« Le Guet-Apens » de Gustave Le Rouge est initialement paru dans La Croix illustrée, septième année, n° 302, 7 octobre 1906 ; sous le titre « Le Spectre Mortel, » une version remaniée et abrégée en a été publiée dans Le Globe Trotter du jeudi 14 novembre 1907, sous le pseudonyme du Major Carl Bell. C’est cette nouvelle qui a servi de source au premier fascicule du Mystérieux Docteur Cornélius : « L’Énigme du Creek sanglant » (1912). Les amateurs pourront retrouver ces deux textes en ligne sur les sites « Livrenblog » du regretté Bruno Leclercq et « Sur l’autre face du monde » (le site des passionnés de Merveilleux Scientifique) de notre ami Jean-Luc Boutel ; ils pourront également se reporter à la présentation que leur a consacrée Henri Bordillon dans L’Œil Bleu, revue de littérature, n° 6, avril 2008. « La Porte ouverte » vous en propose aujourd’hui une troisième version, – la deuxième en date, – publiée sous la signature de G. Le Rouge dans Ma Revue hebdomadaire illustrée, première année, n° 1, dimanche 3 mars 1907. La nouvelle n’étant pas illustrée, nous avons repris les gravures, d’une qualité d’impression hélas fort médiocre, illustrant la parution de La Croix.
 

MONSIEUR N

 
 

 

CONTES NOCTURNES

 

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LE GUET-APENS

 
 

Un groupe de capitalistes yankees avait décidé la création d’une ville à Jorgell-Creek, en pleine Prairie, au pied des Montagnes Rocheuses : un mois ne s’était pas écoulé que la nouvelle cité, encore sans maisons, était déjà reliée par trois lignes au réseau ferré de l’Union.

Les travailleurs accouraient dès le deuxième mois, trois églises étaient édifiées, deux théâtres en pleine exploitation.

Autour d’une place où subsistaient quelques beaux arbres, espoir d’un square pittoresque, les carcasses d’acier des maisons à trente étages commençaient à s’aligner.

C’était une vraie forêt de mâts métalliques, bruissante nuit et jour de la cadence des marteaux, du grincement des treuils et du halètement des machines.

Paul Martin, un jeune ingénieur venu de France, avait été chargé d’une gigantesque installation d’électricité ; il prenait un plaisir presque enfantin à voir sortir de terre – pour ainsi dire d’heure en heure – la ville nouvelle, éclose en plein désert au soleil des milliards.

Tout de suite, le courant du Creek actionna une usine d’énergie électrique. La ville eut de la lumière avant d’avoir des habitants.

En dehors de ses travaux absorbants, Paul prenait plaisir à passer ses soirées chez un architecte yankee dont le hasard avait fait son voisin. Glacial d’aspect et de manières, Jonas Frickwell était à sa façon un aimable homme, un peu trop exclusif, un peu trop business-man, mais curieux de toutes les choses de la vieille Europe et véritablement dévoué à Paul, dont il appréciait hautement le talent et l’esprit d’initiative.

Jonas Frickwell, veuf depuis deux ans, était père d’une charmante jeune fille, blonde et menue, distinguée et gracieuse comme savent l’être les Américaines quand elles se mêlent d’être jolies.

Là-bas, tout va vite.

Au bout d’une semaine, Paul et Annabel étaient bons camarades ; au bout de quinze jours, ils étaient fiancés ; le mariage devait avoir lieu à la fin du mois.

Un ami de la maison, le docteur Karl Kramm paraissait prendre un vif intérêt à cette idylle.

Généralement grognon, un peu misanthrope même, il réservait toute sa bonne humeur pour le jeune couple qu’il comblait de cadeaux et d’attentions.

De prime abord, le docteur, légèrement boiteux et entièrement chauve avec ses yeux couleur de bile, et sa face osseuse et glabre, était plutôt antipathique, mais tous les cœurs venaient à lui dès qu’il se donnait la peine d’être aimable.

Ajoutons pour la clarté du récit que le docteur habitait le 20° étage d’une maison dont le sommet seul était terminé. En Amérique, on commence les murailles par en haut, une fois le bâti d’acier mis en place et les ascenseurs installés.

C’est par le rez-de-chaussée qu’on termine.

C’est un spectacle fantastique que celui de ces logis aériens juchés comme des nids d’oiseaux au sommet de géantes poutrelles d’acier, pendant que les ouvriers comblent avec des rangs de briques, parfois même avec de simples plaques d’aluminium, les interstices de la charpente métallique.

Le mariage devait avoir lieu dans trois jours, lorsque le malheureux Frickwell fut assassiné : il était allé à la succursale provisoire de la Banque retirer la liasse de banknotes qui devaient constituer la dot d’Annabel ; les fiancés attendaient vainement son retour.

Au petit jour on rapporta son cadavre, que des forgerons avaient trouvé près du Creek ; son portefeuille avait disparu ; mais, chose étrange, bien que le visage fût atrocement convulsé, le corps ne portait aucune trace de blessure.
 
 

 

L’autopsie effectuée par trois médecins sous la présidence du docteur Karl Kramm, n’amena la découverte d’aucune lésion interne ou externe.

Annabel était ruinée ; tristement, elle déclara à Paul qu’elle ne pouvait plus se marier.

« Je suis sans fortune, dit-elle ; il n’est qu’honnête de ma part de vous rendre votre liberté.

– Jamais de la vie ! s’écria-t-il avec indignation ; je vous aime et je vous épouserai, quoi qu’il arrive !

– Non, murmura Annabel d’une voix faible, maintenant je ne puis plus être votre femme ; vous êtes pourtant le seul que j’aimerai jamais…

– Que comptez-vous faire ? demanda Paul.

– Je vais vendre mon mobilier, recueillir les épaves de mon patrimoine et chercher un emploi d’institutrice ou de dactylographe… »

Paul se retira la mort dans l’âme, mais il s’était juré à lui-même de n’avoir d’autre femme qu’Annabel. Grâce à la vieille bonne irlandaise de la jeune fille, il était au courant de tout ce qu’elle faisait et, par l’entremise du docteur, il réussit à lui faire passer des sommes importantes qu’elle accepta, croyant qu’elles provenaient de la succession paternelle.

Cependant, il semblait que la mort du brave Jonas eût été le prélude d’une série de crimes effroyables et mystérieux. Chaque matin, on relevait des cadavres toujours dépouillés de leur argent ; mais sans qu’aucun d’eux portât trace de violence.

On pendit deux ou trois nègres et quelques Irlandais certainement innocents ; rien n’y fit.

La terreur était à son comble dans la ville. Les travailleurs menaçaient de faire grève. Ils ne rentraient plus qu’en troupe et n’osaient s’aventurer au-dehors, sitôt la nuit tombée.

On parlait de maléfices diaboliques. Un Canadien affirmait avoir vu un soir un passant poignardé par un squelette qui lui avait enfoncé un fer rouge dans le cœur.
 
 

 

Ces événement donnèrent beaucoup à réfléchir à Paul Martin.

Il n’était pour son compte nullement superstitieux ; il devina que les meurtres qui épouvantaient les constructeurs de la ville n’étaient dus qu’à un criminel habile, savant même, et bien informé, puisqu’il choisissait toujours ses victimes parmi les gens riches.

Paul se jura de découvrir l’artiste ès-crimes et de venger le père d’Annabel ; mais il eut beau se livrer à de minutieuses enquêtes, se mêler au personnel des bars et des music-hall, il ne découvrit rien.

Pourtant, un fait demeurait précis ; toutes les victimes portaient derrière l’oreille ou sur la nuque une tache rouge à peine visible : cela d’ailleurs n’expliquait rien.

Paul avait des accès de rage froide ; il ne sortait plus sans un formidable revolver à treize coups, à balles d’acier, qui portait à 90 mètres, et dont le tir était aussi juste que celui d’une carabine.

Il allait, de découragement, renoncer à sa poursuite lorsqu’un des ouvriers électriciens lui fit part d’une découverte singulière.

Certaines nuits, l’éclairage électrique des chantiers, en dépit du bon fonctionnement des appareils, pâlissait et menaçait de s’éteindre. Une fois même, une seule fois, les riveurs de boulons qui parachevaient la carcasse d’un quinzième étage, furent plongés dans l’obscurité et faillirent être précipités dans le vide.

Paul était sûr que les machines ne présentaient aucune défectuosité ; alors, comment expliquer les interruptions ?

À force de réfléchir, il commença à discerner quelques vagues lueurs dans ce ténébreux mystère. Chaque fois que la lumière ou l’énergie s’étaient affaiblies pendant la nuit, un crime avait été commis. Il y avait corrélation entre les deux faits.

« Il est certain, se dit Paul, que l’on assassine les gens, qu’on les électrocute plutôt ; il ne s’agit que de savoir comment : cela, je le saurai ! »

Dès lors, il annonça à tout son entourage qu’il était gravement malade. Ostensiblement, devant ses noirs et sa gouvernante, il se couchait de bonne heure, toussait et se plaignait ; mais dès que tout le monde était endormi, il s’habillait, s’armait et s’aventurait dans les décombres et les terrains vagues.

Il se couchait derrière les tas de charbon, à l’abri des piles de solives d’acier ; mais il ne découvrait toujours rien : il rentrait à l’aube furieux, exténué, couvert de boue jusqu’aux épaules, sans avoir vu autre chose que de banales querelles d’ivrognes.

Et, comme pour le narguer, presque régulièrement à la suite de ces escapades, son chef d’équipe venait lui annoncer une interruption de courant. Il était sûr ensuite de n’avoir qu’à ouvrir la feuille locale imprimée sous un hangar de carton goudronné par d’audacieux reporters, pour y lire le récit d’un nouveau crime.

Cela devenait une véritable obsession, que son désir de capturer l’assassin tournait en idée fixe.

Enfin, sa patience fut récompensée. Une nuit qu’il s’était caché dans un vieux wagon oublié sur ses rails pourris de rouille au milieu d’un enclos, à quelques pas de l’unique passerelle qui traversait le Jorgell-Creek, il assista à un terrible spectacle.

Un homme s’avançait en titubant légèrement, comme pris de boisson ; il portait un portefeuille de maroquin rouge. Paul reconnut un des inspecteurs du syndicat, un des personnages importants de la nouvelle ville.

Une ombre s’élança soudain, d’une encoignure, une ombre pareille à l’image même de la mort, avec une face hideuse et décharnée et un crâne poli. Un éclair bleu jaillit de la main du spectre, l’homme roula à terre foudroyé, fut dextrement dépouillé, puis tout rentra dans le silence.

Paul avait maintenant tout compris : il prit ses dispositions en conséquence.

Il arriva de bonne heure au cercle, porteur lui aussi d’un gros portefeuille de maroquin ; et il annonça joyeusement qu’il venait de recevoir de son banquier de Paris une jolie liasse de banknotes. Il but quelques coupes de Champagne, perdit au jeu quelques aigles d’or, enfin se montra d’une loquacité inaccoutumée.

« Le pauvre french-man cherche à s’étourdir, murmura le docteur Karl avec une bienveillance bourrue : depuis la rupture de son mariage, il n’est plus le même. »

Quand Paul se retira, il titubait légèrement ; mais l’ivrognerie est en Amérique un vice presque national ; personne ne songea à s’offusquer de l’incorrecte tenue du jeune homme.

Une fois dehors, Paul, sans cesser de simuler la démarche extravagante d’un homme pris de boisson, se dirigea lentement vers la passerelle du Creek.

À sa grande satisfaction, il s’aperçut bientôt qu’il était suivi : son cœur battait d’enthousiasme à la pensée de surprendre enfin l’auteur de tous les crimes commis dans la ville.

Cependant, à la faveur de certains angles sombres, Paul, s’efforçant de n’être pas aperçu de l’inconnu qui le filait, procéda à une toilette spéciale. De sa volumineuse serviette, qui d’ailleurs ne contenait pas la moindre banknote, il tira successivement des gants de métal treillissé, une sorte de casque dont il se coiffa, après l’avoir agrafé à une tunique de mailles métalliques qu’il portait sous son « over coat. »

Bien lui en prit d’avoir revêtu cette espèce de cuirasse.

Au moment où il arrivait près du pont, un homme se jeta sur lui, brandissant une sorte de massue et lui porta au défaut de l’épaule, un coup violent, heureusement amorti par la cuirasse ; au même instant, Paul se trouva entouré d’une véritable auréole de lumière électrique. On eût dit saint Georges ou quelque archange terrassant le dragon, tel qu’on le voit dans les anciennes peintures.

À la lueur du nimbe électrique dont il était entouré, Paul reconnut le docteur Karl Kramm.

Avant que Paul fût revenu de sa surprise, son adversaire s’était rué sur lui ; la lutte fut horrible.

Un moment, il sentit les ongles pointus du docteur qui essayaient de lui arracher un œil ; et, pour le faire lâcher, il dut avec ses dents lui couper une veine du bras ; tous deux étaient barbouillés de sang.
 
 

 

Enfin, Paul fit rouler à terre son ennemi d’un coup de pied dans l’estomac. Le docteur ne donnait plus signe de vie. Paul crut la lutte finie et respira longuement ; il épancha le sang qui coulait de ses blessures et, pendant quelques secondes, il se reposa sur un tas de pierres, si affaibli qu’il voyait tout tourner autour de lui et qu’il se sentait près de s’évanouir.

Cet instant de faiblesse lui fut fatal ; le docteur n’avait pas été aussi grièvement frappé que Paul l’avait cru ; il avait réussi à s’emparer du revolver qui gisait dans l’herbe.

Au moment où Paul essayait de délacer son casque pour respirer un peu, le docteur se rua sur lui, s’assit sur sa poitrine, lui martelant le visage de coups de poings et lui appuya le revolver contre la tempe : la vie du jeune ingénieur ne tint en cette seconde suprême qu’à quelques graviers qui s’étaient glissés dans le ressort de la gâchette, lorsque l’arme était tombée dans la boue.

Nerveusement, le docteur fit fonctionner le ressort ; Paul comprit qu’il allait mourir, que son nom allait s’ajouter à la liste des victimes de l’assassin mystérieux.

Mais, tout à coup, ses doigts palpitants rencontrèrent dans l’herbe un cylindre de verre.

« L’isolateur ! » bégaya-t-il d’une voix rauque.

Et, d’un geste instinctif, il saisit le cylindre et le porta au visage de son ennemi ; une petite lueur jaillit, le docteur s’écroula sur son adversaire, foudroyé, mort de la même mort dont il avait fait périr tant de victimes.

Avec des efforts inouïs, Paul parvint à se dégager du cadavre qui l’oppressait ; et il constata que le manchon de verre qu’il n’avait pas lâché, était relié par un fil aux gros câbles électriques qui alimentaient de lumière et d’énergie toute la ville.

Comme il l’avait deviné, le docteur foudroyait ses victimes.

Laissant là le cadavre de l’assassin, Paul lava ses blessures dans l’eau froide du Creek, et, sans perdre un instant, alla réveiller l’officier de justice et les magistrats, et les mit au courant du drame dont il venait d’être l’un des acteurs.

En France, on aurait d’abord constaté l’identité du cadavre ; en Amérique, on est plus pratique ; les magistrats commencèrent par perquisitionner au domicile du docteur. Dans un méchant coffre-fort encastré dans le mur, on trouva pour plus de trois millions de dollars ; et, chose curieuse, l’assassin avait étiqueté chaque valeur du nom de sa victime ; c’est ainsi que Paul put lire sur une grosse liasse de banknotes : « Jonas Frickwell, 17 décembre, dot d’Annabel. »

Paul Martin s’est marié il y a quinze jours, et il est en passe de devenir un de ces rois de la matière industrielle que la vieille Europe envie au nouveau monde.
 

G. LE ROUGE

 
 

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(Gustave Le Rouge, in Ma Revue hebdomadaire illustrée, première année, n° 1, dimanche 3 mars 1907)