Les gens qui ne voient pas clair affirment qu’il n’y a plus de créatures surnaturelles. Ils nient l’existence des fées et de toutes les déesses qui ont toujours habité la terre. Ils se trompent lourdement. Il est encore permis de surprendre Diane dans les bois ; mais il faut l’y chercher à une heure favorable. Il va sans dire qu’elle ne se montre pas au milieu du jour. Elle ne s’expose pas aux regards sacrilèges de la foule et elle redoute la brutalité des automobiles. Elle ne veut pas que ses grands lévriers soient écrasés par une quarante-chevaux. D’ailleurs quand Actéon la vit se baigner, la lumière était atténuée et c’est au clair de lune qu’elle se penchait sur Endymion. Pour la rencontrer il convient de se promener très tôt ou très tard. Elle est, comme toutes ses pareilles, amie de l’aube et de la nuit.

Je n’étais pas allé à Ville-d’Avray pour m’entretenir avec des nymphes, mais seulement pour goûter le charme du printemps. Les nouveaux rayons du soleil nous paraissent si doux ! Il y a dans l’air je ne sais quoi qui nous réjouit et nous grise. Est-ce le parfum subtil des arbres fruitiers en fleurs ? Nous éprouvons tous le besoin de respirer largement. Nous étouffons dans les rues de la ville. Il faut que nous ayons du moins l’illusion de la campagne et de la nature. Il n’est pas nécessaire de faire un long voyage. Autour de Paris s’étendent des paysages merveilleux. Il n’y a pas une ville qui possède une telle parure. Tous ceux qui ont roulé sur les routes pendant des semaines et des semaines sont émus d’une sainte admiration quand ils reviennent vers la capitale. Comme les coteaux s’inclinent avec grâce ! Quelles nuances dans les bois ! Et la sinuosité du fleuve ! C’est un chef-d’œuvre de goût et de mesure. Certainement, on trouvera ailleurs des couleurs plus riches, des points de vue plus sauvages, mais non une aussi pénétrante harmonie.

Les étangs de Ville-d’Avray ont, le matin, un charme incomparable. Les arbres qui les dominent et les abritent leur donnent de la sérénité. Ces hauteurs boisées leur créent une ombre religieuse. Sur l’autre rive, il y a des restaurants. L’un d’eux est illustre grâce à Alphonse Daudet qui y conduisit Sapho et ses amis. Mais en cette saison, à l’aube, ces établissements sont tranquilles. Il n’y a pas un mouvement qui trouble le calme de cet endroit. Des vapeurs traînent paresseusement sur l’eau. Seule l’agitation de la journée les pourra dissiper. La lumière argentée est encore presque nocturne.

Or, tandis que je flânais, j’aperçus trois jeunes femmes qui formaient un beau groupe. Je dois avouer qu’elles étaient très légèrement vêtues, ce qui est contraire à l’hygiène et à la morale. Cependant, leur nudité me parut chaste. Elles ressemblaient à ces divinités antiques que M. René Ménard place, avec quelques ruines, dans ses paysages. Je crus tout d’abord que j’avais devant moi les modèles de ce peintre à l’âme hellénique. Je me disais :

« Sans doute, l’une va entrer dans l’eau et prendre l’attitude nécessaire. Elle sera recueillie et sereine, tandis que les deux autres danseront sur la rive. »
 
 

 

Mais c’est en vain que je tentais d’apercevoir l’artiste. Je ne voyais pas son chevalet et je dus me dissimuler derrière un arbre pour ne pas effaroucher ces inconnues qui venaient vers moi. Elles étaient blondes toutes les trois. Si un peintre les avait choisies, il est probable que l’une seulement aurait été blonde, et l’autre brune, et la dernière rousse. Cette réflexion m’empêcha de penser plus longtemps que j’étais en présence de modèles..

Elles disaient :

« Iris, ma sœur, t’en souviens-tu ? C’est ici qu’il venait !…

– Oui, Chloé, et c’est à cette heure !

– Et comme il nous aimait !

– Et comme nous l’aimions, Lydie ! »

Il est rare que des modèles s’appellent Iris, Chloé, Lydie. On les nomme plutôt Georgette, Suzanne… Je fus sur le point de conclure que j’écoutais des femmes de lettres. Nul n’ignore que certaines d’entre elles ont un goût très vif pour l’antiquité et ses costumes. D’ailleurs, un grand nombre de nos contemporains montrent une dévotion particulière pour la civilisation hellénique. Il est fâcheux qu’ils adorent souvent Athènes afin de justifier certaines bizarreries d’habillement et les caprices inquiétants de leur sensibilité. Ils se cachent derrière le Parthénon. Mais je vis bientôt qu’Iris, Chloé et Lydie n’étaient ni des intellectuelles, ni des déguisées, ni des détraquées. J’étais en présence de trois bonnes nymphes, de trois nymphes authentiques. Elles s’étaient approchées de la petite fontaine qui rappelle le souvenir de Corot et elles regardaient le médaillon qui évoque l’image du peintre.

« Ce n’est vraiment pas assez !

– On ne le reconnaît pas !

– On ne se rend pas compte de sa bonhomie !

– Il était si simple et si bon ! Tu te rappelles, Iris ? Tu t’en souviens, Chloé ? Comme il nous aimait ! Quand il venait le matin vers l’étang, il se hâtait de nous sourire. Depuis qu’il est mort et célèbre, d’autres paysagistes s’installent ici. Ah ! nous en avons vu des peintres, des peintres !… Ils copient les eaux, les arbres, le ciel. Mais ils ne nous regardent pas.

– Ils ne nous aperçoivent pas. Ce n’est point leur faute. Ils pensent qu’on voit tout avec les yeux. Ils se vantent d’avoir de l’œil et de la patte.

– Notre cher ami possédait une autre vision. C’est pourquoi il nous découvrait et c’est pourquoi nous l’adorions. Nous disposions pour lui les brumes légères dont s’enveloppent les compagnons de Titania et d’Obéron. Ce n’était pas le songe d’une nuit d’été, mais ce fut toujours ici le rêve d’un matin de printemps, d’une aube d’été ou d’automne.

– Il nous aimait !

– Nous nous penchions sur son épaule et, sans qu’il le remarquât, nous jetions sur la toile presque achevée une poussière impalpable, mystérieuse. Le tableau devenait transparent, précieux, irréel. Parfois, il ne pouvait se défendre contre un accès de joie, mais non d’orgueil. Il s’accordait cet éloge : « Ce n’est pas mal ! » C’était un homme qui accomplissait sans vanité sa besogne quotidienne. Il n’avait pas le désir du luxe. Il ne se souciait point de posséder un hôtel et de recevoir, sur son yacht et dans ses salons, l’élite de la société parisienne ou les plus riches amateurs d’Amérique. Il n’avait pas de belles relations puisqu’il se contentait de notre camaraderie…

– De notre tendresse ! »

Ainsi parlaient Iris, Chloé, Lydie, et je ressentais une grande vénération pour le peintre qu’elles avaient aimé.

« Il aurait bien ri, reprit Chloé, si quelqu’un lui avait annoncé que certains de ses paysages seraient payés un jour des centaines de mille francs. Quoi ! Cette toile qu’il exécutait avec une belle tranquillité vaudrait une fortune ! On la pourrait échanger contre une belle maison avec un grand jardin ! Si nous lui avions annoncé un tel événement, il aurait haussé les épaules.

– Il est heureux qu’il n’ait pas soupçonné cet avenir. Il aurait été moins sincère. Seuls les artistes qui ne sont point riches gardent de la fraîcheur et de l’ingénuité. C’est leur revanche.

– J’ai souffert cependant, l’autre jour, dans cette salle des ventes, quand on offrait aux amateurs le tableau de notre vieil ami. Je songeais aux belles matinées qu’il connut ici, loin du monde. Il peignait pour lui et pour nous. Cette adoration, qu’il ressentait pour nous a aujourd’hui un cours. Ces témoignages de sa fidélité sont tarifés. Ils entrent dans des collections. Il y a là quelque chose de sacrilège.

– Hélas ! les objets du culte servent aujourd’hui d’ornements dans les salons. Les chasubles sont des couvertures pour piano et les châsses, qui continrent des reliques, sont des coffrets à bijoux. On publie les lettres d’amour, on divulgue les secrets les plus intimes. Il serait donc vain de protester parce qu’on met aux enchères des tableaux que nous avons inspirés.

– Mais ces toiles sont un peu notre œuvre !

– Tu réclames des droits d’auteur ?

– Il m’est cruel, de penser que ces traces de communion avec nous sont devenues des marchandises. On demande cent mille francs pour le sourire de la nymphe… Cent dix !… Cent vingt !… Deux cents !…

– C’est un prix ! Ça ne te flatte pas ? Tu n’es pas fière de penser qu’on dépense des fortunes pour posséder notre reflet ?

– Crois-tu qu’on aime réellement ce reflet qu’on achète si cher ? Non, non ! Nous ne sentons plus autour de nous le candide amour que nous offrait chaque jour notre vieil ami. »

Elles s’inclinèrent devant la médiocre image du peintre. Elles avaient des attitudes très belles. Mais un volet, brutalement poussé, claqua.

À une fenêtre de l’hôtel voisin apparut une Montmartroise au visage maquillé, aux cheveux fous. Elle cria :

« Albert ! Albert ! Viens voir ! Des dames qui semblent sortir du bal des Quat’z-Arts ! »

Les nymphes poussèrent trois petits cris et s’évanouirent. Un grand gaillard arrivait près de la Montmartroise :

« Où donc sont-elles ? Il n’y a rien ! Tu es tout à fait folle ! »

Elle murmura :

« C’est étonnant ! J’avais bien cru voir… »

Il haussa les épaules et déclara :

« Puisque je suis levé, je vais m’habiller et faire une étude. Mais regarde. On a beau s’éveiller de bonne heure, on ne voit jamais l’étang comme l’a peint Corot. Je ne sais pas comment il regardait ! »

La Montmartroise conclut :

« Il avait du métier ; mais il n’était pas sincère ! »

Et elle ferma la fenêtre.

En effet, il n’y avait plus sur l’eau cette lumière vaporeuse et argentée. Elle avait disparu avec les trois nymphes de Ville-d’Avray.
 
 

 

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(Nozière, « À Bâtons rompus, » in Le Temps, cinquante-deuxième année, n° 18532, samedi 30 mars 1912 ; Jean-Baptiste Camille Corot, « Ville-d’Avray, L’Étang au bouleau devant les villas, » huile sur toile, 1872-1873 ; Émile-René Ménard, « La Ronde au crépuscule » et « La Baigneuse »)