Nous recevons d’un correspondant de Bougie la pièce de vers que nous reproduisons ci-après. Nous ignorons si, en effet, l’auteur à qui elle est destinée est bien au nombre des morts ; car dans ce siècle de littérature étrange, il est difficile de savoir à quoi s’en tenir sur le compte d’un écrivain. Le nom, le sexe, l’âge, et jusqu’à l’existence de ces messieurs, tout est problématique. L’un se dit octogénaire, comme le bibliophile Jacob : il se ride et se courbe, sans doute pour chercher les clés du Parnasse ; l’autre s’appelle Georges [sic] Sand, et écrit en effet des choses passablement viriles ; un troisième commence par annoncer qu’il est mort pour arriver plus sûrement à l’immortalité. Et cependant il se trouve que ce vieillard est un jeune homme, que cet homme est une femme, et que ce défunt est bien vivant. Les moins excentriques se contentent d’être pseudonymes ou de se dire poitrinaires. Le moyen de se reconnaître dans ce carnaval perpétuel de la moderne république des lettres !
Quant à nous, humble écrivain de l’Algérie, nous n’avons pas la prétention de résoudre ces graves difficultés, et de décider, par exemple, si le Lycanthrope est ou n’est plus de ce monde. Plein de confiance en notre correspondant de Bougie, nous voulons bien croire que le passeport qu’il lui a délivré pour le Royaume des Ombres est d’une entière authenticité et nous le soumettons à nos lecteurs tel quel. Cependant, avant de le reproduire, nous demandons la permission de témoigner et de motiver notre reconnaissance envers l’illustre défunt, ou, pour mieux dire, envers ses pistolets qui, à notre connaissance, ont sauvé la vie à deux braves gens.
Voici le fait :
C’était, si notre mémoire n’est pas infidèle, en l’an de grâce 1834. Une querelle, absurde comme le sont toutes les querelles, s’était élevée entre un de nos amis et une autre personne. Un rendez-vous fut donné au Luxembourg et nous étions au nombre des témoins. Quand les deux parties belligérantes furent réunies dans ce jardin, il y eut des pourparlers préalables à l’effet de savoir s’il n’y aurait pas moyen de s’entendre. Un arrangement n’ayant pu être conclu, on se rendait vers la plaine de Mont-Rouge pour y procéder au jugement de Dieu, lorsqu’on s’aperçut que ni les futurs combattants, ni les témoins, n’avaient songé à se pourvoir d’armes, sauf celles de la nature qui sont, comme on le sait, réputées ignobles et à ce titre abandonnées aux porte-faix. On ne voyait trop que faire pour se tirer promptement de cette difficulté, lorsqu’un des témoins, ami de Petrus Borel, se rappela que celui-ci était possesseur d’une paire de pistolets, et que son domicile n’était pas fort éloigné. Pendant qu’il allait les emprunter, un autre témoin se chargea d’acheter de la poudre et des balles, de telle sorte qu’au bout d’une demi-heure, on avait réuni tous les éléments requis pour vider régulièrement une querelle. Lorsqu’on fut arrivé dans la plaine de Mont-Rouge, et qu’on eut trouvé un endroit à peu près favorable, les pistolets, cachés jusqu’alors sous un ample manteau, furent produits au grand jour. C’étaient, en vérité, d’énormes pistolets ! et leur apparition devint le sujet d’un curieux coup de théâtre. Un des combattants, se récriant sur leur prodigieuse longueur, prétendit que c’était de véritables carabines ; son adversaire émit une opinion analogue ; et les témoins enchérissant sur cette appréciation, il s’en fallut de peu qu’ils ne fussent déclarés canardières, et même fusils de rempart. Il était évident par les remarques des deux adversaires, et surtout par le changement qui s’était opéré sur leur faciès, que la soif de vengeance qui les dévorait un instant auparavant était complètement calmée. Le témoin le plus raisonnable en profita pour reprendre le chapitre des négociations ; et la paix fut bientôt conclue, au grand désappointement d’une vingtaine de carriers et de paysans qui formaient la galerie, et qui durent se retirer sans avoir vu tuer un homme.
Pauvres gens !
Pour en revenir à l’épitaphe, elle est dans le style romantique le plus pur. C’est de la poésie anatomique, physiologique et même pathologique ; et il est évident, en la lisant, que le Parnasse de l’auteur est un amphithéâtre et son Pégase un sujet. Devons-nous l’en blâmer ? Quand les vivants sont si peu aimables, ne peut-on pas excuser ceux qui se réfugient chez les morts ? Quand toutes les croyances (ou les illusions, si l’on aime mieux) tombent une à une, les âmes se dessèchent, les corps se flétrissent, la société devient une sorte de cimetière, et ses membres de véritables cadavres ambulants. Or, cadavres pour cadavres, ceux de l’amphithéâtre méritent la préférence, car ils sont utiles au genre humain et ne font de mal à personne. Nous adresserons donc des félicitations à notre correspondant de Bougie ; et nous donnons ci-dessous les six strophes qu’il nous envoie, en demandant pardon au lecteur pour notre long préambule, qui a reculé le plaisir qu’il éprouvera sans doute à lire sa poésie corrosive, imitée de la prose vitriolique du Lycanthrope.
ÉPITAPHE
DE PETRUS BOREL, LE LYCANTHROPE
(Style de CHAMPAVERT.)
Toi dont l’âme bondit, se ruant au malheur,
Sur ma fosse, accoudé, viens déposer un pleur ;
Sache, et grince les dents, que, froide, échevelée,
Une ombre râle ici, flasque, décolorée !
Las ! je fus en la vie inquiet, détrompeur,
Enfonçant le scalpel chez l’homme, puis j’eus peur
De vivre, cogitant qu’au travers de ce monde,
Le cœur s’en va puant, le penser vient immonde.
Et j’ai vécu ! Enfer ! Pourtant, il était doux,
L’Amour ! quand ma Dina, de ses longs cheveux roux,
Qui retombaient en pluie, étreignant tout mon être,
Accouplait ses baisers aux miens, lascive chèvre (1) !
Vivre ! damnation ! moi, souffreteux, obscur,
Barbotant au limon où grouille un peuple impur,
J’ai croupi dans la rage, et, plante étiolée,
J’ai disséqué la vie, à coups d’ongle écharpée !
Ruminant mes douleurs, je hurlais, malheureux ;
Le Néant vint à moi, squelette vaporeux ;
Il m’appelait, râlant d’une voix satanique ;
L’écoutant, j’obéis, défiant la clinique.
L’impur ver s’est gorgé de mon cœur débouclé,
Qui se ruait vivant, de côtes encerclé !
Plus de rage à mon front, plus de rire stupide ;
Mais du néant sous l’herbe, et du bonheur humide !
C. J. A.
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(1) Licence poético-romantique. L’Académie a décidé que les trois dernières lettres semblables suffisent pour la rime : on trouve maintenant qu’il y en assez de deux. E sempre bene !
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(C. J. A., in Moniteur algérien, journal de la colonie, cinquième année, n° 230, 7 mai 1836. Il nous a paru intéressant de rendre accessible cette facétie nécrologique peu connue, rédigée du vivant de Petrus Borel et bien digne de l’esprit bousingot. Portrait de Petrus Borel, eau-forte de Célestin Nanteuil, parue dans L’Artiste, 1839 )