C’était là-bas, aux confins de l’Europe, dans les terres proches du grand Nord, une région de farouches montagnes que la mer creusait de fjords escarpés. Quelques peuplades primitives y subsistaient maigrement. J’étais allé dans ce pays pour prospecter le sol, qui devait receler des gisements de platine.
Je campais près d’un village de huttes misérables, au bord de l’eau encombrée de glaçons. J’étais en excellents termes avec les naturels, créatures simples et douces, dont les bonnes faces s’illuminaient pour moi des plus affables sourires.
J’avais, pour guide et pour compagnon, un indigène auquel d’heureuses circonstances m’avaient permis de sauver la vie. Ourniak – c’était son nom – m’était depuis lors dévoué et fidèle comme un brave chien des neiges. D’esprit aventureux, ayant à peu près compris quelle était ma mission, il me secondait de son mieux. Je remarquai cependant qu’il éludait mes questions concernant certaine vallée qui se creusait profondément entre deux gigantesques piliers de roc, et où s’enchâssait la coulée immobile d’un énorme glacier.
Je n’insistai pas sur le moment, les environs immédiats me réservant assez de travail.
Pendant mes loisirs, j’étudiais les mœurs et l’art naïf des habitants de ces contrées perdues. Certains d’entre eux traçaient, sur des peaux préparées, des fresques où des rennes entremêlaient leurs cornes branchues ; ils savaient surprendre et reproduire l’attitude pesante et souple des grands ours polaires, fixer, avec humour, les cabrioles des phoques, le dandinement des manchots.
Or, un jour que j’examinais plusieurs dessins particulièrement réussis, je m’arrêtai devant l’un d’eux, surpris au-delà du possible. J’avais devant les yeux la silhouette d’un éléphant !
Dans ces solitudes glacées, je voyais l’image du géant des tropiques ! Et l’homme qui l’avait peinte ne possédait sûrement pas la moindre notion de géographie ou d’histoire naturelle… Qu’est-ce que cela signifiait ?
Mes occupations me firent oublier ce curieux incident, et le moment vint où je décidai d’aller explorer la vallée proche. Ourniak montra une vive répugnance à la pensée de m’accompagner ; maladroitement, il tenta de me dissuader de pousser par là mes recherches. J’insistai, agacé par cet entêtement dont je ne discernais par les causes. Enfin, Ourniak, brusquement, me dit :
« Je n’irai pas avec toi !
– Mais pourquoi ?… Tu as l’air d’avoir peur ! »
Sa face huileuse blêmit ; il hésita, leva vers moi un regard implorant.
« Un peu… » murmura-t-il.
Je me mis à rire.
« Peur ?… De quoi ? »
Une burlesque association d’idées m’apparut.
« Peur, sans doute, de la grosse bête à défenses et à trompe dont j’ai vu le portrait, l’autre jour ? »
À ma profonde stupéfaction, Ourniak inclina affirmativement la tête.
« Mais c’est impossible !… C’est fou !
– Je l’ai vue, une fois, alors que je doutais, comme toi, balbutia Ourniak. Oui… je l’ai aperçue seulement. Depuis, je n’ose retourner là-bas…
– Tu as rêvé !
– D’autres que moi l’ont vue… Et aussi nos anciens… et les pères de leurs pères. De temps en temps, un homme plus courageux, ou qui ne veut pas croire, s’en va vers les glaces… Il revient presque fou de peur… Certains, même, en sont morts…
– Indique-moi le chemin, Ourniak. J’irai tout seul.
– Non. Je te suivrai, maître. Pourvu qu’il ne t’arrive pas malheur !… »
Par les séracs et les névés, nous allions. Nous côtoyions des crevasses ; nous contournions des blocs énormes charriés par le glacier. Après plusieurs heures d’une marche pénible et périlleuse, nous atteignîmes un défilé aux gigantesques murailles abruptes, où la glace s’incrustait dans la roche, et où filtrait un demi-jour fantomal. Dans une des parois, s’ouvrait une faille.
« Tu veux… toujours ?… » interrogea mon guide, la gorge serrée.
Sans répondre, je pénétrai.
Tout de suite, une impression féerique m’envahit. J’étais dans un véritable palais de glace, antre souterrain illuminé de réverbérations qui, sans qu’on pût deviner la source de lumière, s’accrochaient aux stalactites, glissaient sur la courbe des voûtes, semblaient jaillir du sol. Il régnait là une lueur vaporeuse, boréale, où miroitaient de froids et limpides éclats…
Nous avancions. Des salles merveilleuses se succédaient, riches de prodiges. J’avais oublié pourquoi j’étais venu…
Ourniak, soudain, me saisit le bras. Je l’entendis étouffer un râle. Arraché à ma contemplation, à mon extase, je m’arrêtai ; mes yeux se fixèrent… Un frisson me parcourut tout entier, prélude de la terreur panique… Cloué à terre, incapable de réagir, je regardais, les yeux exorbités, tandis qu’Ourniak, serré contre moi, grelottait d’épouvante.
Un être fantastique se profilait devant nous, effrayant dans l’étrange clarté, diffuse et trouble, qui le nimbait.
Un monstre… un animal… un formidable éléphant, quatre fois grand comme les plus grands que j’avais pu voir !
Il était là, debout, immobile.
Après quelques secondes d’hébétude, je parvins à dominer ma peur, et je considérai mieux l’inconcevable vision.
Je ne rêvais pas. J’apercevais bien la masse colossale ; je distinguais parfaitement les terribles défenses recourbées deux fois, telles des cors.
Un éclair subit, alors, déchira ma mémoire :
« Le mammouth ! »
Haletant, je passai la main sur mon front moite, puis, malgré les efforts d’Ourniak pour me retenir, je marchai droit vers la bête.
Comme je l’avais prévu, je me heurtai bientôt à une paroi de glace translucide.
Derrière elle, encastré depuis des millénaires dans le bloc glacé, le cadavre intact de l’animal préhistorique demeurait debout, tel que le froid l’avait surpris et extraordinairement conservé, depuis le début de la période glaciaire.
Et le géant était ainsi devenu le gardien de la vallée qu’il avait parcourue jadis, alors que se dressait à peine au-dessus du sol cette bête nouvelle, nue et fragile : l’homme.
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(Maurice Noury, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 25689, mercredi 17 mai 1933 ; illustration de Zedněk Burian, « La Mort du mammouth, » 1948)