Fils de l’écrivain Edmond Deschaumes (et non son « beau-fils, » comme l’indique à tort le Figaro dans la rubrique nécrologique consacrée à son père), Jacques Deschaumes a été lieutenant dans l’infanterie coloniale, cité à l’ordre et décoré de la Croix de guerre ; il semble avoir été en outre passionné d’aéronautique. S’il nous intéresse aujourd’hui, c’est qu’il est l’auteur d’une demi-douzaine de contes publiés dans la presse, dont le premier, – un récit d’aventure arctique que nous mettrons bientôt en ligne, – est paru dans le Monde illustré en décembre 1907 ; il est regrettable qu’il n’ait pas publié davantage, car ses nouvelles témoignent d’une grande variété et d’une indéniable originalité thématique, particulièrement sensible dans « Le mystérieux bolide, » une très curieuse variation sur le thème de la quatrième dimension.
 

MONSIEUR N

 
 
 

 

L’ESSOR BRISÉ

 

_____

 
 

Vers le coucher du soleil, les anciens réunis sur le plateau d’Hiéroule qui regarde la mer. Des voiles rouges et blanches, que le vent gonflait à peine, passaient derrière les oliviers. C’étaient le ciel et les mœurs purs de la Grèce des premiers âges, où les vérités héroïques ne s’étaient pas encore transmuées en légendes.

Goûtant leur repos, les vieillards attendaient l’appel des femmes clamant le repas du soir. De collines en collines, les feux des bergers s’allumaient, laissant monter vers les étoiles naissantes de minces fumées très bleues…

Et voici que, soudain, la paix de l’heure fut troublée. Des vols d’oiseaux se précipitèrent au sol, d’un même élan, comme à l’approche menaçante des rapaces. Dans les lointains rendus violets par les premières brumes du soir, l’aboi des meutes déchira le silence. Il y eut en même temps, répercuté par les échos, un bruit mystérieux, indéfinissable, qui rappelait le tintement du marteau sur l’enclume et le roulement sonore des cymbales de guerre.

Puis le bruit se précisa et, d’un seul bond, les anciens se levèrent. Au-dessus de la première chaîne qui fermait les plaines du côté du Sud, un oiseau gigantesque venait d’apparaître.

Un oiseau ? Oui, puisque cela se déplaçait dans les airs, en avançant très vite, les ailes immobiles, comme ces planeurs que les vents marins amenaient quelquefois dans l’île.

Mais quelles extraordinaires dimensions ! Une envergure dix fois plus grande que chez un aigle géant, avec un corps vingt fois plus long ! Et ces ailes nettement découpées, au profil arrêté sans aucune dentelure ? Et, à la place de la tête, cette auréole d’un éclat tremblant et fixe à la fois !

Et toujours continuait l’étrange vrombissement de l’oiseau. C’étaient maintenant comme des claquements de fouet mêlés de heurts métalliques. Toute la tribu, quittant les huttes, avait gagné le plateau.
 

*

 

Haut dans le ciel, le volucre était frappé par les derniers rayons du soleil, disparu derrière les collines. Le dessous des ailes apparaissait d’un blanc très pur, tandis que le corps était d’un jaune éclatant.

Soucieux, les vieillards et les prêtres discouraient à l’écart. Primitives, leurs imaginations ne concevaient pas un tel phénomène. Les dieux irrités envoyaient-ils un messager de mort pour les punir ? Fallait-il, pour désarmer leur colère, allumer les bûchers et faire un sacrifice de chevaux et de moutons ?

Craintif un peu, le peuple s’émerveillait. Tout d’abord, l’oiseau avait piqué droit vers la mer, comme pour gagner le continent grec. Mais, parvenu au-dessus des flots, il avait tourné sur sa droite et décrivait maintenant sur l’île des orbes concentriques, avec le plateau comme centre.

Petit à petit, ses dimensions semblaient grandir. Il s’abaissait. Et dans la nuit devenue plus sombre, il y avait de brusques remous dans la foule qui redoutait de le voir s’abattre. L’étrange bête inconnue pouvait être féroce. Un commandement des vieillards fit s’éloigner les enfants et les femmes.

Brusquement, ce qui n’avait été que mystérieux devint terrifiant.. Fugitive, une lueur empourpra le ciel. Nette et brillante comme une épée, une flamme avait jailli du corps de l’oiseau Puis ce fut son aile gauche qui s’embrasa, et aussitôt vint la chute. Un trait de feu unit une seconde la terre aux nues. Un instant, le volucre éclaira les buissons de lentisques où il était tombé. Puis ce fut la nuit…
 

*

 

La curiosité plus forte que la peur, tous s’étaient précipités. Et la révélation du réel fit pâtir d’émoi les vieillards et les prêtres. L’oiseau n’était pas vivant, mais était dirigé par une volonté humaine. Au centre d’une sorte de barque étroite et longue, faite de poutrelles légères, écrasées par le choc, gisait un inconnu aux traits réguliers et purs. La couleur du visage et des mains était d’un rouge ocreux. Son corps s’enveloppait d’un vêtement d’une seule pièce, fait d’un cuir noir, souple et doux au toucher.

Muets devant l’effarant prodige, ces hommes à peine sortis de la nuit des premiers âges considéraient l’oiseau divin habité sans doute par un dieu. Craintivement, ils touchaient l’aile intacte aux fines nervures, tendues d’une résistante étoffe blanche. D’autres ramassaient des débris de métal, brillant comme l’or, mais infiniment léger. Il y avait encore ce qu’ils jugeaient être le cœur de la bête volante, fines tubulures, cylindres massifs, roues semblables à celles des chars guerriers, tout un ensemble de choses irréelles et jamais entrevues, même dans les rêves.

Maintenant, l’inconnu semblait se réveiller. Ses yeux s’ouvrirent à demi. Il essaya de se soulever sans y parvenir, les membres rompus sans doute, et repoussa d’un faible geste les mains tendues vers lui. En eux-mêmes, les prêtres s’étonnaient de voir ce dieu lutter contre une mort prochaine. Avidement, ils se penchèrent, osèrent une question. D’où venait-il ? Du ciel, de la mer ? Brièvement, comme dédaigneux de la curiosité de ces barbares, l’homme murmura deux mots, son nom peut-être, et le pays d’où il avait pris son essor : « … Icare… Atlantis… » Puis il retomba, un sourire bizarre de mystère et de défi sur les lèvres.
 

*

 

Et déjà naissait, dans ces âmes primitives, la Fable qui, jamais écrite et toujours déformée, devait égarer les générations à venir.
 
 

_____

 
 

(Jacques Deschaumes, in L’Auto, treizième année, n° 4101, 7 janvier 1912)

 
 

 

LE MYSTÉRIEUX BOLIDE

 

_____

 
 

« Et vous, Nat, il ne vous arriva rien d’extraordinaire, chez les Afghans ?

– Mais je n’étais pas avec eux, moi ! Dès mon arrivée dans l’Inde, j’avais été désigné pour une mission spéciale. Tandis que les camarades partaient vers le Nord en expédition, que vous autres étiez si bien tranquilles, (et il jeta un regard d’envie sur la salle à manger du club,) moi, j’étais vers le Tibet avec un interprète et une escorte de douze Gorkhas. J’étais très heureux, d’ailleurs. C’était une période d’aventures qui s’ouvrait et, à vingt ans, l’inconnu vous attire toujours. D’autre part, depuis l’expédition de Yunghusband, on respecte beaucoup par là les soldats de sa gracieuse Majesté, à condition qu’on parle peu, qu’on ne se confie pas et qu’on regarde de temps en temps derrière soi…

– Mais l’aventure, ô prudent et subtil Nat ?

– L’aventure ? Elle m’arriva pendant mon voyage de retour, à Mossum, un petit village perdu dans les contreforts de la montagne, au pied d’une grande lamaserie, comme on appelle là-bas les couvents de prêtres tibétains. Je ramenais avec moi de Lhassa un compagnon, James Kidd. Ce fut lui, précisément, qui découvrit le premier la « chose. » Kidd avait deux passions, la géologie et la chasse. Et dès que nous faisions halte, s’il abandonnait son marteau à concasser les pierres, c’était pour prendre son fusil et aller tirer sur tous les animaux qu’il rencontrait. Je n’avais rien à dire sur sa manie qui assurait nos repas et ce matin-là, je le vis partir avec plaisir. J’avais décidé de nous reposer deux jours à Mossum et je voulais, de mon côté, entrer en relation avec les lamas du voisinage.

Au repas de midi, Kidd manqua. Je fus très étonné. Ses absences n’étaient jamais longues et, bien que savant, c’est-à-dire distrait, il était exact. Il n’arriva qu’au soir tombant, surexcité, les habits déchirés par les ronces et boitant presque de fatigue. Il n’avait pas la moindre pièce de gibier, protesta qu’il avait horriblement faim et jura qu’il ne répondrait à mes questions qu’après s’être solidement garni l’estomac. Et ce ne fut qu’après avoir dévoré comme trois Irlandais affamés, bu son whisky et achevé son cigare qu’il consentit à s’apercevoir que j’attendais ses explications depuis deux heures.

Kidd, en même temps que géologue, est mathématicien. Ce qu’il dit est toujours clair et logique. Et ce fut justement la bonne ordonnance, la mesure de son récit qui en firent pour moi ressortir toute l’étrangeté, tout l’impossible.
 

*

 

Il était parti de notre camp vers 8 heures, avec deux Gorkhas. Il voulut gagner un petit bois qu’on apercevait de la tente et où il espérait trouver le gibier qu’il cherchait. Mais, en montagne, les distances évaluées de vue sont trompeuses et il n’arriva à son but que vers midi. Il fallait laisser un peu passer la chaleur du jour et il s’étendit sur l’herbe pour dormir.

Il fut brusquement tiré de son sommeil, de même que ses deux compagnons, par un sifflement prodigieusement fort et d’une tonalité très aiguë. Il fut aussitôt debout et s’aperçut que le bruit venait des hautes régions de l’air et augmentait de seconde en seconde, sans qu’il pût se rendre compte de ce qui le produisait. Puis, vers l’ouest, au-dessus des arbres, apparut un point brillant ; un long trait de feu zébra le ciel avec un éclat presque insoutenable, et presque aussitôt la terre trembla sous un coup sourd et prolongé. Dans le même instant, le sifflement s’était complètement arrêté.

La première idée qui vint à l’esprit de Kidd fut qu’un bolide de grosseur respectable était tombé à peu de distance, puisque le bruit de sa chute avait suivi de fort près sa première apparition. Il s’élança dans le bois et courut de toutes ses forces vers le point où il jugeait que le choc avait dû se produire. Et, de fait, il n’eut pas un long chemin à parcourir. Ses deux Gorkhas aux talons, il arriva bientôt dans une clairière où le phénomène avait eu lieu. Tout le lui indiquait. La cime d’un arbre, du côté ouest, avait été ébranchée, preuve quelle se trouvait sur la trajectoire du projectile céleste. La terre était crevassée en étoile et une poussière très tenue flottait encore dans l’air. Mais alors, James Kidd connut la plus forte surprise de sa vie. Il n’y avait rien dans la clairière, rien que le sol fendu et les branches cassées !

Il pensa d’abord que le météorite avait dû s’enfoncer dans la terre. Mais à cet endroit-là un plateau de roc affleurait, et c’était la raison pour laquelle les arbres n’y poussaient pas ! Tout de même, délibérément, Kidd marcha vers l’endroit où le choc avait forcément eu lieu, vers le centre d’où s’irradiaient les cassures du sol. Mais là, nouvelle surprise plus effarante que la première. Une chaleur, de plus en plus vive à mesure qu’il avançait, arrêta le savant et lui interdit d’aller plus loin. Et c’était une chaleur sans éclat, dont on ne voyait pas le foyer, foyer qui existait puisqu’il put tourner autour et que l’infernale chaleur devenait intenable à l’intérieur d’un cercle d’environ trente mètres de rayon.

Et Kidd voyait parfaitement la place où aurait été normalement ce foyer, au point d’où rayonnaient les crevasses du roc ! Et Kidd, durant trois heures, tourna en rond, exaspéré et inquiet. Il remarqua bien que lentement, trop lentement, la température s’abaissait, que le rayon du cercle défendu diminuait, mais les Gorkhas lui dirent que le chemin du retour était long, que la nuit pourrait les surprendre en route et qu’il fallait rentrer…

« Voilà, conclut Kidd, en me regardant, voilà où j’en suis. Si vous voulez partir, vous partirez seul ! Vous serez forcé de me laisser ici, car moi je n’abandonnerai la place que quand j’aurai tiré tout le mystère au clair !

– Et je vous y aiderai, répondis-je, car me voici maintenant tout aussi intrigué que vous ! »
 

*

 

La nuit qui suivit, je dormis peu, vous vous en doutez ! Mais au lever du soleil, quand je sortis de ma tente, je trouvai Kidd botté, prêt à partir, avec, disposé près de lui, tout son attirail de minéralogiste.

Pour aller plus vite, nous prîmes nos chevaux. Un Gorkha suivait avec les instruments de Kidd.

Ce fut une effrénée galopade. On se serait cru à Ascot ou au grand steeple de Liverpool. J’étais dans un état bizarre, curiosité exaspérée et puis terreur secrète de l’inconnu. Enfin, les chevaux s’arrêtèrent à la lisière du bois. Nous mîmes pied à terre et la clairière s’ouvrit.

Kidd poussa un juron. Nous n’étions pas seuls. Il y avait là une douzaine de lamas accroupis tout autour du point signalé par Kidd. Ces indigènes se balançaient lentement en chantant une mélodie au rythme prolongé et triste. Ils étaient commandés par un lama supérieur, à la robe d’un jaune d’or éclatant, qui nous salua, dès notre apparition, dans un mauvais anglais. Sur un ordre de lui, ses compagnons s’écartèrent et j’entrai dans le cercle, suivi de Kidd.

La description du géologue était exacte. Mais l’impression de chaleur avait disparu. Et maintenant on voyait quelque chose, non point au centre des crevasses en étoile, mais un peu à gauche. Et ce quelque chose était une ombre sur le sol, une ombre à peine violette, très légère, effectuant la forme d’un carré parfait. Nulle trace, par exemple, de l’objet qui produisait cette ombre. C’était exaspérant. Je m’approchai avec Kidd. Une sensation extraordinaire nous arrêta. Parvenus à l’endroit où l’objet devait être, nous fûmes repoussés en arrière. Nos mains tendues rencontrèrent une surface invisible, élastique et résistante, nous sembla-t-il, donnant, comment dirais-je, un toucher neutre, comme une toile d’araignée solide. Cela agrippait un peu les doigts. Kidd, découragé, grommela quelques paroles où il parla de démon et d’enchantements, ce qui prouvait que sa cervelle de savant était furieusement désorientée.

De nouveau, malgré ma répugnance, j’avançai les mains. La sensation se renouvela, mais plus précise. Et je sentis alors deux sensations doubles et peu compatibles.

Je voyais mes mains se projetant en avant, horizontalement et pourtant j’avais la conviction que mes doigts palpaient un objet de courbure accentuée dont ils suivaient la déclivité.

À ce moment, Kidd poussa un cri d’étonnement. Je me tournai vers lui. D’un geste, il me montra l’ombre de l’objet. Sous nos yeux, l’ombre changeait de forme. Le soleil, en montant sur l’horizon, devait éclairer la chose mystérieuse sous un autre angle, et de carrée, l’ombre lentement se mua en un cercle de même étendue. Kidd me regarda et à voix basse murmura ces mots : « La quadrature du cercle, Nat !… »

Puis nous reculâmes, décidés à attendre un événement quelconque.
 

*

 

Alors, le lama chef se détacha. Les chants de ses compagnons avaient cessé. Il passa près de nous et, à ce moment, je remarquai ses yeux. Les pupilles et l’iris étaient laiteuses et brouillées. Il était aveugle.

Il fit comme nous. Il palpa le bolide invisible avec une expression d’intérêt passionné. Il avait l’air de reconnaître une chose qu’il avait déjà, non pas vue, mais comprise. Et, se tournant vers nous, il commença, dans son mauvais anglais un discours que Kidd et moi nous ne comprîmes qu’à demi. Je me rappelle qu’il y était question de quatrième dimension, de message d’une autre planète et autres choses semblables. Puis il cria qu’il sentait en creux des caractères d’écriture… qu’il sentait même une sorte de ressort.

Ce fut alors le dernier acte de l’étonnant mystère. Soudain, le lama poussa un gémissement sourd, tournoya sur lui-même et s’affaissa. Il était mort, les membres raidis, la face convulsée, comme frappé par un choc électrique. Les autres lamas recommencèrent leurs chants cadencés.

Et de ce moment, fût-ce l’effet du prétendu ressort touché par le Tibétain, le bolide inconnu commença de fondre. De cette fonte, j’en suis sûr, car, en se liquéfiant, le météorite perdit ses propriétés mystérieuses, devint soumis à nos lois de gravitation, de pesanteur. Et à mesure que les heures s’écoulèrent, nous vîmes se former une mare goudronneuse d’aspect, faits d’une boue noire qui fuma légèrement sous les rayons brûlants du soleil de midi…

Quand nous fûmes sur le chemin du retour, Kidd et moi nous devions pas mal ressembler à ceux-là de Carthage, lorsqu’ils avaient osé soulever le voile de Thanit la Terrible…
 
 

_____

 
 

(Jacques Deschaumes, in L’Auto, douzième année, n° 4054, mardi 21 novembre 1911)

 
 

 

L’ÉPREUVE

 

_____

 
 

« On dit qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, s’écria le banquier Harvey ; eh bien, j’estime que la sagesse des nations s’est trompée ! En réalité, l’acte initial procède toujours d’un mouvement irréfléchi et, fort souvent, on se reprend à la récidive.

J’en puis parler d’expérience, ayant trébuché devant que me résoudre à être désespérément honnête toute mon existence.

L’annonce, il y a trente ans, de mes millions à venir, m’eût trouvé fort incrédule. À cette époque, las de végéter à Paris, j’étais allé crever de faim en Amérique. New-York avait promptement vu s’en aller ma dernière chemise et mon ultime dollar, et je regrettais déjà d’être venu si loin pour y mourir si vite, quand je fis la connaissance, dans un bouge, du célèbre Harry Perran.

Ce nom ne vous dit pas grand-chose. Mais, à ce moment-là, sa renommée était bien établie, encore qu’elle se cantonnât dans le monde des détectives et de la cambriole. Harry devait sa gloire à son habileté non pareille à sonder les coffres-forts les mieux défendus. Ses victoires contre les serrures les plus compliquées ne se comptaient pas et il n’avait encore trouvé porte de prison rebelle qu’il n’eût contrainte de s’ouvrir devant lui.

Lorsque je le connus, cet homme de génie pensait à se retirer des affaires. Mais comme il lui manquait quelques rentes pour couler des jours tranquilles loin des policiers trop curieux, il décida de s’approvisionner dans les caisses de Mortimer Hobson, le roi des blés.

Ses sophismes et son audace eurent raison de mes scrupules. Il me proposa de l’aider et enleva mon consentement…

Je me vois encore pénétrer avec lui, entre deux rondes de policemen, dans un somptueux hôtel de la Cinquième avenue. Maître et serviteurs, tout dormait dans la maison.

Ses renseignements étaient précis. Après avoir coupé les fils électriques d’alarme, le cabinet de travail du milliardaire s’ouvrit. Nous savions que l’or était là. De lourds rideaux nous isolaient du dehors et, malgré moi, j’admirai la tranquille assurance de Perran qui, derrière nous, ferma la porte et alluma le lustre. Il avait l’air d’être chez lui. Ses outils, un tas de petites choses d’acier fines et brillantes, furent étalés sur le tapis dans un ordre méticuleux. Aucune gêne, nulle précipitation.

Ses préparatifs terminés, il inventoria la pièce. Devant la porte qui nous avait donné passage, un grand panneau d’acier occupait toute la muraille.

C’était la citadelle qu’il s’agissait de forcer. À l’examiner, Harry eut un léger sifflement d’admiration. Il n’apparaissait ni serrures, ni boutons. Pas de traces de mécanisme extérieur.

Pour moi, je ne partageais pas l’optimisme de mon compagnon. Une angoisse obscure me travaillait. Je trouvais que cela marchait trop à notre gré. L’absence de tout veilleur de nuit, de toute défense avancée me gênait. Je trouvais singulièrement menaçante la confiance du milliardaire.

Cependant, Harry agissait. Il avait résolu de percer dans la paroi une ouverture de la grandeur du poing.

D’un chalumeau jaillit une flamme vive et brillante qu’il promena circulairement. Puis ce fut un jet d’oxygène, et – immédiat effet de la contraction du métal – il se dessina une fine craquelure ronde, de la dimension désirée.

« Tu vois, petit, me dit Perran à voix basse, c’est découpé comme dans du beurre. Un bon coup là-dessus et la main passera, c’est du beau travail ! »

En plaisantant, il fit le geste du boxeur. Ainsi qu’il l’avait annoncé, sans nul effort, le bras s’enfonça comme s’il avait troué le mur.

Il voulut alors tout naturellement revenir en arrière. En vain ! Il ne put se dégager. En même temps, je l’entendis pousser un cri étouffé.

Je me penchai sur lui. Au même instant, il tournait la tête vers moi. Jamais je n’oublierai l’expression de sa face. J’y lus quelque chose d’horrible. Il balbutia :

« Je ne sais pas ce qui m’arrive… je ne peux plus retirer ma main. Il me semble que, de l’autre côté, on m’immobilise, on m’attire malgré moi !… Et cependant, c’est fou, je ne sens pas d’étreinte autour de mon poignet, et mes doigts jouent librement… Et puis, avec ça, je me suis coupé sur les bords de l’ouverture… »

Un temps se passa. Je le vis tendre ses muscles, se raidir, s’arc-bouter pour échapper au piège mystérieux. Il n’y arriva pas et commença à gémir. Puis ce fut un hurlement ! Son bras, qui n’était engagé que jusqu’au coude, disparut brusquement jusqu’à l’épaule. Et il y eut, à la même seconde, un bruit bizarre, tenez, comme ceci : « Gloupp. » Cela ressemblait à un halètement de bête vorace qui s’étrangle en avalant trop vite.

Voyez-vous bien maintenant la scène ? Perran était complètement collé au mur. Sa main libre griffait l’acier, et, des genoux, de la poitrine, de la tête, il tentait de se libérer.

J’avais joint mes efforts aux siens. Je l’avais saisi à bras-le-corps. Mais j’aurais été dix fois plus robuste que j’aurais échoué.

Malgré ses cris, l’hôtel continuait à dormir ou faisait semblant.

Je vis alors quelque chose de plus épouvantant que tout : Harry était une brute sanguinaire et forte. Eh bien, sous mes yeux, sa nuque et ses oreilles, tout à l’heure d’un rouge vif, devinrent pâles comme de la craie.

Véritablement, en dix minutes, je le vis maigrir, littéralement. Et ses vêtements, naguère étriqués, flottèrent sur son torse aminci. Je suis sûr qu’il serait tombé s’il n’avait été comme cloué au mur. Alors, l’abominable vérité me déchira l’esprit. Je compris l’atroce invention de Mortimer pour défendre son bien.

De l’autre côté de la paroi d’acier, c’était le vide ! Oui, le vide pneumatique ! Et Harry, qui s’était coupé en enfonçant le mur de métal, Harry se vidait, entendez-vous ? Par la déchirure de son bras, déchirure sans cesse agrandie, tout le sang et tout ce qu’il y avait dans le misérable de chair liquide, était parti, aspiré, ventousé comme par un poulpe géant.

Et Perran était maintenant un squelette revêtu d’une peau flasque et d’habits trop larges…

Je pris la fuite, la folie au cerveau, et le froid dans les mœlles. Mais, désormais, j’étais voué à l’honnêteté, vacciné pour la vie… »
 
 

_____

 
 

(Jacques Deschaumes, « Contes des mille et un matins, » in Le Matin, trentième année, n° 10764, dimanche 17 août 1913 ; repris dans Le Journal du Dimanche, nouvelle série, n° 251, dimanche 14 septembre 1913. Illustrations de Roland Topor)