L’EXCELLENTE FARCE DE BLOOMSTETTER
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Le quatrième soir depuis que nous étions les hôtes de Wickenhead, et sitôt que Hoop eut disparu dans la bibliothèque, Bloomstetter aligna de l’œil vers la petite porte basse par où l’autre venait de s’éclipser.
« Dites ! Je vais lui faire une damnée farce, – avec votre permission, Wickenhead ! »
Et ce fut joyeux de voir Bloomstetter s’esclaffer, si rouge qu’il était, avec son court, rond petit nez tellement comique et ses yeux, déjà imperceptibles, qu’il fermait encore sous l’influence de la gaieté et de l’ivresse.
Wickenhead assura d’un ton grave qu’il permettait tout ce qu’il est possible de permettre, parce qu’il n’avait pas convié ses meilleurs amis à chasser l’outarde, disait-il, pour les laisser, le soir venu, s’ennuyer, à seulement boire et fumer.
« Cela n’est pas si folâtre, ici ! » ajouta-t-il.
Sinistre, en effet, se trouvait être le hall du vieux et obscur château de Cambdenham, propriété de notre affectionné Wickenhead – dont bénie soit la cave incomparable ! En dépit des flambeaux qui brûlaient sur les antiques et sombres tables luisantes, des ténèbres opiniâtres occupaient les hauteurs de la voûte ogivale ; et les galeries à balustrade de bois sculpté se perdaient dans une nuit rébarbative. En vain flambaient d’énormes bûches dans la cheminée monumentale ; de cela ne pouvait résulter que la danse des ombres sur les murailles.
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Et tous – six que nous étions – embouchés de pipes ou de cigares, et le verre en main, nous regardions tour à tour, à travers les vapeurs d’une délicieuse ébriété, Bloomstetter et Wickenhead, l’un parti d’un fou-rire et l’autre si heureusement courtois.
« Par Dieu ! reprit Wickenhead, il n’est pas donné à tout le monde d’idolâtrer les vieux bouquins et de prendre son plaisir à les compulser jusqu’à l’aube. Hoop est un privilégié garçon, sur mon honneur !
– Une damnée farce ! » répéta Bloomstetter.
Puis il arrosa son rire d’une copieuse lampée de whisky. Et il fut violet, ou peu s’en faut.
Hillingworth, tout à fait froidement, dit alors, en levant les yeux en l’air et en balançant les jambes, qu’il avait toujours regretté, lui, vraiment, d’être si peu un homme de paperasses, et qu’il aurait bien aimé, comme Hoop tout à l’heure, raconter les chères vieilles choses, parfois troublantes, qui ont été écrites.
« Mais, demanda assez brusquement le maigre et nerveux M. Trudgles, dites-moi, Wickenhead, est-ce que vous croyez que M. Hoop ajoute foi à toutes ces sornettes de fantômes ? Et vous-même, qu’est-ce que vous pensez de cela ? M. Hoop n’est pas le premier, j’imagine, qui fouille les archives de votre château ? »
Bloomstetter se renversa pour rire plus à son aise. Et Wickenhead fronça légèrement les sourcils, à cause de cette hilarité qui lui semblait quelque peu irrévérencieuse à l’égard des légendes concernant sa famille.
« Le château de Cambdenham, dit-il, en élevant la voix pour dominer les gloussements de Bloomstetter, a toujours eu la réputation – impressionnante, en vérité – d’être un lieu fameusement propice aux errances nocturnes des revenants. Hoop vous l’a dit, et cela ne m’a rien enseigné, à moi…
– Hoop… – interrompit Bloomstetter, les larmes aux yeux, – Hoop croit certainement aux revenants. Il n’y avait qu’à le regarder, quand il parlait de ces messieurs et dames, pour être convaincu qu’il y croit dur comme fer ! Et c’est pourquoi je vous propose une rudement jolie mystification ! »
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Il mit un doigt sur sa bouche, et nous inclinâmes vers lui des visages de joyeux et intéressés confidents.
« Voici donc, fit-il tout bas, avec une grimace de la dernière drôlerie. Nous allons nous retirer, chacun dans sa chambre, comme réellement en vue de dormir. Hoop, à coup sûr, veillera dans la bibliothèque, à son ordinaire, jusqu’à une heure avancée. Et quand sonnera minuit, un spectre effroyable…
– Oh ! Oh ! Mais… voulut objecter Wickenhead.
– Soyez tranquille ! reprit Bloomstetter. Entrouvrez seulement vos portes, au premier sanglot du fantôme, et vous verrez si votre vieux Blooms est un bon acteur !
– Va donc pour la farce ! » accepta Wickenhead.
Il est certain que nous avions fait subir une large atteinte aux liqueurs de notre ami. Cependant, M. Trudgles, qui toutefois avait le feu aux pommettes, me dit, avec un coup d’œil dans la direction de Bloomstetter :
« Dangereusement ivre, ce gentleman. Voyez : sa figure ressemble à une grosse prune. Je pense que c’est à ses dépens que nous allons rire ! »
Mais moi-même, je n’entendais les paroles de l’honorable M. Trudgles qu’à travers l’aimable bourdonnement de mes oreilles.
Il était onze heures, fort exactement. En attendant minuit, nous décidâmes de monter tous dans la chambre d’Hillingworth, qui donnait sur la galerie du hall ; et ainsi fut fait, sauf pour ce qui est de Bloomstetter, lequel entra chez lui incontinent, afin d’avoir tout le loisir de se préparer à faire le revenant.
Le temps passa tant bien que mal. Nous jouâmes quelques silencieuses parties de bridge. Chacun de nous regardait assez souvent la pendule, et je ne puis soutenir que nous étions absolument à notre aise, bien qu’il m’eût été difficile d’en donner une raison tant soit peu plausible.
Enfin, dans le pesant et infini silence qui régnait, minuit commença de sonner. Nous prêtâmes l’oreille, non sans un insurmontable petit serrement du gosier… Et, soudain, naquit, dans l’éloignement des salles désertes, un affreux, un désespéré cri d’outre-tombe.
Il y eut des ricanements. Puis nous sortîmes sur la galerie, ayant au préalable éteint toute lumière révélatrice. Et nous vîmes justement Hoop, pâle comme un linge et tenant une lampe, apparaître sur le seuil de la bibliothèque, et s’arrêter, aux écoutes, devant le hall ténébreux.
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De salle en salle se rapprochait la funèbre lamentation. Bloomstetter avait un terrible talent… Mais cela n’était rien encore ! Tout à coup, une lividité suinta de la muraille – l’apparence même de Bloomstetter, diaphane, lunaire… Et cela se mit à glisser tristement à travers l’espace. Et jamais face plus désolément pitoyable n’ouvrit la bouche pour pousser plus douloureuses clameurs !…
Hoop, la lampe haute et vacillante, appela sans force :
« Bloomstetter !… »
Mais, prodigieusement, le mirage sépulcral atteignit une encoignure, parut s’y enfoncer comme, pour ainsi dire, l’eau s’enfonce dans le sable, et peu à peu la voix de damnation descendit souterrainement.
Alors, Wickenhead, parlant avec douceur, du haut de la galerie, dit à Hoop sidéré que tout cela n’était simplement qu’une excellente farce.
« Bon Dieu, fit l’autre. Rien n’est plus idiot ! »
Et comme il se versait un plein verre de sherry, nous nous empressâmes de descendre pour agir de même sorte. Ainsi bûmes-nous derechef, afin de recouvrer l’allégresse que ce diable de Bloomstetter avait anéantie.
Cependant, le maître farceur ne revenait pas. Au bout de plusieurs minutes, l’inquiétude la plus étrange gagna les uns et les autres ; si bien que Wickenhead, subitement affolé, se prit à crier :
« Bloomstetter ! Bloomstetter ! »
Bloomstetter ne répondit pas. On alluma toutes les lampes, toutes les bougies. Nous visitâmes aux lumières les combles et les souterrains de Cambdenham…
Ce fut seulement à l’aurore que nous découvrîmes, dans la propre chambre de Bloomstetter, son cadavre à peu près froid et tout habillé.
Le docteur n’eût servi de rien, s’il n’eût affirmé, à notre indicible stupéfaction, que Bloomstetter était mort d’une attaque d’apoplexie, vers onze heures du soir.
Mais de quelle confiance devons-nous honorer ce médecin de village ? N’est-ce pas toute la question ?
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(Maurice Renard, « Les Contes de l’Intransigeant, » in L’Intransigeant, quarante-sixième année, n° 16429, mercredi 29 juillet 1925 ; « The Ghost Story, » gravure de R. Graves d’après Robert William Buss, 1874)
L’HEURE DES FANTÔMES
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Il n’est pas douteux qu’à de certaines heures l’esprit se tourne, avec une étrange obstination, vers le secteur ténébreux du fantastique. Une attraction de pôle magnétique le ramène sans cesse, quoi qu’il en ait, dans le sens de ce nord plein de mystère et d’effroi. C’est là un phénomène qui se produit surtout lorsque plusieurs personnes – pas trop nombreuses – se trouvent réunies dans des conditions de lieu et de temps favorables à cette sorte d’état mental si singulier, si puéril, où se mêlent toutes espèces de désirs et d’appétits, la volupté de côtoyer l’inconnu, celle de frissonner à propos de sujets qui, d’ordinaire, nous semblent des enfantillages. Ces sujets, pourquoi prennent-ils tout à coup un aspect différent ? À la faveur de quelles conversations, de quelle ambiance, de quel secret besoin deviennent-ils quelque chose d’attirant qui appelle, séduit et pourtant inquiète ? Qu’une huitaine de convives causent après dîner – n’oublions pas les femmes, très indispensables – et que l’entretien vienne à rouler sur les apparitions, les esprits, les intersignes ; que la lumière des lampes soit basse ; qu’il y ait des ombres derrière les meubles anciens ; qu’autour du salon règne l’espace silencieux et invisible d’un logis et d’une région propices ; et voilà peu à peu que l’esprit du fantastique exerce sur certains, sur certaines, son inexplicable et passager empire. Des histoires, des histoires, on en réclame et qui surtout soient arrivées, qui puissent être certifiées par le conteur, ne fussent-elles qu’évasives, nébuleuses, équivoques. Qu’importe, pourvu qu’y passe, semble-t-il, le souffle glacé de l’au-delà !
Tels nous étions, un soir du dernier hiver, lorsque Norbert Divendre nous raconta son histoire de bibliothèque. Quatre femmes et quatre hommes. Quatre ménages réunis chez l’un d’eux, à la campagne, pour y fêter l’anniversaire du maître de la maison. Il était déjà tard. Chacun avait vidé son sac d’anecdotes, de souvenirs personnels ; on avait rappelé les faits les plus bizarres et aussi les œuvres les plus saisissantes des écrivains de la peur, Hoffmann, Edgar Poe, Maupassant… Nous étions tous plus ou moins pris par la curieuse ivresse de leurs élixirs. La petite Percieux, si jolie et si jeune, ne pouvait retenir les témoignages d’une fiévreuse passion pour le surnaturel. Elle n’était pas la seule, au demeurant, à dire : « Encore ! Encore ! » comme une enfant, lorsque quelqu’un se taisait après avoir conté, le sourire aux lèvres, quelque aventure troublante.
J’avais convenablement rempli ma tâche dans ce programme improvisé, et ce n’était pas sans orgueil ni sans agrément que j’avais vu, pendant que je parlais, des regards furtifs glisser vers les coins noirs et les fenêtres fermées sur la nuit. La petite madame Percieux sursauta violemment comme je venais d’achever le récit de la « mort de Bloomstetter, » parce qu’une porte s’ouvrit alors… pour donner passage à un valet porteur d’un plateau.
Quand nous eûmes fait honneur aux cocktails, Norbert Divendre fut vivement sollicité de reprendre la parole. C’est lui qui, assurément, avait apporté la moindre contribution à cette soirée fantastique. Il ne se fit pas beaucoup prier pour y ajouter :
« Eh bien ! soit, dit-il. Voici une histoire vraie. »
À ces mots, un silence s’établit, troublé seulement par le léger bruissement des femmes qui s’installaient, si je puis dire, avec gourmandise – et le petit gloussement sensuel de Mme Percieux qui, toutefois, retarda le narrateur en murmurant :
« Et quand je pense à toutes les chambres vides de ce château, et aux caves si noires, si noires, et à la solitude du parc… Brrr ! »
Des sourires, plus ou moins rêveurs, lui répondirent.
« Écoutons monsieur Divendre, » pria notre hôtesse.
Norbert commença :
« Madame, fit-il, s’adressant à Mme Percieux, ce que vous venez de dire situe admirablement les faits que je vais vous raconter. C’est dans un château solitaire que je me trouvais, la nuit où ces faits se sont déroulés. Un grand parc l’entourait, comme un parc nous entoure. Et, ma foi, la bibliothèque qui fut le décor de l’action était disposée à peu près comme l’est ce salon où nous sommes. Oui, vraiment. Une fenêtre à chaque extrémité, une porte au milieu et une autre porte dans le bout. Seulement, celle-là, c’était une porte basse, sur laquelle l’angle de la bibliothèque projetait une ombre. La bibliothèque garnissait entièrement les murailles. C’était une suite de hautes étagères montant jusqu’au plafond et supportées par des soubassements, le tout en bois noir et d’aspect fort sévère.
J’avais vingt-cinq ans. Sorti des Chartes, j’attendais un poste d’archiviste. Provisoirement, j’avais accepté de séjourner en Sologne durant quelques semaines, pour ranger et classer la bibliothèque que le comte de Prévault possédait à la campagne, dans un château qu’il habitait rarement.
L’un de mes professeurs me procura cette aubaine. Je devais d’abord me rendre chez M. de Prévault, à Paris, afin de recevoir ses instructions ; puis je gagnerais ce château.
M. de Prévault venait de partir pour un long voyage en Extrême-Orient. Il m’avait laissé un billet qui me renseigna sur ma mission. Elle consisterait à remettre en ordre cette bibliothèque dont on avait fait usage, depuis le XVIIIe siècle, sans prendre soin de replacer les volumes comme il l’eût fallu. De plus, j’aurais à la grossir d’un certain nombre d’ouvrages que M. de Prévault avait hérités d’un oncle et qui, expédiés là-bas, se trouvaient encore dans des caisses. Je devrais, enfin, dresser de tout cela un catalogue.
Le billet se terminait par cette phrase, qui suivait, comme un post-scriptum, quelques mots aimables :
« J’oubliais, monsieur : supprimez les fantômes. »
Mme Percieux ne put s’empêcher de dire, à demi frémissante, à demi incrédule :
« Non ? C’est arrivé, ça, vraiment ?
– Mais oui, répondit Norbert, et je vous assure que la recommandation de M. de Prévault ne me causa nulle surprise, nulle émotion. « Fantômes, » c’est un terme familier à tout bibliothécaire. On désigne ainsi des apparences de livres, des trompe-l’œil qui figurent des dos de bouquins et qu’on dispose sur les rayons d’une bibliothèque pour y remplir provisoirement les espaces vides. Ce ne sont que des sortes de boîtes trompeuses.
Je partis donc aussitôt et j’arrivai le lendemain à destination.
Le château, perdu dans une vaste solitude de bois et d’étangs, offrait un aspect sombre et mélancolique. J’y fus reçu par un couple extraordinaire : l’intendant du comte et sa femme. Deux vieillards blêmes, soupçonneux, et qui avaient l’air de vivre sous l’influence d’une terreur perpétuelle. Ils étaient avertis de mon arrivée et m’avaient préparé une chambre. Ils vivaient là, seuls, toute l’année. Je ne pus tirer d’eux que quelques mots balbutiés. Leurs faces anxieuses ne fit que me divertir et je pris bien vite mon parti de leur sauvagerie. Dès le premier jour, ils me servirent un dîner des plus convenables, mais qui fut prêt à six heures, et l’on me fit comprendre qu’on tenait à se coucher quotidiennement de très bonne heure. En effet, lorsque je me levai de table, je m’aperçus qu’un silence profond régnait dans le château et qu’il n’y avait plus personne, au rez-de-chaussée. Sans nul doute, mes deux phénomènes s’étaient retirés dans leur appartement, je ne savais où.
Je n’avais guère sommeil et me décidai tout de suite à travailler. Pour ce faire, j’allumai une bonne lampe à pétrole que je portai dans la bibliothèque.
À sa lumière, je passai la revue superficielle des livres que j’allais avoir à manier. Je ne pensais plus aux « fantômes » et ne remarquai pas, ce soir-là, leur présence. Je promenais la lampe au long des tablettes, jouissant d’une occupation qui m’était chère et aussi du silence absolu, écrasant, qui m’entourait. Chemin faisant, je prenait des notes. Cela m’amena jusqu’à minuit. À ce moment, j’entendis des pas traînants venir des lointains du château et, finalement, s’approcher de la porte du fond, celle-ci, en somme. »
Et Norbert Divendre étendit la main vers cette porte qui déjà, tout à l’heure, avait fait tressaillir Mme Percieux. Il reprit, tandis que nos regards convergeaient vers la porte :
« Les pas continuèrent de s’approcher. Il y eut une espèce de frottement contre le bois. Je me demandais ce que signifiait cette visite nocturne. Enfin, la porte s’ouvrit lentement… C’était le vieil intendant. Il avait eu des remords, et venait me demander si j’avais besoin de quelque chose.
– Ensuite ? Ensuite ? supplia Mme Percieux, qui frissonnait.
– Ensuite ? Eh bien ! ce brave homme fut aux petits soins pour moi jusqu’à l’achèvement de ma tâche. Cela dura plus de six semaines.
– Et les fantômes ?
– Les « fantômes, » dit Norbert fort tranquillement, je les supprimai comme le comte de Prévault m’en avait prié. »
Il se mit à rire.
« Vous vous êtes moqué de nous ! lui dit gaiement notre hôtesse.
– Comment cela ? Ne vous ai-je pas conté une histoire de fantômes ? Et n’est-ce pas la mienne qui vous a le plus captivés ? Voyez : Mme Percieux surveille toujours la porte ! Je crois qu’il est temps de parler d’autre chose ! »
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-quatrième année, n° 19315, samedi 6 février 1937 ; gravure représentant les disciples de Jésus à Emmaüs, extraite de De groote schouburgh der Nederlantsche konstschilders en schilderessen [Le grand Théâtre des peintres néerlandais] d’Arnold Houbraken, 1718)