Le vestiaire des poètes

 

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Un jeune écrivain, M. Gustave Le Rouge, corrige en ce moment les épreuves d’un curieux manifeste dans lequel il émet une idée peu banale. Il s’agit de fonder le « Vestiaire des Arts et des Lettres. »

M. Le Rouge, en effet, considère que poètes et artistes pauvres ont peu d’argent à sacrifier aux frais de toilette, et que, minablement vêtus, ils risquent parfois d’être mal reçus là où ils se présentent.

D’autre part, M. Le Rouge sait que les riches n’usent pas leurs habits jusqu’à la corde.

Pourquoi ces privilégiés de la fortune ne donneraient-ils pas les costumes qui ont cessé de leur plaire aux jeunes écrivains et aux jeunes artistes moins favorisés du sort ?

Voilà l’idée. Elle est pour le moins originale, et il serait gai, en effet, de voir nos futurs grands hommes coiffer les hauts de forme hors d’usage du prince de Sagan, et endosser les pardessus démodés de M. de Montesquiou-Fezensac.

Mais les bas bleus ne vont-elles pas réclamer les chapeaux de la duchesse d’Uzès ou les boléros de Mme de Castellane ?
 
 

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(« Échos, » in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, quatorzième année, n° 4725, lundi 3 mai 1897 ; Carl Spitzweg, « Der arme Poet » [Le pauvre Poète], huile sur toile, 1839)

 
 

 

LE VESTIAIRE DES ARTS & DES LETTRES

 

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Les poètes ont décidément d’étranges idées. En voici un, M. G. Le Rouge, qui doit regretter le temps béni où les rois pensionnaient les écrivains et où les ministres, comme Richelieu l’Écarlate, collaboraient, de nom tout au moins, à leurs productions.

Cet homme a rêvé l’extinction, non du paupérisme, mais de la défroque artistique. Son cœur s’est affligé sur les lamentables guenilles qui recouvrent les silhouettes minables des amants de la muse et des rapins aux feutres éplorés. Et il propose la fondation d’un vestiaire à la disposition des artistes et des écrivains pauvres.

Excellente idée, s’il s’agissait, par exemple, de fonder une caisse alimentée par des dons volontaires et dont les ressources iraient à l’achat de vêtements destinés aux besogneux intellectuels.

Mais M. G. Le Rouge prétend attendrir les bourgeois pansus, les fils de famille, les « possédants d’une position sociale, » et obtenir d’eux qu’ils fassent abandon des costumes qui auraient cessé de plaire. Ces costumes, au dire de l’auteur de la proposition, feraient encore les délices des écrivains et des artistes dans la dèche…

Sans compter qu’il faudrait sans doute apporter de nombreuses retouches aux pantalons et jaquettes ainsi abandonnés par des « ventres pleins » en faveur des « ventres creux, » il est plus que probable que peu de véritables artistes se plieraient à cette humiliation d’endosser des habits gras de crasse et de transpiration bourgeoise.

La misère noire, la faim tordant les entrailles, le grelottement sous les haillons, si l’on veut ; mais se ravaler à la domesticité revêtant les défroques du maître, jamais, M. G. Le Rouge !…

L’artiste véritable, l’artiste libre et fier, pâtit, endure toutes les privations, se consume et meurt par besoin ; mais a horreur de tout ce qui porte atteinte à sa dignité et à son indépendance, aussi bien de la récompense officielle et du diplôme estampillé, que de la charité blessante du bourgeois cossu et barbare.

Il est vrai que de plus en plus se font rares les artistes de cette trempe, en ce siècle où tout se vend et se troque : plume, palette, ciseau, conscience et cerveau…
 
 

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(« Alceste, » in Le Parti ouvrier, organe des travailleurs socialistes de France et d’Algérie, 3ème série, dixième année, n° 1365, vendredi 7 mai 1897 ; cet article a été repris successivement dans les n° 1366, 1367 et 1370 des 8, 9 et 19 mai 1897. John Joseph Barker, « Thomas Chatterton in His Garret, » 1860)