Les astronomes du monde entier sont présentement occupés à étudier ce qu’on appelle, à tort ou à raison, les « canaux » de la planète Mars, ces longues stries parallèles ou entrecroisées qui ont été signalées en 1864 par Dawes, en 1879 et 1881 par Schiaparelli, et revues depuis par un grand nombre de savants. Mars se trouve dans des conditions particulièrement favorables à l’observation ; on croit reconnaître dans la répartition de ses mers des changements notables, et l’on discute à perte de vue sur ces faits, qui peuvent être d’une réelle importance. Kepler n’a-t-il pas dit, il y a près de trois siècles, que c’est de l’étude de la planète Mars que l’astronomie doit attendre ses plus grands progrès ? Le voisinage relatif de cette terre et ses analogies frappantes avec celle que nous habitons la désignent assez naturellement à notre curiosité.

Un écrivain californien, M. D. Milne, a voulu donner un aliment à cette curiosité, en publiant dans l’Argonaut de San Francisco, sur ces fameux canaux de Mars, une hypothèse qui vaut la peine d’être résumée. Son seul tort est d’être présentée, dans une revue sérieuse, comme le résultat d’une observation positive, recueillie à Mount Hamilton, tandis qu’en l’état actuel de la science ce n’est et ne peut être qu’une fantaisie. Cela dit, voici le récit :

L’auteur nous conte que, le 8 mai dernier, il se trouvait en visite à Mount Hamilton. Il avait dîné chez le directeur de l’observatoire, en compagnie d’un de ses aides, du professeur Holden et de M. Wright. La soirée était claire et sereine ; il n’y avait pas un souffle dans l’air et les circonstances ambiantes étaient admirablement favorables à une observation directe de la planète Mars. Après dîner, on passa donc à la grande coupole, pour procéder à cette observation. Mount Hamilton possède, comme on sait ou comme on ne sait pas, le télescope le plus puissant des deux mondes ; et, d’autre part, un des convives, M. Wright, venait d’apporter de New-York des oculaires perfectionnés qui permettent d’obtenir un rapprochement surprenant. Sans entrer dans le détail de leur construction, ce qui serait peut-être peu clair et en tout cas aussi peu amusant qu’utile, puisque les académies compétentes vont évidemment être saisies d’une invention aussi admirable, il suffira de dire que, par une ingénieuse combinaison de lentilles et de vis, ces oculaires, appliqués au télescope de Lick, rapprochent en apparence la planète Mars à trois quarts de mille de l’observateur, c’est-à-dire à environ 1200 mètres. C’est à peine la longueur des Champs-Élysées du Rond-Point à la place de l’Étoile. On s’explique aisément qu’avec un pareil instrument les découvertes astronomiques soient faciles.

Armé d’un de ses merveilleux oculaires, M. Wright se mit immédiatement à l’œuvre. Il fut assez longtemps à trouver le point, mais enfin il y arriva.

« J’y suis!… dit-il alors ; et je crois pouvoir affirmer, d’après les caractères du pays qui passe en ce moment dans le champ de ma vision, que nous allons arriver bientôt à ces fameuses stries… Le paysage est étonnamment pittoresque et animé… De grands herbages, des fermes, des animaux paissant, des êtres humains, – oui, des êtres humains allant et venant, – ou plutôt volant, glissant pour mieux dire dans l’air, – car ils ne semblent pas avoir à cet effet d’organes spéciaux de locomotion… Tout cela aussi clair et net que si je l’observais à nos pieds, dans la vallée Santa-Clara. »

Nous nous étions groupés autour de M. Wright, poursuivit notre auteur, buvant avidement ses paroles. Il reprit bientôt :

« Ah !… nous approchons des canaux… J’aperçois au bord de l’horizon, vers l’ouest, comme une ligne blanche… Elle arrive… elle arrive… Tiens ! c’est un fleuve, et des plus larges, – large de plusieurs milles autant que j’en puis juger, – couvert de navires grands et petits : les uns chargés de marchandises, les autres de passagers… Ces navires n’ont ni voiles, ni roues, ni cheminées… Rien qui semble servir à la propulsion… Et pourtant, ils vont très vite, aussi vite les uns que les autres… Le plus étrange, c’est que les bords du fleuve sont parfaitement rectilignes et parallèles. N’était sa largeur, je dirais que c’est un canal. Mais, en ce cas, quel travail pour le creuser et quelle merveille d’industrie !… Enfin, suivons-le jusqu’au bout ; c’est le seul moyen de savoir à quoi nous en tenir… »

M. Wright s’arrêta un instant pour toucher deux ou trois vis, puis il reprit :

« Ah ! voici du nouveau… Un grand bateau amarré au bord du canal et qu’un seul homme suffit à décharger, sans la moindre peine, à ce qu’il semble. Il pose simplement la main sur une caisse, – il y en a des centaines, toutes énormes, longues et larges de trois ou quatre mètres, – l’enlève dans les airs, flotte avec elle vers la rive et l’y laisse, pour recommencer son exploit… Mais le canal fuit toujours et j’entrevois à l’horizon ce qui m’a tout l’air d’être la mer… oui, c’est une nappe d’eau sans limites… Le canal – c’est évidemment un canal – y aboutit. Encore quelques minutes et nous serons à l’embouchure… Il y a une ville !… Elle est encore à trente milles au moins, mais rien que par la beauté et la splendeur de ses monuments qui brillent tout blancs au soleil, je puis affirmer qu’elle est grande et populeuse… La ville approche… J’en distingue déjà les grandes lignes… Les édifices paraissent construits en marbre ; ils sont colossaux pour la plupart, admirablement symétriques et de style grec (!)… Mais la mer !… Voici ce qui me confond  !… Elle est séparée du canal, qui s’y jette, par une écluse immense ! Cette écluse et les rues voisines sont couvertes d’habitants, qui flottent paisiblement dans l’air ; la distance ne me permet pas de distinguer leurs traits ou leurs costumes, mais les uns et les autres semblent semblables aux nôtres… »

Nous aurions bien voulu mettre notre œil au télescope, pour avoir notre part de cet étonnant spectacle ; mais M. Wright ne se laissa pas toucher par nos supplications.

« Excusez-moi, messieurs, nous dit-il ; mais ces cours d’eau de la planète Mars constituent un problème hydraulique qu’il faut résoudre à tout prix, puisque l’occasion se présente. Laissez-moi revenir en arrière, avant de me prêter à de nouvelles observations. Il semble presque impossible de s’expliquer l’existence de cette énorme nappe d’eau à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer ; d’autant plus impossible qu’on ne voit ni montagnes, ni coteaux pour former le bassin de ce prodigieux canal… Laissez-moi faire ; je possède maintenant assez bien le maniement de mon oculaire pour suivre en quelques secondes mon observation sur une longueur de plusieurs milliers de lieues… »

Nous ne pouvions que nous incliner. Bientôt M. Wright reprit, comme en se parlant à lui-même dans un accès d’enthousiasme scientifique :

« Oui, c’est bien cela !… Mars a précédé notre Terre de tant de milliards de siècles et s’est refroidi si longtemps avant elle, à raison de sa faible masse et de sa faible densité, que ses océans doivent nécessairement être beaucoup plus réduits que les nôtres. Cette antiquité explique aussi l’absence des montagnes et des accidents de surface, de longue date emportés sur les plaines et les mers pour s’y déposer couche à couche. D’où aussi le manque de fleuves et de cours d’eau naturels, impossibles sans les hauteurs qui peuvent en former les bassins, et l’abaissement du niveau des mers… Néanmoins, l’évaporation continue, comme le démontrent les dépôts de glaces aux deux pôles, qui auraient disparu depuis longtemps si l’humidité de l’atmosphère ne les renouvelait… Il faut donc que l’abaissement du niveau des mers soit dû à l’infiltration des eaux dans l’intérieur de la planète, soit par le fond des océans, soit à travers les terres fermes. D’où peuvent donc provenir ces énormes masses d’eau douce, sur des longueurs de plusieurs centaines de milles ?… Car douce, elle l’est évidemment, puisqu’on la détourne en cent façons pour l’arrosage et les besoins domestiques de ces belles exploitations agricoles… Hallo !… qu’est ceci ?… »

M. Wright s’arrêta un instant, puis il nous dit :

« … Messieurs, je viens de remonter le canal sur une longueur de quelque trois cents milles et j’arrive présentement à ce qui paraît être une sorte de réservoir… C’est comme un grand lac, large d’une dizaine de lieues… De ce lac partent en rayonnant cinq canaux pareils à celui que je viens de suivre… Au centre de ce lac, je constate un mouvement très apparent, comme une sorte de puissant tourbillon, et au-dessus de ce tourbillon des centaines de formes indistinctes s’agitant dans les airs… Les mouvements de ces formes sont lents et méthodiques ; ils semblent indiquer un dessein arrêté plutôt qu’une curiosité vaine… Plongeant dans les eaux tumultueuses ou en émergeant avec une régularité également calme et méthodique, d’autres formes sont évidemment engagées dans un travail quelconque… Ah ! maintenant, ma lunette porte perpendiculairement sur le centre du lac !… Je tiens la clef du mystère !… J’aperçois de profil les bords de plusieurs éventails gigantesques, disposés par séries comme les aubes de quelque roue colossale et tournant avec une rapidité vertigineuse… Imaginez un engin hydraulique de trois ou quatre cents mètres de large, tournant à raison d’une centaine de pieds par seconde, enlevant et rejetant dans le réservoir qu’il alimente un volume d’eau suffisant pour alimenter cinq canaux aussi larges que le Mississippi – et vous aurez une idée approchée de cette merveille industrielle !… Et le plus étonnant, c’est qu’il est impossible de voir quelle force le met en action… Mais regardez plutôt vous-mêmes, messieurs ! »

Nous nous empressâmes, dit M. Milne, d’obtempérer à cette invitation. Et alors il nous fut donné, à nous aussi, de contempler la machine extraordinaire grâce à laquelle les habitants de Mars vont chercher au fond des abîmes qui la contient l’eau douce dont ils ont besoin.

Voilà un exemple, dirons-nous pour conclure, que la ville de Paris ne ferait pas mal de suivre, au lieu d’empoisonner ses habitants, tous les étés, avec des eaux chargées de matières animales en putréfaction.
 
 

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(« Lectures étrangères : une hypothèse sur les canaux de la planète Mars, » in Le Temps, vingt-huitième année, n° 9924, mercredi 4 juillet 1888 ; gravures de P. Fouché, J. Blanadet et Motty, extraites de l’ouvrage de Camille Flammarion, Les Terres du ciel, voyage astronomique sur les autres mondes, Paris : Marpon & Flammarion, 1884)