Forme étrange, taille énorme, aspect terrifiant, c’est le kraken ou poisson-montagne, un prodige de la mer, un miracle des abîmes, une merveille de la nature, travaillant, un jour de monstrueux caprice, dans l’horrible et dans le grand.

Ce mollusque fantastique, parent colossal des calmars, mesure quarante pieds, un peu plus de treize mètres, du bout de son plus long tentacule à l’extrémité de sa queue apocalyptique.

Sa forme bizarre est celle d’une rave allongée, couronnée de son panache de feuilles. Ces feuilles, chez le kraken, sont représentées par huit bras ou jambes, à votre choix, entourant l’orifice buccal, gueule hideuse, d’où le nom de « céphalopode » donné à cette race de monstres.

Deux yeux énormes, terrifiants, larges et ronds comme une assiette, au regard fixe et froid, sont comme plaqués sur cette tête informe, coiffée de tentacules formidables qui s’allongent ou se tordent comme des serpents de vingt pieds, plus grands qu’un boa d’Amérique, qu’un python africain.

Le plus long de ces bras visqueux et puissants mesure trente pieds. Le corps en a dix ou douze, parfois quinze. À leur extrémité, ces tentacules sont armés de suçoirs irrésistibles. La chair gélatineuse et flasque du kraken ne saurait être entamée par les lames et les balles.

Grâce à ses tentacules pareils à des fouets gigantesques, se recourbant comme une trompe et se posant comme une griffe, le monstre marin peut atteindre une proie éloignée de dix mètres, l’enlacer, l’étreindre, l’étouffer, la porter mourante à sa gueule horrible et la dévorer.

La victime que le kraken saisit est à jamais perdue. Comment pourrait-il la lâcher lui-même ? Mieux vaudrait pour elle les replis d’un boa ou la griffe d’un lion. Tous ces suçoirs, ventouses irrésistibles, se collent, s’enfoncent, pénètrent, absorbent, tiennent et détiennent, retiennent à jamais la proie qui se débat en vain dans cette incomparable étreinte.

Et maintenant, n’accusez pas ce portrait adouci d’exagération. Ce n’est pas un monstre chimérique, une bête imaginaire que je vous présente. Je n’ai point pour habitude d’exhiber dans mes articles des phénomènes forains. Ma ménagerie n’a rien de fantaisiste, mais elle est triée sur le volet…

S’il vous plaît de voir de vos propres yeux le kraken dont je parle, vous n’avez qu’à visiter le grand aquarium de New-York où il étale aux regards stupéfaits ses proportions colossales et sa hideur monstrueuse. Malheureusement, le kraken de New-York a un défaut : il est mort.

Étendu dans son immense cage de verre, ses grands yeux ouverts et ses tentacules allongés comme des serpents, il semble attendre que la mer vienne le prendre dans ses vagues écumeuses pour le bercer dans ses tempêtes ou le cacher dans ses abîmes.

Très curieuse, la capture de ce monstre à côté duquel le fameux serpent de mer, réel peut-être, ne serait qu’une modeste couleuvre.
 
 

 

Un violent orage s’était déchaîné sur les côtes de Terre-Neuve. Des pêcheurs se trouvaient au bord de la mer en furie. Tout à coup, à travers les rafales de la tempête, ils distinguent un bruit étrange, mystérieux, tout particulier. Ce bruit semble venir de Catilina, dans la baie de la Trinité.

Ils s’approchent et restent saisis d’effroi : devant eux s’allonge un monstre inconnu, aux proportions énormes et bizarres, couleur de sang. Furieux, ce géant des abîmes agite violemment dans les eaux mugissantes d’immenses tentacules, couverts de verrues prodigieuses. Que fait-il là ? D’où lui vient cette épouvantable colère ? Le monstre est prisonnier et, faisant des efforts inouïs, il cherche un point d’appui qui lui permette de retirer sa queue prise entre les rochers.

Là, le colosse a été jeté par l’ouragan. Va-t-il triompher ou mourir ? Les pêcheurs, qui se gardent bien d’approcher, contemplent, stupéfaits, ce saisissant tableau, ce monstre horrible dont les tentacules s’agitent et se tordent comme de grands reptiles battant les flots.

Deux ou trois fois, il semble que le kraken va se dégager, mais le roc tient bon. La tempête se calme, la mer se retire et le reflux met le géant à nu.

Alors, son agonie commence. Après quelques tressautements terribles, il gît immobile au milieu d’une flaque de liquide noir, vomi par sa gueule hideuse. Il est mort. Comment pourrait-il vivre sans la mer qui paraît l’abandonner ?

Les pêcheurs s’avancent, l’entourent de cordes et le traînent sur le rivage. Puis on le transporte en triomphe à Saint-John où, copieusement salé, il reste exposé deux ou trois jours à la curiosité du public. Enfin, il est acheté par une maison de commerce qui, à son tour, le cède à l’aquarium de New-York.

Telle est l’histoire du kraken de Catilina, dont on contemple l’effrayante monstruosité dans le grand aquarium de New-York.

La mer est le domaine de l’étrange et de l’horrible. Si l’excentricité animale se rencontre dans les régions de la terre et de l’air, on peut dire qu’elle peuple les Océans. Variées jusqu’à l’infini, les espèces les plus singulières couronnent les vagues, s’entassent sur les rivages et grouillent dans les abîmes. Ici, l’extraordinaire est partout : le bizarre, c’est le nombre ; le monstrueux, c’est la règle.

Combien de pages du grand livre de la nature, cette bible mystérieuse de notre globe antique, n’ont pas encore été coupées ! Combien de feuillets inconnus ont échappé au doigt souverain de l’homme qui, un jour, les tournera !

Ces pages ignorées ne vont pas se perdre dans les profondeurs de la terre ou dans les hauteurs du ciel : elles trempent dans la mer.

Ce ne sont pas les nuages, les forêts et les déserts qui les cachent, c’est l’abîme.
 
 

 

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(Fulbert-Dumonteil, « Monstre-géant, » in La France, vendredi 14 septembre 1888 ; repris sous le titre : « Le Kraken, » dans Le Petit Marseillais, journal politique quotidien, vingt-cinquième année, n° 8833, lundi 1er août 1892 ; puis dans Le Chenil, le Poulailler et l’Écho de l’élevage réunis, journal hebdomadaire illustré du Jardin zoologique d’acclimatation, dix-neuvième année, n° 40, 4 octobre 1900. Gravures : couverture du Penny Illustrated Paper and Illustrated Times, 17 novembre 1877 ; représentation du calmar géant de Trinity Bay ; tentacule de 5 m 80 d’un Architeuthis échoué sur le rivage, 26 octobre 1873)