La journée avait été tropicale ; le sable brûlait. La case administrative qui nous abritait suait la résine et s’embuait de touffeur. Frère Tavazzi, missionnaire, italien, de retour du Congo, égrenait son rosaire à l’intention de ses derniers convertis. James Farbes, haut fonctionnaire de la Compagnie des Indes et moi, nous nous entretenions à voix paresseuse des sirènes.
Je m’étonnais qu’à l’âge de la T. S. F., mes contemporains ajoutent encore foi à ces légendes : les sirènes, le serpent de mer… James Farbes m’approuvait en riant de ses dents aurifiées qui ne cessaient de mâcher des havanes. Richardson, le pêcheur, demeurait silencieux.
« Que l’imagination des Grecs ait peuplé les mers de Sicile d’êtres fabuleux, mi-femme, mi-poisson, que le pêcheur norvégien, dans l’ombre des fjords, le pirate malais qui passe au large des rives parfumées de Tahiti rêvent à ces énigmatiques créatures dont les exploits remplissent les contes de leurs races, soit ; mais que Richardson, sain de corps et d’esprit, s’entête à y croire, voilà qui me dépasse… »
Ce disant, j’examinais malicieusement le vieux pêcheur. Son béret et sa tête ne faisaient qu’un ; sa pipe et sa bouche se confondaient ; ses joues, ses mains, brûlées de soleil, de vent, de sel marin, avaient la couleur de la bure qui enveloppait Frère Lavazzi.
« Alors, tu ne dis rien ? Tu t’entêtes ?
– Je sais ce que je sais ! » marmotta Richardson.
James Farbes aimait le merveilleux.
« Dix livres pour tes filets, si tu parles ! »
Richardson n’avait pas sourcillé.
« Quand j’aurai parlé, vous ne me croirez pas davantage. Il faut avoir vu. J’ai vu.
– Nous ne demandons qu’à croire, » s’empressa Farbes.
Ce vieux loup de mer comprit que nous étions décidés. Il n’avait pas le droit de nous laisser mourir d’ennui dans notre serre. Il écarta la pipe de ses lèvres.
« Ça fait vingt ans, c’est comme hier… Bien sûr, vous n’avez pas vu, vous… »
Frère Tavazzi, lui-même, abandonnait le chapelet aux plis de sa robe.
« … On m’avait envoyé en reconnaissance, poursuivait Richardson, sur un canot monté par deux officiers et dix hommes. C’était au pôle. La région nous était inconnue. Nous devions organiser une base de débarquement, y faire un dépôt de vivres et de matériel destiné à ravitailler éventuellement une expédition qui s’était engagée à l’aventure sur cette terre nouvelle. Le dépôt établi, on le confie à ma garde. On devait me relever trois heures après. Je me couche, vers dix heures du soir. Je venais à peine de me rouler dans ma couverture et de m’assoupir que j’entends un cri, qui ressemblait à s’y méprendre à un appel humain. Pensant qu’un de mes compagnons s’était égaré et était revenu sur ses pas, je sors en hâte de ma tente et je me dirige vers l’endroit d’où la voix semblait partir. Je cherche. En vain. Je ne découvre rien. J’appelle. Pas de réponse. Je mets ça sur le compte du demi-sommeil. À peine ai-je regagné ma tente que j’entends, mais si distinctement cette fois que je ne peux plus douter, le même bruit inquiétant. L’appel partait des roches qui bordaient le rivage. J’échafaude une explication. Un second canot a dû être envoyé à terre et ceux qui le montent ont pris le parti de s’installer, tant bien que mal, dans les abris que creusent les rochers. À mesure que j’approche, le bruit se fait plus net, mais change de caractère. Ce sont des modulations, un chant, un chant de femme… J’atteins à la grève ; je me dissimule derrière un dernier quartier de roche et je vois… ah !… je ne l’oublierai jamais… un être humain, au torse rouge, rouge brique, avec des écailles luisantes, de longs cheveux châtains, souples et fins, qui flottaient sur son cou. Son arrière-train rappelait celui d’un phoque. Cette femme avait des bras, une tête gracieuse, des seins. Elle ne m’avait ni vu, ni entendu. Elle continuait de chanter aux étoiles, à la mer… J’allais me démasquer, quand j’aperçois un homme, un homme comme vous et moi, à quelques pas à peine de la « sirène. » Il l’écoutait religieusement. Puis il s’approcha encore d’elle, la prit à la taille et, lui marchant, elle à petits bonds, ils disparurent dans une caverne proche. Muet de surprise, pétrifié d’horreur, je n’avais pas fait un mouvement… Je revins en titubant à ma tente. On me releva, mais je ne soufflai mot de ma découverte. On m’eût traité de fou…
– Tu l’étais, mon vieux, lança Farbes. Ta « sirène, » c’était la femme du Patagon, affligée d’une de ces maladies dans lesquelles la peau se soulève en forme d’écailles… Tu n’en as pas moins gagné tes dix livres. Les voilà… »
Richardson avait remis la pipe entre ses dents. Ses yeux ne souriaient pas. Notre incrédulité lui était douloureuse, encore qu’il l’attendît.
« Non… Patientez. Pas encore gagnées, les dix livres !… Je n’étais pas fou. J’avais mon idée. C’est à cause d’elle que j’ai « remis ça, » cinq ans plus tard, sur le Southley. Cette fois, je m’y suis pris autrement quand on a ravitaillé la base. J’ai demandé la nuit, la nuit entière de veille. On me l’a accordée, naturellement. On savait que j’étais de l’endroit. Je me suis posté… À minuit, je n’avais encore rien vu, rien entendu. Je commençais à désespérer, à croire que les tourtereaux étaient morts ou qu’ils avaient changé de parages, quand je vis un homme, le même, seulement plus voûté, gagner lentement la grève. Il s’y accroupit, regarda le ciel, la mer. Je m’attendais toujours à voir arriver sa compagne, la sirène. Elle ne vint pas. Il se leva pour repartir. Trop tard, je le tenais aux épaules.
« Qui es-tu ? Que fais-tu là ?
– Où est la femme-poisson qui chantait sur cette grève, il y a cinq ans ?… »
Mon prisonnier était un jaune, à peau huileuse, ridée. À mon profond étonnement, il me répondit en anglais :
« Tu l’as vue, tu nous avais surpris ?
– Oui. C’était une sirène, n’est-ce pas ? Tu l’aimais ?
– Oui.
– Raconte, raconte ; je ne te veux aucun mal. Je crois, moi, aux sirènes… »
Il ne se fit pas prier. Perdu, avec trois de ses compagnons, lors d’une expédition malheureuse, il s’était rapidement adapté au milieu, à la situation. Il avait construit une cabane dans le roc ; il pêchait. Un jour, il avait capturé un poisson étrange, moitié femme, moitié poisson. Il allait l’assommer d’un coup de rame pour s’en nourrir, quand sa prise chanta. Elle le fit avec tant de tristesse qu’il en eut pitié. Il l’emmena dans sa cabane, l’apprivoisa, s’en éprit et ils vécurent pendant quatre ans comme mari et femme. Jamais épouse ne fut plus soumise, plus fidèle. Il ne put lui apprendre à parler, mais son sourire était d’une inexprimable douceur. Elle éprouvait une grande joie à chanter la nuit, pour lui, sur la grève, à mimer un départ au sein des flots à larges coups de sa queue de phoque. Il l’appelait : « Femme ! Femme ! » Elle revenait. Ensemble, ils regagnaient la cabane… Un soir, il embarqua pour pêcher. Une tempête le surprit, qui l’obligea, huit jours durant, à demeurer au loin. Quand il rentra, il trouva la sirène, son épouse, étendue sans vie dans la cabane. Elle l’avait cru perdu ; elle s’était laissé mourir de faim… J’ai vu sa peau, qu’il a conservée, empaillée. Il a creusé une tombe à sa chair… Il la pleure ; il hante la grève, chaque nuit, comme si elle devait encore chanter pour lui… Tout ça, je vous le jure, sur ce chapelet… Et vous viendrez me dire, à moi, que les « sirènes, » c’est des légendes !… »
Nous n’échangeâmes pas un sourire, pas une parole avec James Farbes et Frère Tavazzi…
Je dormis mal ce soir-là. Une « fille de la mer » hurlait dans mon rêve ; sa crinière rousse se faisait menaçante.
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(Édouard Michel, in Le Journal amusant, soixante-dix-neuvième année, n° 372, dimanche 27 juin 1926 ; Maurice Greiffenhagen, « Mermaid, » huile sur toile, 1893)