Il peut y avoir, certes, des hommes plus beaux, des athlètes plus forts, des marins plus habiles, mais nul ne saurait être plus brave que mon vieil ami Hjalmar Thornsen, l’ancien baleinier et scaphandrier norvégien.

Là-dessus, parmi tous ceux qui le connaissent, il n’y a qu’une opinion et il ne saurait y en avoir qu’une.

En outre, il n’est point de conteur plus véridique.

Aussi fûmes-nous très étonnés, affligés même, car nous croyions à une première mauvaise plaisanterie de sa part, à un premier mensonge, quand il affirma sérieusement : « Oui, messieurs, le kraken existe ! »
 

*

 

« Le kraken ? demanda un pilote qui n’avait pas fait attention au début de notre causerie… Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Cela, fis-je en souriant, c’est un monstre marin qui, selon les légendes, entraînerait au fond navires et équipages…

– Pire que le fameux serpent de mer, alors ?

– Vous l’avez dit, Normanville. »

Et je ne pus m’empêcher de sourire encore, tout en lançant à mon brave Hjalmar un coup d’œil sur la signification duquel notre ami ne pouvait se méprendre : « Voyons, lui disait ce regard, c’est vous qui risquez cette blague ! »

Aussi le tranquille conteur, l’héroïque coureur d’aventures, ne laissa-t-il pas au professeur Louvin le temps de prendre la parole, comme celui-ci allait le faire…

« Je m’en doutais… que l’on ne voudrait pas me croire… et c’est pourquoi je n’ai jamais parlé. Seulement, ça me coûte, à la fin, de garder pour moi cette histoire, et, voyant ici un homme qui emploie sa vie à découvrir les secrets de la mer, je m’étais dit que c’était le moment de vous révéler le mien… mais puisque déjà l’on se fiche de moi, je me tairai… »

À l’expression grave et triste de son beau visage de bronze clair, au regard fixe et lointain de ses yeux pers, je compris que Hjalmar était du moins de bonne foi, qu’il tenait peut-être la vérité, qu’il serait vrai comme toujours, et je me hâtai de reprendre sur le même ton que lui :

« Vous savez bien, mon vieux, que nul de nous ne saurait mettre en doute votre parole, mais on peut quand même avoir un instant de surprise en entendant affirmer l’existence d’une bête aussi fantastique… Pardonnez-moi si mon attitude a pu vous blesser ; je vous jure que telle n’était pas du tout mon intention et que je crois d’avance tout ce que vous direz. »

Le vieux héros restait indécis ; mais notre ami commun, le savant professeur de sciences naturelles, tira un cigare de sa poche, le coupa, l’alluma, et, se tournant vers Hjalmar, les coudes sur la table, comme s’il lui eût demandé de ne conter que pour lui :

« Allez donc, fit-il, je vous écoute !

– Et d’abord, commença par déclarer le conteur, je ne dis pas que mon kraken était un poulpe de taille à entraîner un cuirassé d’aujourd’hui, ni même un ancien vaisseau de ligne, mais… oui, enfin, vous verrez ! Commençons par le commencement…

C’était dans l’Amérique du Nord, et, pour préciser, dans la baie de Massachusetts, à l’époque où je commençais à pratiquer le métier de scaphandrier.

Il s’agissait de reconnaître si l’on pouvait élever un phare en lui donnant pour base une roche sous-marine, ou si les ingénieurs devaient abandonner ce projet pour reporter la tour sur le rivage, à cinq cents mètres en arrière. La question de distance était peu de chose, mais ce qui ennuyait ces messieurs, c’était la nature peu favorable du terrain, car, dans ce temps-là, on ne bâtissait pas sur le sable, encore moins dans la vase ; aux recherches du sous-sol dans de pareils terrains, on préférait, à moins d’impossibilité absolue, la lutte avec le roc.

L’écueil dont je vous parle, et sur lequel on songeait à élever une tour, n’était qu’à huit mètres de profondeur, à peu près, je crois, la situation des Virgin Rocks, au Nord des Bancs de Terre-Neuve. Je parle de huit mètres sous l’eau à marée haute ; en basse mer, les pointes étaient donc presque à découvert, ce qui justifiait encore les préférences des ingénieurs, bien que l’on pût naturellement, quoique l’on ne disposât pas alors de nos grands explosifs, faire sauter à coups de mine la partie supérieure du rocher.

Je descendis donc reconnaître les dessous.

L’écueil avait la forme d’une énorme éponge dont la partie centrale était creusée en caverne, mais les parois se présentaient bien, avec plusieurs mètres d’épaisseur, et la voûte, épaisse elle-même de douze pieds, était supportée par des arches naturelles solides.

Après discussion entre l’ingénieur et le directeur des travaux, il fut décidé que l’on allait se mettre à l’œuvre immédiatement puisque le temps était favorable à l’entreprise.

Aussitôt, je fus désigné pour demeurer à la disposition du contremaître, avec deux autres scaphandriers.

Il y avait là, en tout, une vingtaine d’ouvriers.

On commença par ouvrir le chantier sur la plage.

Il faisait chaud, très chaud, et l’un des hommes, un soir, nous déclara qu’il allait dormir à bord de l’embarcation plate qui servait au transport des matériaux.

Le lendemain, quand nous nous réveillâmes, il n’y avait personne à bord !

Nous pensâmes que notre camarade était resté couché au fond de l’embarcation et nous le hélâmes, en vain !

L’un de nous, alors, se mit à l’eau, et, à la nage, gagna ce chaland, qui était vide, puis, à la rame, le ramena au rivage.

Qu’était devenu notre camarade ?

Nous fîmes toutes sortes de suppositions et ne retînmes que celle-ci : il devait avoir voulu se baigner, et, surpris par une crampe, s’était noyé…

C’était d’autant plus probable que trois hommes du chantier avaient cru entendre un cri dans la nuit. Ainsi qu’il arrive aisément dans le sommeil, chacun d’eux avait cru être victime d’une hallucination et s’était rendormi sans faire part de ses impressions aux voisins.

Les travaux commencèrent donc, non sans que nous eussions recherché au fond le cadavre de notre camarade ; comme nous ne le trouvâmes point, nous conclûmes qu’il avait dû être emporté par un courant.

Quelques semaines plus tard, nous avions établi la plate-forme où devait s’asseoir la tour à feu.

« Ma foi, déclara un tailleur de pierres, on est aussi bien sur l’îlot que sur le sable ; je vais y faire mon lit. »

Un maçon l’imita.

Le lendemain, ni l’un ni l’autre n’étaient là.

Comme les outils avaient disparu, le contremaître, qui nous avait payés la veille, nous dit que, à son avis, les deux gaillards étaient de mèche, que l’un d’eux, à la nage, était venu chercher l’embarcation pour amener à terre leurs outils ; après quoi, ayant eu soin d’amarrer à nouveau le chaland, ils avaient pris la poudre d’escampette.

« Mais pourquoi ? demandai-je alors au contremaître.

– Pourquoi ? Oh ! tout simplement parce qu’ils en avaient assez de ce travail… »

La réponse ne me paraissait qu’une explication fort insuffisante, mais comment, par quoi la remplacer ?

Nous avions repris la tâche, apportant des pierres que l’on taillait en queue d’aronde, lorsqu’un nouvel événement jeta parmi nous le trouble et la peur.

Une nuit que j’étais resté à bord de l’embarcation avec trois de mes camarades, nous nous sentîmes comme attirés dans l’eau par le bout arrière du chaland. Je me levai en hâte pour regarder, mais il faisait très noir, et, comme l’espèce de traction cessait, je crus avoir été le jouet d’une illusion causée par un effet passager de la marée montante.

Pourtant, quelques instants après, le mouvement recommença, inquiétant sérieusement mes compagnons et moi-même, qui ne discernions rien dans cette nuit d’enfer.

« Il faut absolument savoir ! » dis-je à mes camarades ; et je fis allumer une torche.

Rien, absolument rien !

Mais la terreur était en nous et il n’en fut pas un à oser demeurer la nuit à bord de l’embarcation.

Bien que nous gardions en nous les pensées qui agitaient notre esprit, il était aisé de voir, à nos visages fermés, qu’une angoisse, au moindre événement inexpliqué, allait nous prendre à la gorge.

Que se passait-il donc en cet endroit maudit ?

Je me souvins des vieilles légendes de mon pays, qui parlent des esprits de la mer, des hideux génies qui, tel celui du Mælström, gardent les secrets du gouffre et entraînent au fond de leurs demeures sinistres les humains audacieux qui en osent approcher… Et moi, qui avais tant ri des pêcheurs superstitieux des fjords, je commençais à douter de moi-même et de ma raison…

Cependant, j’avais gardé assez de volonté par m’imposer le sang-froid nécessaire, le cas échéant, à une observation attentive du phénomène inquiétant dont j’avais été le témoin déconcerté.

Ce phénomène s’était manifesté dans la nuit du lundi au mardi ; le jeudi matin, j’avais mon explication, et, à vous la donner aujourd’hui, il me semble encore sentir le frisson d’épouvante qui me secoua la nuque et les reins.

C’était au petit jour. Un de nous, en attendant l’heure du travail, était monté dans le chaland, et, ramant péniblement pour atteindre les abords de la plate-forme, d’où il voulait pêcher, arrivait enfin à l’emplacement voulu, lorsque je vis ceci : une lanière longue d’une dizaine de mètres au moins, s’abattit sur l’avant de la pesante embarcation ; une deuxième la suivit, que je vis nettement garnie en-dessous d’énormes ventouses…

J’avais compris ; je poussai un cri d’horreur qui réveilla nos compagnons endormis…

L’homme du chaland, lui, avait bien senti, naturellement, le poids des lourds tentacules tombant sur l’embarcation ; il s’était détourné, puis, glacé de frayeur, s’était rejeté vers l’arrière.

Je le crus perdu…

Mais mon cri lui donna une secousse nerveuse qui le sauva ; d’un bond formidable, il se jeta immédiatement à l’eau, du côté opposé à celui d’où venait l’attaque.

Les tentacules énormes continuaient de s’accrocher au chaland, mais l’homme était loin déjà, nageant toujours de toutes ses forces, tandis que, tous debout pour le recevoir, nous tendions nos bras vers lui en poussant des cris de joie et d’encouragement.

Arrivé à terre, le pauvre diable tomba sur-le-champ évanoui.

Et, cependant que les uns le soignaient, les autres virent les gros bras de trente pieds, amarrant pour ainsi dire le chaland, l’entraîner sous les eaux.

Personne désormais ne voulut retourner sur l’île.

Voyant cela, le contremaître écrivit aux ingénieurs ; on vint à nous, on interrogea tous les ouvriers, et, quand la conviction fut faite, le directeur de l’entreprise, qui appartenait à la direction des phares de la région, décida de faire sauter le roc. Avec des précautions inouïes, tant il restait en nous de terreur, on profita de la basse mer, après une grande marée, pour commencer à percer les trous de mine ; ce fut à qui en ferait le plus, afin de quitter au plus vite ces lieux détestés.

Après l’explosion, lorsque se fut retirée la grande vague du raz-de-marée artificiel, on trouva échoué l’animal fantastique : deux de ses tentacules mesuraient exactement vingt-huit mètres cinquante centimètres. »
 

*

 

« Oh ! » se récria le pilote, sur le ton de l’incrédulité.

Alors parla le professeur Louvin :

« Cela ne m’étonne pas du tout, messieurs, et, personnellement, je crois d’autant mieux, maintenant que j’ai entendu ce récit, à l’existence de poulpes gigantesques, capables même de faire chavirer des barques, voire de petites goélettes. Élisée Reclus, qui a vérifié les sources, nous apprend, avec les frères Agassiz, que, dans cette même baie de Massachusetts, on a capturé des poulpes qui, avec deux mètres de circonférence au corps, avaient des tentacules de trente-quatre. »
 
 

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(Léon Berthaud, in Le Petit Journal, supplément illustré, vingt-quatrième année, n° 1185, dimanche 3 août 1913)