Nous sommes en l’an 4000 ; de toutes les cités que nous admirons aujourd’hui, de tous les monuments dont nous sommes si vains, il ne reste que des ruines, des vestiges épars qui sont la pâture de savants chauves qui les consultent avec obstination, s’ingéniant à découvrir un sens profond aux choses les plus simples.

La moindre pierre, la plus petite inscription, deviennent l’objet d’études passionnées, de controverses interminables ; les chercheurs s’acharnent, fouillent sans relâche, pâlissent des nuits entières sur quelque vieux morceau de journal épargné par le temps, dont les caractères effacés sont autant d’énigmes.

Des académies encouragent ces recherches, décernent des prix ; le monde a beau vieillir, les hommes ne changent pas : comme un cheval aveugle attaché à un manège, ils tournent dans un cercle sans fin et ils se figurent qu’ils font du chemin. Grâce aux inventions dont le nombre va toujours croissant, des besoins nouveaux sont nés ; impuissants à les satisfaire, les hommes sont de plus en plus malheureux.

C’est le seul progrès réalisé.

En fouillant la terre, en scrutant une à une les pierres des monuments, on trouve une inscription très répandue qui fait le désespoir des savants. Toujours effacée, illisible, elle se rencontre indistinctement sur les murs des palais qui ornaient les villes ou sur ceux des modestes demeures des habitants des champs. Éternelle énigme, elle garde son secret ! Les académies se sont piquées au jeu. Outre la gloire qui s’attachera au nom du nouveau Champollion, des prix seront décernés : un ballon automobile, dernier perfectionnement, sera la récompense de l’heureux vainqueur.

Un jeune savant a décidé de consacrer sa vie à l’étude de cet hiéroglyphe.

Il apprend les langues mortes, le français, l’anglais, l’allemand, pratique des recherches. Après dix ans d’un labeur incessant, il lit un premier mémoire à l’Académie.

« Messieurs, dit-il, je viens vous donner connaissance du résultat de mes travaux. J’ai retrouvé l’inscription mystérieuse en pratiquant des fouilles sur l’emplacement d’une bourgade qui avait nom Paris, cette bourgade située près de Pantin, si l’on en croit un poète de l’époque dont le nom n’est point parvenu jusqu’à nous. En effet, Messieurs, sur un papyrus échappé aux ravages du temps, ce poète dit :
 

À Paris, près de Pantin,

Je naquis un beau matin…
 

Paris était en quelque sorte un faubourg de Pantin, ville située dans cette région qu’on appelait la France, région autrefois occupée par un peuple assez turbulent, sans cesse en guerre avec ses voisins. Il résulte des savantes recherches de nos confrères que les Francs ou Français furent tour à tour conquérants ou conquis ; ils eurent à subir plusieurs descentes des Anglais et furent envahis par une armée du Salut qui, chose bizarre, était commandée par une femme, une certaine maréchale Booth dont l’histoire jusqu’à ce jour est encore bien vague.

Je reviens à l’inscription ; c’est du français. La voici telle que j’ai pu la recueillir :
 

M r   p r   c u   q   l r
 

Je vais me livrer à de nouvelles recherches que je vous ferai connaître. »

L’Académie vote des remerciements à l’honorable savant et l’engage à persévérer.

Dix ans se sont écoulés ; le jeune savant est bien changé, son dos est voûté, ses cheveux ont blanchi ; il cherche toujours. Il apporte un nouveau mémoire à l’Académie.

Pâle d’émotion, il en fait la lecture.

« Depuis vingt ans, dit-il, je n’ai pas cessé mes recherches ; j’ai pu me convaincre que l’inscription dont je vous ai entretenu offre un intérêt capital ; j’en ai pour garant la fréquence de sa reproduction. On la retrouve un peu partout, dans les villes, dans des bourgades très éloignées l’une de l’autre ; elle est tracée soit au charbon, soit au crayon, ou gravée avec la pointe d’un couteau, et toujours si légèrement qu’il est impossible d’en reconstruire les caractères.

J’ai été assez heureux pour rétablir les deux derniers mots de la phrase ; ces deux mots font présager qu’elle cache une signification des plus intéressantes.

Voici la traduction :
 

M r   p r   c u   qui lira
 

Quelle surprise ménage cette inscription à l’heureux mortel qui la lira ? Il est évident qu’elle renferme une indication précieuse ; je vais me remettre à l’étude et j’espère arracher au passé son secret. »

Applaudissements et encouragements.

Le savant fouille toute la France ; après quinze ans, il envoie une note à l’Académie.

« Je brûle, écrit-il, enthousiasmé ; je crois que j’ai la main dessus. En pratiquant des fouilles dans les ruines de l’antique Lyon, j’ai retrouvé l’inscription tracée au crayon sur les murs d’un palais.

La voici à peu près reconstituée :
 

M r   p ur   c lui qui lira
 

Par le premier ballon, je vole dans le Midi ; j’apprends que, sur l’emplacement où se trouvait bâti Marseille, on a découvert une inscription semblable assez bien conservée. »

Dix ans se passent ; notre savant croit avoir enfin déchiffré le mystérieux hiéroglyphe. Il est de plus en plus voûté, complètement chauve ; il y voit à peine.

« Messieurs, dit-il aux membres de l’Académie réunis au grand complet pour entendre sa communication, je viens vous entretenir de l’inscription que j’ai eu l’honneur de vous signaler il y a quarante-cinq ans. Sur le seuil de la tombe, j’ai la joie de voir mes efforts couronnés de succès. C’est dans l’antique Marseille, autrefois port de mer, aujourd’hui vaste champ de tourbe depuis que la mer s’est retirée, que j’ai pu reconstituer à deux lettres près l’intéressante inscription, et compléter la dernière communication que je vous ai envoyée il y a dix ans.

Voici l’inscription :
 

Mer   pour celui qui lira »
 

Applaudissements sur tous les bancs.

« Il s’agissait de déterminer le sens du premier mot, car il n’est pas complet. Le mot mer en français servait à désigner la nappe d’eau salée qui entoure le continent ; ce mot n’est pas achevé, la phrase n’aurait aucun sens. Après maintes recherches, j’ai pu combler cette lacune.

Voici la traduction exacte ; j’en ai la certitude :
 

Merci pour celui qui lira. »
 

La salle croule sous les applaudissements.

« Oui, Messieurs, reprend le savant, radieux, en s’épongeant le front. « Merci pour celui qui lira. » N’avais-je pas raison de supposer à cette inscription une importance capitale ? Évidemment, c’est une attention délicate des anciens à notre endroit ; ils ont supposé que nous chercherions à en comprendre le sens si profond, c’est pourquoi ils l’ont inscrite un peu partout. »

Le président prend la parole.

« Messieurs, dit-il, c’est avec la plus profonde émotion que je remercie notre savant confrère.
 

Merci pour celui qui lira.
 

Oui, et merci à vous, illustre ami, qui avez consacré votre vie à cette découverte dont l’importance n’échappera pas aux savants du monde entier. À vous l’honneur de nous avoir éclairés sur ce point obscur de l’histoire de l’antiquité.

Des écrits des anciens mentionnent que, vers l’an 1900 après Jésus-Christ, un savant de l’époque a mis quarante années pour lire une inscription tracée sur une borne, inscription absolument insignifiante d’ailleurs, mais qui remontait aux temps les plus reculés. Comme vous le voyez, Messieurs, les anciens n’étaient pas plus bornés que nous ; semblables à nous, ils s’intéressaient au passé et cherchaient à le reconstruire. »

Tonnerre d’applaudissements.

Et voilà comment on reconstitue l’histoire !
 
 

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(Eugène Fourrier, in Arcachon-Saison, organe de la Reine du Sud-Ouest, huitième année, n° 347, 13-19 juin 1895 ; repris dans le Journal de Montélimar et de la Drôme, trente-neuvième année, n° 6, samedi 8 février 1896 ; in L’Almanach Vermot, 1906 ; « Un Conte par semaine, » in L’Ouest-Éclair, journal républicain de la Bretagne et de l’Ouest, huitième année, n° 3365, dimanche 27 mai 1906 ; ce texte a également été repris dans le Bulletin des Amateurs d’Anticipation Ancienne et de Littérature Fantastique, n° 9, février-avril 1992 ; dans Paris, capitale des ruines : Archéopolis et autres contes, textes réunis par Marc Madouraud, Éditions Recto-Verso, collection « Ides et Autres » n° 49, décembre 1994 ; et enfin dans Paris futurs, petite anthologie rétrospective des Paris du futur, réunie et présentée par Philippe Éthuin, Éditions Publie.net, collection ArchéoSF, 2013. Piero Manzoni, « Merda d’artista, » mai 1961)