leur nature, le pilote avait mis quatre vigoureux matelots pour saisir leur malheureux compagnon à bras le corps, par la ceinture, par la jambe droite, par les bras, avec ordre de réunir leurs efforts pour le maintenir et même l’enlever, dût la jambe gauche en être meurtrie par la résistance de la pieuvre.
En même temps, je faisais lancer du canot sur le pont du bagalah, un de mes radeaux de bambous, dont on brisa de suite les premiers morceaux dans le sens de la longueur.
Aussitôt, le pilote et moi, penchés hors du bord, presque suspendus, ayant un fort morceau de bambou à la main, nous commençâmes à couper le formidable membre gélatineux que ne pouvaient entamer, depuis deux minutes, ni les coutelas ni les haches de trois courageux marins.
L’énorme masse inférieure tomba bientôt à la mer et disparut. L’homme, évanoui de douleur et d’effroi, fut étendu sur le pont et délivré d’abord du bout de tentacule collé sur sa jambe nue. Ce bout avait un mètre et demi de long ; il était de la grosseur du bras, à son extrémité !…
Presque aussitôt revenu à lui, le pauvre blessé raconta que, pendant son travail, étant suspendu le long du bord, il avait laissé tomber par mégarde un de ses morceaux de bois, et qu’en regardant à la surface de l’eau l’endroit où il était tombé, il avait aperçu tout à coup comme un grand serpent qui s’élançait du fond de la mer. Il avait alors poussé son grand cri et, saisissant la corde à laquelle il était suspendu, avait essayé de remonter la hauteur qui le séparait du plat-bord (il y avait environ deux mètres) ; puis, au moment même où il enlaçait les gros haubans du mât avec l’énergie d’un naufragé au désespoir, il avait senti sa jambe gauche prise, alourdie et attirée par en bas. Heureusement, disions-nous, ses bras étaient déjà solidement tenus, car sans cela l’infortuné aurait été enlevé comme une plume. Le bras de la pieuvre l’aurait amené sous l’eau, et il se serait trouvé saisi par la formidable bouche du monstre.
On peut se faire une faible idée d’un pareil enlèvement en se figurant un éléphant avec sa trompe prenant un morceau de pain jeté par terre et le portant à sa bouche. Ici, un des bras de la pieuvre avait bien plus de force que la trompe de l’éléphant.
Cependant, les Arabes qui avaient voulu se servir de haches et de coutelas pour couper le tentacule de la pieuvre étaient grandement étonnés de l’effet produit par deux simples morceaux de bambous ; ils les avaient vus pénétrer dans ces gélatines hideuses, mais si tenaces, comme un couteau entre dans la viande de bœuf ou de mouton.
V
Cet événement venait de nous laisser sous l’impression d’une terreur étrange, involontaire, même après le danger. Nous avions encore peur !…
Le pilote somma en quelque sorte, et avec raison, les capitaines des deux navires de quitter immédiatement le mouillage au-dessus de ces dangereux amas de roches sous-marines, qui cachaient dans des trous béants et profonds de pareils monstres marins.
Sans nous douter qu’il pouvait y avoir un nouveau danger immédiat, je venais de mettre le canot à sa disposition pour élonger une amarre sur notre bagalah, et donner ainsi de suite, aux deux petits navires, le moyen de se déhaler en dehors du dangereux plateau de roches, et changer de mouillage.
Mais voilà que, tout à coup, de nouveaux cris furent poussés, cette fois par les matelots du navire voisin.
Un autre tentacule énorme de pieuvre venait de jaillir hors de la mer, semblable à un trait qu’on lance avec force ; l’extrémité de cette nouvelle patte s’agitait le long du navire, à plus de cinq mètres au-dessus de l’eau, comme cherchant une proie à dévorer.
Un second cri, poussé à côté de nous, indiqua l’apparition spontanée d’un autre tentacule gigantesque qui se balançait pour ainsi dire au-dessus de nos têtes ; le bout était au moins à six mètres hors de l’eau !…
Il y eut véritablement un instant d’affolement, tant la surprise fut grande et subite !
Le monstre marin avait saisi deux petits navires à la fois, dans ses puissants et formidables tentacules.
C’était si inconcevable, tellement inouï, qu’on aurait cru rêver, sans l’effroyable réalité qui était là !…
Néanmoins, promptement revenus de ce premier mouvement de crainte indéfinissable, d’horreur et de dégoût, que cet animal immonde inspirait, nous nous précipitâmes bravement pour voir le corps même du poulpe gigantesque et agir avec connaissance de cause pour le couper et le tuer.
Les Arabes s’armèrent à l’envi de morceaux de bambous, les préférant de beaucoup, à présent, à toutes les armes tranchantes.
Un peu sur l’arrière des deux navires, jusqu’à la surface de l’eau, l’épouvantable tête apparut.
Chacun éprouva comme un mouvement de recul !…
Deux yeux, plus grands que des assiettes, rappelaient dans des proportions colossales les yeux les plus vilains des hiboux. Ces yeux brillaient d’une espèce de lueur sinistre, à quelques décimètres sous la surface de l’eau.
Un bec énorme, semblable à celui d’un perroquet, proportionné à la grosseur des yeux, se montrait là, tout prêt à dévorer sa proie, et au besoin plusieurs proies – la tête paraissait avoir au moins deux mètres de diamètre !
Grâce à la transparence de l’eau, nous voyions sous la tête et le corps deux autres immenses tentacules, cramponnés au plateau de roches sous-marines, et servant de point d’appui à la hideuse bête, pour attaquer et attirer ses victimes.
Sous la tête, la poche, ou corps, avait l’apparence d’un petit ballon.
Enfin, l’animal se présentait à nous dans tous ses détails monstrueux.
Une chose nous étonnait, c’est qu’en sentant couper l’extrémité d’une de ses pattes, la pieuvre n’eût pas eu l’idée de se dérober à l’ennemi qui l’avait amputée, en vomissant de sa vaste poche les centaines de litres de noir liquide qu’elle devait contenir. Cela devait avoir lieu, mais un peu plus tard.
VI
Cependant, presque aussitôt après l’apparition des deux nouveaux tentacules, et dès que nous eûmes vu la tête et le corps, nous avisâmes aux moyens de combattre le géant qui nous attaquait avec tant d’acharnement.
Nous étions déjà tous revenus du premier saisissement que cause un danger tout nouveau. Pour moi, je songeai même aux moyens de nous emparer d’une partie du corps, et surtout de la tête, afin de la conserver dans de l’alcool de dattes et l’envoyer au Jardin d’acclimatation à Paris.
Je fis part de mon intention au pilote : il promit de ma part une récompense à ceux qui seraient les plus vaillants à l’attaque. Ce stimulant n’était même plus nécessaire ; il s’était produit un changement inouï dans le moral des hommes ; l’effet produit par les bambous avait donné du courage. On se sentait fort : le pilote venait de dire qu’il fallait s’emparer de notre colossal ennemi. Donc, c’était possible.
La peur avait complètement disparu, le bouillant courage naturel de ces braves marins reprenait le dessus ; l’attaquant allait être attaqué à son tour.
Les deux immenses tentacules, dont les extrémités s’agitaient encore au-dessus des couronnements, à l’arrière des navires, furent saisis promptement, chacun en plusieurs endroits, au moyen de nœuds coulants.
Deux hommes, suspendus par des cordes, se firent descendre un peu au-dessus de l’eau, et commencèrent à taillader avec des bambous dans le gros du bras colossal, qui était collé verticalement contre les flancs du petit navire.
Six autres marins arabes, s’élançant dans le canot, eurent l’audace de s’approcher à seulement cinq ou six mètres de la tête du monstre, et de tailler dans l’autre tentacule, à l’endroit même où il sortait de l’eau – il y avait de quoi frémir devant cette témérité, cette folie de courage – chacun aidait par ailleurs, pour faciliter cette besogne, qui allait tout à fait à souhait.
Au point même où le tentacule fut coupé, au ras de l’eau, il avait cinquante centimètres de diamètre, soit un mètre et demi de circuit. Le bout qui était hors de l’eau avait huit mètres de long. Nous estimâmes à trois mètres ce qui restait sous l’eau, jusqu’au corps du monstre – ce qui faisait en tout onze mètres de long pour ce tentacule.
Les Arabes, qui coupaient le membre énorme, collé contre les lianes du bagalah, virent tout à coup la masse qui s’agitait en l’air, se replier et tomber à la mer. Les vaillants marins qui attaquaient l’autre tentacule au ras de l’eau, avaient à peine séparé les deux parties qu’un nuage noir monta du fond : l’eau, jusque-là si transparente, devint tout à coup bouteille à encre. Nous ne vîmes plus rien.
VII
La pieuvre avait sans doute dédaigné comme une simple écorchure l’amputation d’un petit bout de son premier tentacule ; mais, privée cette fois de deux autres membres sur plus de la moitié de leur longueur, elle battait décidément en retraite, et disparaissait dans un nuage noir fait par elle, qui masqua tout à nos yeux.
Où s’était réfugié le monstre ?
Sans aucun doute, il avait dû rentrer dans un des trous béants, qui lui servait de retraite et de repaire, sur le plateau sous-marin.
Je regrettai vivement cette fin inattendue du combat. Mon plus grand désir était d’avoir la tête, d’enlever la partie supérieure, jusques et y compris le bec énorme de perroquet, afin de les conserver dans l’alcool de dattes.
Il restait bien le petit bout d’un mètre et demi et l’énorme tronçon de huit mètres, tout tailladé en cinq endroits. Je résolus de sauver au moins ces débris, et fit transporter le grand tentacule à bord du bagalah. On aurait cru voir un boa colossal des îles de la Sonde dans le fond du canot.
Il est presque inutile de dire que, tout de suite après la disparition de la pieuvre, les deux navires changèrent de mouillage, afin de ne plus se trouver exposés, lors du renversement des marées, à être entraînés sur ce terrible banc de roches sous-marines, qui recelait des monstres si formidables.
En revenant à bord, le pilote me raconta de nouveau la cause de son malaise subit devant la grotte, que nous avions vue quelques heures auparavant – et de sa précipitation à faire prendre le large au canot. C’est qu’il venait de voir aussi deux monstrueuses pieuvres, et, au milieu du bouillonnement de l’écume, en passant entre deux roches à fleur d’eau, le canot avait raclé avec sa quille un des tentacules qui s’était de suite agité comme un serpent. Sans la promptitude à fuir et le sang-froid de l’excellent pilote, nous étions perdus, et je ne m’étais douté de rien.
Deux jours après, nous quittions la vaste rade de Gazireh, sous l’impulsion d’un Shemal ou vent d’ouest qui nous permit d’atteindre en quelques heures la rade de Bunder-Abbas.
Faute de moyens immédiats suffisants de conservation, j’avais été obligé de faire jeter à la mer le colossal tronçon du tentacule de la pieuvre, qui se décomposait. Je le regrettai vivement à cause de la rareté de pareils géants, dans les poulpes. J’aurais fait bien des sacrifices pour pouvoir envoyer ce morceau de 8 mètres de long, au Jardin d’acclimatation à Paris, d’autant plus que la société zoologique m’avait confié une mission particulière dans ce voyage.
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(1) Nom des barques arabes.
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(Capitaine Félix Sicard, in La Petite République française, supplément du dimanche, n° 63 & 64, dimanches 15 et 22 juin 1879)