Je sais que le récit que je vais rapporter sera traité de fable par nombre de personnes, mais cela ne m’impressionne pas, d’abord parce qu’il n’est que l’expression de la vérité, ensuite parce que la moquerie se retournera, pour tout homme intelligent, contre ceux qui me l’auront décochée : n’est-il pas ridicule et absurde en effet de nier un fait parce qu’il sort des limites de l’ordinaire ? N’est-il pas contraire au bon sens et à la réalité de croire la faible science humaine parvenue à la limite des connaissances possibles et de s’imaginer qu’elle n’ait plus rien à apprendre ni à découvrir ? Quoi qu’il en soit, je vais raconter fidèlement et simplement ce que j’ai vu, et ce qui nous advint, à mon infortuné camarade Edward Douglas et à moi, au cours de notre voyage sur les côtes de Norvège.

Ce voyage, à bord du brick-goélette le Dumbarton, un beau voilier muni d’un moteur auxiliaire à pétrole, avait un but scientifique consistant dans la détermination des courants qui règnent sur les côtes du nord de la Scandinavie et de leur liaison avec ceux du large de l’Océan ; nous devions aussi nous livrer à des observations astronomiques et surtout météorologiques.

Le personnel de l’expédition, outre l’équipage du brick, comprenait huit personnes, parmi lesquelles j’étais le seul Américain, les autres étant tous Anglais. Mais comme nous avions équipé le navire avec nos deniers, nous étions libres de nos actes et nous en profitions pour nous livrer aux plaisirs de la chasse, de la pêche et surtout des excursions, dont les fjords de Norvège nous offraient une inépuisable mine.

Celui de Rœsolfs, appelé aussi baie ou crique de Norden, est un des plus curieux ; profond de près d’une lieue, encaissé entre de hautes murailles de rochers à pics qui atteignent parfois une hauteur de plus de cent cinquante mètres, il présente rarement une largeur maxima de cent mètres et parfois il se rétrécit au point que deux barques n’y sauraient passer de front. Mais ce qu’il offre surtout de curieux, c’est qu’à son extrémité, il se continue par une immense caverne marine, en tout semblable à la partie que je viens de décrire, sauf qu’il y règne une voûte continue, si élevée parfois que la lumière des lampes électriques ne la découvre pas ; cette caverne mesure près d’un kilomètre de long, puis, soudain, le plafond de roches s’abaisse et atteint le niveau de l’eau : impossible d’aller plus loin, mais les gens du pays, nous avait-on dit, étaient convaincus qu’au-delà existait un lac souterrain où personne n’avait jamais pénétré. Ce n’était là qu’une hypothèse, mais elle nous intéressait vivement, car, tous, nous étions plus ou moins géologues.

Depuis une huitaine que le Dumbarton était mouillé à l’entrée du fjord, mon inséparable ami et compagnon Douglas et moi avions fait, dans le petit canot du bord, plusieurs excursions dans cette curieuse grotte, sur les parois de laquelle nous avions récolté ample moisson de coquillages assez intéressants ; mais toujours, nous avions été arrêtés par cette maudite barrière de rochers. Or, un matin, par la marée basse, nous partîmes à nouveau pour une dernière promenade – car le brick devait appareiller le lendemain ; – nous emportions quelques engins de pêche, lignes et filets, les éléments d’un modeste déjeuner et nos fusils de chasse, dans l’espoir de tirer au retour quelques oiseaux de mer.

Quand nous eûmes pénétré au fond de la caverne, en nous amusant des résonances étranges qu’y déterminait le bruit de nos voix, et des jeux de la lumière électrique sur les parois brillantes de salpêtre et tapissées de stalagmites, nous eûmes une surprise : une sorte de chenal, large d’environ trois mètres et haut de cinq, se découvrait dans la paroi rocheuse limitant la cavité, et ce chenal n’y existait pas la veille ; de cela, nous étions absolument sûrs et un rapide examen des lieux nous dévoila la cause du phénomène : un énorme bloc s’était détaché et avait disparu dans l’eau, et c’était à la place qu’il occupait auparavant que s’ouvrait le canal. Nous nous approchâmes curieusement de l’entrée, et la lueur de nos lampes nous montra que, autant que nous pouvions nous en rendre compte, les habitants de la côte disaient vrai : il y avait au-delà une deuxième caverne, comme la première pleine d’eau, mais dont nous n’apercevions point le fond malgré la puissance de nos luminaires.

Mon ami et moi, nous nous consultâmes du regard, puis, sans rien dire, en deux coups de rame, nous traversâmes le passage qui n’avait pas plus d’une dizaine de mètres de longueur ; l’instant d’après, nous voguions lentement sur une immense nappe d’eau que, presque certainement, des êtres humains n’avaient jamais parcourue ; elle était bien plus vaste que la première et j’évaluai à cinquante mètres au moins la hauteur moyenne de la voûte, avec une largeur d’au moins cinq cents. Nous admirions en silence, donnant de temps à autre un coup d’aviron pour entrer plus avant dans cette mystérieuse retraite ; l’eau y était complètement immobile ; pas un souffle de vent n’agitait l’air, qu’au bout de quelques minutes nous commençâmes à trouver lourd et difficilement respirable. Le silence était si complet, si écrasant, qu’il ne tarda point à nous sembler pénible, et une vague terreur contre laquelle nous luttions en vain nous envahissait : si pourtant un nouvel écroulement fermait l’étroit goulet par lequel nous étions venus ? Quel sort abominable serait alors le nôtre !

« Retournons, voulez-vous ? » 
me dit à mi-voix mon ami.

Sa voix frémissait à son insu et la lampe électrique tremblait légèrement dans sa main. Je pris les avirons pour faire virer la barque, mais, au même moment, une sorte de râle étouffé, que je ne devinai pas tout de suite, sorti de la gorge de mon compagnon, m’arrêta. Je vis Douglas, les yeux dilatés par l’épouvante, fixer un point à sa droite et je regardai aussi de ce côté.

« Juste ciel ! murmura-t-il, 
qu’est-ce que cela ! »

Cela, c’était une bête monstrueuse, fantastique, invraisemblable, qui apparaissait en plein dans la lumière de notre lampe, nageant lentement à la surface de l’eau. Ce que nous en apercevions peut se décrire ainsi : la tête était un peu celle du rhinocéros, mais trois fois plus grosse, et avec trois immenses cornes recourbées au lieu d’une ; de plus, le front et les tempes étaient garnis d’espèces d’écailles épineuses, brunes et brillantes, que l’on retrouvait également par plaques sur le corps. De ce corps, que dirai-je ? Ce qui en émergeait était formidable ; c’était en somme par la forme celui du rhinocéros, mais amplifié de façon à atteindre au moins onze mètres de long, non compris le crâne qui en comptait au moins deux ; des touffes de poils d’un roux sale s’étalaient çà et là sur la peau noirâtre et, derrière, une toute petite queue frétillant en l’air. Détail qui ne me frappa que plus tard, je crois pouvoir assurer qu’il n’existait aucun appareil de vision : pas traces d’yeux ni de paupières…

Nous restions là, assis sur nos bancs de nage, médusés, brandissant nos lampes d’une main mal assurée. Je me souviens avoir fait un mouvement pour saisir mon fusil, mais l’absurdité de ce geste m’apparut aussitôt ; une carabine à éléphants elle-même n’eût pas, j’en suis convaincu, eu raison de ce monstre : que pourraient nos malheureuses charges de plomb, sinon le mettre en fureur ?

Il glissait lentement et sans le moindre bruit à la surface des flots : évidemment, il savait que nous étions là, qu’auprès de lui se trouvaient des êtres qu’il ne connaissait point. Quel sens subtil et ignoré lui révélait notre présence ? Je ne saurais le dire, mais ce qui est sûr, c’est qu’il tournait autour de la barque, de même qu’un tigre, par exemple, rôde en cercle à quelques mètres d’une proie sur laquelle il n’ose bondir de crainte qu’elle ne cache un piège. Puis, tout doucement sa gigantesque masse vira et s’avança…

Nous étions glacés, incapables de faire un mouvement ni d’articuler un mot. Mon ami, cependant, laissait entendre sans s’en douter une sorte de plainte continue et il tremblait tellement que le canot en était agité. La tête apocalyptique de la bête n’était plus qu’à la distance d’une dizaine de pas quand Douglas se redressa soudain et poussa un cri strident qui me fit bondir sur mon banc, puis il tomba à la renverse, faisant du même coup chavirer la légère embarcation. L’eau me submergea et quand, d’un vigoureux coup de talon, je revins à la surface, je ne vis plus rien : tout était noir, les lampes étant naturellement éteintes.

Après, je ne sais plus guère ce qui s’est passé, et je crois que Ja terreur dut quelque temps oblitérer mes facultés ; peut-être certaines personnes estimeront-elles que je ne fis pas montre d’une vaillance ni d’un sang-froid hors ligne, mais il faut avoir passé par de semblables émotions pour se permettre de porter un jugement. L’instinct dut me ramener à l’issue vers laquelle m’avait guidé une vague lueur, et là, épuisé de fatigue et d’émotion, je réussis à me hisser sur une saillie de roc où je restai cramponné jusqu’à ce qu’un canot envoyé par le capitaine du Dumbarton, qu’inquiétait notre absence prolongée, me recueillît.

Du monstre et de Douglas, nul vestige. Le premier avait disparu, le second s’était noyé et nous ne retrouvâmes point son cadavre. Mon récit fut accueilli avec une incrédulité à peine voilée et je vis bien que ma conduite était sévèrement jugée ; je sus que des commentaires désobligeants en avaient été faits et je quittai l’expédition peu après, pour gagner l’Allemagne où j’avais d’assez nombreuses relations dans le monde scientifique. C’est là qu’un savant des plus distingués, M. M…, m’apprit que l’animal aperçu dans la caverne avait bien existé, autrefois, à une époque contemporaine de celle du fameux diplodocus. La science l’avait classé sous le nom de tricératops, mais il avait toujours été considéré comme un animal terrestre, et non aquatique ni même amphibie. Quant à expliquer sa présence dans la grotte, à quoi bon se lancer dans le champ immense des hypothèses ? M. M…, fort intéressé, fit lui-même, je le sais, le voyage de Rœsolfs dans l’espoir d’apercevoir le monstre, mais en vain ; d’ailleurs, d’autres lacs inaccessibles continuent celui où j’avais pénétré.

Malgré tous les doutes et les 
démentis, j’ai vu, et je suis sans 
doute le seul homme au monde 
qui se soit trouvé, autrement qu’en
 rêve, en présence de l’un des formidables représentants des espèces disparues.
 
 

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(J[osé] M[oselli], « Aux prises avec les bêtes féroces, » in L’Intrépide : aventures, voyages, explorations, quatrième année, n° 183, dimanche 16 novembre 1913 ; couverture illustrée par Léon Roze)