Prêt à partir, ayant réglé les huit soucoupes qu’il perdait quotidiennement à la manille, M. Colard dit, en pliant son journal :

« Tout de même, c’est effroyable, cette catastrophe du Japon !

– Peuh !… » fit M. Rapingue.

M. Colard sursauta.

« Qu’est-ce qu’il vous faut ? Des villes entières détruites, des navires soulevés comme fétus de paille et jetés à l’intérieur des terres, trois cent mille morts, la famine et le choléra pour les survivants…

– Peuh !… répéta M. Rapingue ; un coup de pied dans une fourmilière ; évidemment, c’est ennuyeux pour les fourmis, mais ça ne va pas plus loin.

– Nous connaissons vos théories et le mépris que vous professez pour la vie des autres. C’est comme ça que pendant la guerre…

– Ne me faites pas passer pour antipatriote, rectifia M. Rapingue. J’ai plaint ceux des nôtres qui sont morts pour une belle cause. Mais, en me plaçant à un point de vue purement scientifique, j’ai considéré que la disparition de quelques millions d’hommes n’était, à tout prendre, qu’un incident à quoi seuls les autres hommes attachaient une importance gigantesque. Qu’est-ce qu’un homme, après tout ? Un être vivant parmi des milliards d’êtres vivants, une poussière perdue dans l’immensité des sables, et qui ne compte pas plus aux yeux de l’Infini que les infiniment petits, dotés de la vie, au même titre que vous M. Colard ! Dites-moi quelle différence il y a, à dix mille mètres en l’air, entre un homme et un lapin ? On ne distingue ni l’un ni l’autre. Je prétends, moi, que lorsque vous vous administrez une purge, vous créez par la suppression de milliards de microbes – êtres vivants, je le répète – un cataclysme égal, sinon supérieur, à tous ceux dont votre sensibilité orgueilleuse s’émeut.

Car, mon cher, faire à l’homme une place à part dans le système des mondes, c’est de l’orgueil, pas autre chose !

– Loustic ! sourit M. Colard.

– Non, mon cher ; esprit lucide.

– Bref, selon vous, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les raz-de-marée et autres catastrophes ne sont, en résumé, que le résultat d’un petit laxatif absorbé par notre planète ?

– Vous ne croyez pas si bien dire ! » émit M. Rapingue.

Puis, satisfait de l’étonnement peint sur les visages :

« Vous êtes-vous jamais demandé, M. Colard, ce qu’était au juste ce que vous nommez pompeusement « notre planète » ?

– Une masse jadis gazeuse qui s’est solidifiée progressivement, de telle sorte qu’elle est constituée aujourd’hui par une croûte enrobant un foyer central en ignition, croûte qui n’est pas plus épaisse, par rapport à son contenu, qu’une coquille d’œuf par rapport au jaune et au blanc. Il est donc fatal que, lorsqu’une fissure s’y produit, les gaz et les flammes trouvant une issue rompent la fragile enveloppe…

– Et ça vous suffit comme explication ?

– Mon Dieu ! oui.

– Ça prouve que vous n’êtes pas difficile.

– Trouvez mieux !…

– J’ai trouvé, mon cher, dit M. Rapingue en s’appuyant au dossier de la banquette en moleskine. Et mon système a l’avantage de tout expliquer, alors que le vôtre n’explique rien. Il n’a qu’un défaut. Je le reconnais d’être trop simple, car nous sommes ainsi faits que nous admettons plus volontiers ce qui est incompréhensible que ce qui est clair et accessible à tous.

Votre planète, savez-vous ce que c’est ? C’est un gros animal sur le dos et le ventre duquel nous vivons en parasites. »

Un éclat de rire lui coupa la parole ; il considéra ses voisins et, s’adressant à celui qui s’esclaffait le plus fort :

« Supposez, monsieur Brouzaille, que vous soyez, toute révérence gardée, une puce, et que vous ayez élu domicile sur le dos d’un éléphant : croiriez-vous chevaucher un mastodonte, ou ne croiriez-vous pas plutôt vivre à la surface d’un monde déambulant à travers les espaces peuplés de mondes semblables à lui ; planètes qui seraient les bœufs et les chevaux ; étoiles de seconde, de troisième, de quatrième grandeur, qui seraient les hommes, les moutons, les chiens ; poussières d’astres qui seraient les lièvres, les lapins ; voie lactée qui serait constituée par d’autres animaux impossibles à dénombrer, parce qu’ils évoluent à cinq ou six kilomètres de vous, ce qui, proportionnellement à votre taille, constitue des distances inouïes.

Là, votre existence éphémère compterait les heures pour des années, et, en quatre jours, vous seriez quasi-centenaire. Mais laissons ces considérations qui risqueraient de nous égarer.

Je vous rends votre qualité d’homme, et je répète : « La terre est un gros animal. » Et je le prouve ! Trouvez une seule de ses manifestations qui ne soit d’un être vivant. Reprenons ma comparaison ; en un point du globe, la terre tremble ; deux cent mille hommes, précipités les uns sur les autres, s’entr’assomment, leurs toits s’effondrent : l’éléphant a éternué. Seules, les puces qui se trouvent près de sa bouche sont affectées par le désastre ; les autres, celles qui vaquent à leurs occupations sur ses reins, son ventre, ses cuisses, n’ont rien senti.

Vous vous promenez tranquillement en Sicile ; soudain, la fumée des solfatares pique vos yeux, vous prend à la gorge : l’éléphant, par suite d’une mauvaise digestion, émet des gaz. Un orage, que vous qualifiez d’épouvantable, éclate : l’éléphant tousse (c’est un vieux catarrheux). Soudain, les rivières débordent, des ruisselets se changent en torrents, c’est l’inondation avec son cortège de désastres : l’éléphant transpire. »

Une stupeur planait sur l’assistance.

« Permettez…

– Je vous vois venir ! sourit M. Rapingue ; les marées, leur retour immuable ? Hé ! mon cher monsieur, les pas que fait l’animal à terre ne sont pas, par rapport à nous, plus rapides que ceux que fait l’éléphant par rapport à M. Bouzaille, puce. Imaginez donc ce gros animal qui nous porte, se dandinant, se balançant ; la sueur qui vient sourdre de ses pores, et se répand en nappe sur son vaste corps, se porte alternativement de droite à gauche, du levant au couchant. Voilà vos marées ! Le monde, mon cher monsieur ? Une plaine sans limite où des animaux dont la taille nous effare évoluent, se heurtent, s’accouplent. Les bolides ? Des montagnes qu’ils se lancent comme nous faisons d’un caillou et dont les fragments retombent où ils peuvent ; les étoiles filantes ? Des grains de pollen que le vent dissémine et dépose au gré de son caprice ! Je pourrais multiplier mes exemples et mes comparaisons à l’infini. Je préfère vous dire, et ceci est autrement flatteur, pour vous et moi, que votre interprétation mesquine, monsieur Colard, que chaque homme en particulier représente un monde, sur lequel les microbes jouent le rôle d’habitants. »

À ce moment, la pendule sonna huit heures, et la porte du café s’ouvrit avec fracas, livrant passage à Mme Rapingue, la tête enveloppée d’un fichu, le visage enflammé d’une juste colère.

« Attention ; votre femme, Rapingue ! » souffla M. Colard à l’oreille de son ami.

Mais, emporté par l’enthousiasme, M. Rapingue haussa les épaules :

« Ma femme ? Je m’en… »

Il n’acheva pas. Une gifle, lancée d’une main ferme, fit choir ses lunettes. Un léger froid suivit, tandis qu’avec une dignité souveraine, Mme Rapingue, gagnant la sortie, tonnait :

« Et si, dans cinq minutes, tu n’es pas à la maison !… »

M. Rapingue prit son chapeau, passa la main sur sa joue, et dit :

« Ce simple geste, dont Mme Rapingue est coutumière, a vraisemblablement causé la mort de millions de microbes et bacilles colonisant ma peau. Eh bien, imaginez ce que peuvent penser les survivants ! Ils pensent – et je ne peux pas leur en vouloir :

« Une catastrophe sans précédent vient de s’abattre sur notre planète ! »
 
 

 

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(Maurice Level, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarantième année, n° 12633, mardi 25 septembre 1923. Gravure de Philipp van Mallery, extraite du Typus Mundi, 1627 ; « Le Mariage, » caricature de Thomas Nast)