Je pensais que j’allais mourir et je fus surpris de n’en éprouver aucune émotion. Mon cerveau s’obscurcissait, mes idées se troublaient et il me semblait que tout autour de moi s’amollissait, se fondait.
De temps à autre, j’entendais une phrase, prononcée par le docteur et dont le sens m’échappait, et cette phrase recommençait sans cesse, puis se déformait comme un nuage que le vent dissocie ; j’essayais de la reconstituer, mais l’effort eût été trop grand. Je me sentais envahi par une sorte de brume blanche, une ouate sans consistance où lentement mon être se dissolvait. Je n’éprouvais aucune fatigue, et je comprenais que mes sens m’abandonnaient doucement, comme s’ils s’évanouissaient ; mon oreille perçut cependant une voix qui disait : « Il dort, il dort, il dort, » et pendant un temps qui me parut interminable, ces deux mots hantèrent ma pensée, pénétrèrent en moi. Ce n’était plus un son, c’était une vibration. Je ne les entendais plus, je les éprouvais.
Et, brusquement, l’ouate fluide où j’étais plongé s’écarta, m’emprisonna, dans une sorte de geôle, sans forme déterminée, sans contours précis, et dont je ne pouvais mesurer l’étendue – une trouée se fit, une sorte de fenêtre, où je vis clairement Théophile Gautier, qui semblait contempler l’infini.
Je compris que j’étais mort, et cette idée me troubla fort, car je ne savais comment on se comportait dans l’autre monde, ni de quelle façon on y abordait ceux que l’on avait connus dans celui-ci.
« Il y a bien longtemps que je ne vous ai vu ! »
Je n’avais pas achevé cette phrase banale, terrestre, que j’en compris le ridicule.
Théophile Gautier, sans manifester la moindre surprise, me répondit obligeamment :
« Ici, le temps n’existe pas. »
Je m’approchai de lui, je regardai par la trouée et je vis une plaine immense, inculte, où l’on ne percevait aucun être vivant, et je fermai les yeux. Quand je les rouvris, un grand château d’une architecture inconnue se dressait devant moi ; il tombait en ruines et l’on eût dit qu’il n’était pas habité depuis des siècles.
« C’est, me dit Théophile Gautier, le dernier vestige d’une civilisation qui est née, qui a disparu depuis que vous êtes entré dans l’infini. »
Je regardai encore ; cette fois, c’était la mer sans limite.
« Le temps n’existe pas, répéta Théophile Gautier ; le passé, le présent, l’avenir sont des expressions qui servent aux mortels à chronométrer les événements dont est remplie leur existence bornée, mais qui n’ont aucun sens ici… »
*
« Cependant…
– L’éternité n’est pas, comme vous le croyez, la prolongation des limites du temps, mais bien la simultanéité des temps.
L’infini n’a jamais commencé et ne finira jamais.
Déjà dans le sommeil, qui n’est plus la vie et qui n’est pas encore la mort, la notion du temps disparaît, ou tout au moins n’est pas la même qu’à l’état de veille.
Pendant que vous dormez, un coup frappé brusquement à votre porte vous éveille en sursaut. Entre le coup et le réveil, il s’est écoulé un centième de seconde, et cependant il arrive que la nature prévoyante, voulant vous éviter une surprise peut-être dangereuse, vous envoie pendant ce court moment un rêve souvent très compliqué, où les événements qui se déroulent provoquent, logiquement, le bruit qui vous ramène à la réalité.
– Ceci ne m’explique pas qu’un même regard puisse embrasser le passé, le présent et l’avenir.
– Je vais essayer de vous le faire comprendre.
La terre est ronde, et cette forme domine l’humanité, symbolise en quelque sorte son infirmité. Sur la Terre, le voyage le plus long qu’il vous plaise d’entreprendre vous ramène fatalement à votre point de départ.
Il en est de même des prétendus progrès accomplis dans le domaine des sciences, des arts, en un mot de la civilisation. Quand elle atteint son apogée, l’humanité se trouve forcément reportée aux premiers âges du monde.
La Terre effectue son évolution en 24 heures ; l’humanité obéit à la même loi, mais son évolution est infiniment plus longue et, pour en déterminer la durée, il faudrait compter par milliers de siècles.
Vous connaissez le cinématographe ; il vous montre une succession de scènes. Lorsqu’on arrive au bout du rouleau, si l’on n’arrêtait pas l’appareil, il déroulerait à vos yeux les mêmes scènes indéfiniment.
C’est l’Histoire de l’Humanité.
L’Histoire tourne comme le cinématographe, comme la Terre elle-même. C’est un recommencement perpétuel ; quand vous aurez contemplé le dernier acte de la civilisation, vous assisterez au premier essai de la vie organique.
Le passé est devant vous ; il attend son heure pour rentrer en scène.
Et voilà pourquoi les êtres ayant franchi la limite qui sépare le fini de l’infini, doués de sens supérieurs à ceux des mortels, peuvent embrasser d’un seul coup d’œil les événements futurs et les événements passés qui les suivent après les avoir précédés.
Et tenez, ajouta Théophile Gautier, depuis que vous êtes mort, le cycle auquel nous appartenions, vous et moi, s’est achevé, et voilà que le monde recommence. »
Je regardai, et je vis, dans un paysage chaotique, un ptérodactyle qui s’élançait sur un plésiosaure…
« Il est sauvé, » s’écria le docteur, et je me réveillai sans fièvre et sans douleur.
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(Robert Mitchell, in Le Gaulois, quarante-quatrième année, troisième série, n° 11600, dimanche 18 juillet 1909 ; portrait de Théophile Gautier [détail], gravé par L. Wolff, d’après une photographie de Nadar)