Vers minuit, les douleurs commencèrent. Des plaintes faibles, brèves, pressées comme les cris d’un jeune chien qui pleure, l’avaient réveillé : sa femme, à son côté, se tordait dans les premières convulsions de l’enfantement.

À la lueur jaunâtre de la veilleuse, le masque exsangue et flétri de Jeanne l’effraya. Il sauta du lit, passa vivement son pantalon, monta à la chambre des bonnes. Il prévint la vieille Anne : mieux que des jeunes filles, elle saurait secourir la malade, la réconforter, et lui faire accepter l’accablante épreuve.

Dès que la servante fut descendue, il se rasséréna. Au chevet de sa femme douloureuse, il se sentait gauche et incapable. À présent, il s’en remettait à la vieille femme, aveuglément, du soin de sauver Jeanne ; enfant, elle l’avait tenue dans ses bras, et, depuis la mort de sa mère, elle s’occupait des travaux de la maison. Dans sa grise et rude existence de paysanne et de domestique, elle avait assisté à tant d’accouchements, d’agonies et d’ensevelissements.

Il s’enfonça dans un fauteuil, pour y attendre le matin, patiemment, comme il adviendrait. Il lui semblait que la lumière du jour devait abattre la fièvre de sa femme et dissiper ses propres craintes.

Après avoir essuyé le front de la malade, Anne s’approcha à pas morts de son jeune maître :

« Voyez-vous, monsieur Henri, il ne faut pas vous effrayer. C’est le travail qui commence. »

Elle ajouta, avec une gravité solennelle :

« L’enfant viendra certainement aujourd’hui… »

Ces paroles lui furent bonnes. On aurait dit que la présence de la nourrice ramenait le calme dans la chambre. La respiration rapide et sifflante de la femme se régularisait, s’élargissait. Parfois, elle soupirait longuement, répétait la même phrase monotone, puis le souffle reprenait, vaste et puissant, avec ce rythme dolent des vagues, par les nuits blanches de lune.

Vers deux heures, la crise recommença, plus violente et plus âpre. Tout d’un coup, Jeanne sentit un choc intérieur qui la dressa sur son séant. S’appuyant sur le lit, de ses deux bras tendus, elle se tenait droite, la tête renversée, la face blême parmi les cheveux fous, la bouche grande ouverte et pleine de cris. Maintenant, c’était quelque chose de vivant et de hargneux qui se tordait dans son ventre, une force méchante qui s’acharnait à la faire souffrir. Elle retomba sur la couche, pesamment, et se prit à pleurer d’un gros chagrin d’enfant puni injustement, et que rien ne peut apaiser. Effarée par cette vie féroce qu’elle portait en elle, elle se débattait, se pressait les flancs, suppliait qu’on la délivrât, coûte que coûte. Lorsque ses yeux noyés de larmes rencontraient ceux de son mari, ils s’y attachaient, implorants et pleins d’une infinie détresse, mendiant le repos ou la mort.

Henri, angoissé, suivait avec horreur cette souffrance qu’il ne pouvait secourir. Il subissait ce remords et cet effroi de l’homme qui se sent lâche et petit devant le drame de la maternité. Il aurait voulu donner de sa chair et de son sang, afin de diminuer la douleur de la compagne d’amour.

La chambre aux murs jaunis, à la lueur tremblante de la veilleuse, avait l’aspect sinistre d’un lieu où se commet un crime.

Henri, les yeux égarés, s’approcha de la vieille servante et lui serra le poignet, nerveusement, d’une main tremblante. Il haletait.

« Ah ! c’est affreux… affreux !… Ça ne peut pas durer !… Pourquoi ne la délivres-tu pas ?… Anne, dis, ma bonne Anne, tu ne vas pas la laisser mourir… ma Jeanne… ma petite femme !… Tu n’es pas méchante pourtant !… Tu nous aimes bien… »

La vieille femme l’emmena vers la porte, dans le fond de la chambre.

« Vraiment, ce n’est pas raisonnable, monsieur Henri, de vous mettre dans un état pareil ! Ne dirait-on pas que Jeanne est en danger de mort ?… Eh bien ! vous feriez un fameux garde-malade ! »

Elle se tut un instant, devint pensive et dit enfin :

« Tout de même, il serait prudent d’aller quérir le docteur Picard. Voyez-vous ! dans ces moments-là, un médecin, c’est jamais de trop… »

Il approuva cette juste proposition, qui s’imposait. Il se jugea sévèrement de n’y avoir point songé lui-même. Il s’habilla en toute hâte. Il monta dans la chambre de son père. Le vieillard ne dormait pas. Il avait remarqué, durant le repas du soir, l’abattement de sa belle-fille et de quelle voix lointaine elle avait répondu à ses encouragements. À l’approche de son fils, son visage eut une expression d’interrogation anxieuse.

« Je vais chercher le médecin… Jeanne est dans les douleurs… J’ai laissé Anne auprès d’elle… Nous avons pensé qu’il serait sage d’avertir le docteur Picard…

– Tu as raison, Henri… on ne sait jamais ce qui peut arriver… Prends Bichette… Dans une heure et demie, tu seras de retour… »

Le jeune homme s’en fut à l’écurie, héla son garçon de ferme, lui ordonna d’harnacher la jument grise et de l’atteler au petit cabriolet. Puis il revint à la chambre à coucher, avec la volonté d’embrasser sa femme.

Dès le seuil, une odeur chaude de vie animale le suffoqua, lui donna la nausée.

Jeanne, parcourue de longs frissons qui la secouaient toute, râlait et claquait des dents. La vieille servante, penchée sur elle, lui séchait le front et les tempes, tout en lui prodiguant de douces paroles. Il fut impossible au jeune homme d’entrer. Il repoussa la porte, sans bruit, et partit brusquement.

Le petit jour, insinuant et louche, se répandait sur la campagne. Un brouillard dense pesait sur la terre, qui enfermait les choses proches, dans une ouate épaisse et bleue. L’air était vif et chargé d’eau.

La carriole filait, dans un bruit sec de gravier écrasé, que martelaient les sabots de la jument rapide. Le jeune fermier, abattu de crainte et de fatigue, ne pensait à rien, ne voyait rien, restait affalé sur la banquette, les guides lâches dans ses mains inertes. La jument, aux carrefours, tournait d’elle-même. Elle avançait, sûre et élégante, la tête haute, les oreilles droites, comme consciente de sa mission.

Arrivé aux premières maisons de la petite ville, le jeune homme sortit de l’hébétude où il était plongé depuis le départ. Il se rappela qu’il venait chercher le médecin. Le fracas du cabriolet roulant sur le pavé des rues étroites et vides résonnait dans sa tête endolorie, lugubrement. Enfin, il arriva devant une maison ancienne et sévère, sauta de la voiture et fit retentir, plusieurs fois, le marteau de la grand-porte.

Le retour ne fut pas moins pénible. Le vieux médecin sommeillait, enfoncé dans un coin de la voiture, perdu dans sa longue pèlerine au col relevé, la tête disparaissant sous un chapeau de feutre à larges bords. Il passait ainsi deux ou trois nuits par semaine, dans une voiture paysanne qui l’emportait vers une masure ou une ferme, le plus souvent il ne savait où.

Henri pensait à Jeanne en proie aux tortures. Il ne pouvait détacher de ses yeux l’image de sa femme angoissée et pantelante. Et les plaintes hurlaient toujours, dans ses oreilles.

Dans l’impatience de retrouver Jeanne et de connaître son état, il parlait à sa jument, la flattait, l’exhortait à presser son allure. De chaque côté de la voiture, et en sens contraire de sa direction, les grands peupliers fuyaient avec les tas de sable, les bornes et les rares maisons, tandis que se repliait, comme un immense éventail qu’on referme, le sombre damier vert et roux des bois, des labours et des plaines.

Enfin, les pignons de la ferme, flanquée de meules blondes, apparurent. La jument, sur un ordre à voix basse de son maître, allongea encore le pas, et, sans s’affoler ni chopper, prit le grand trot.

Henri réveilla le vieux docteur. Le bonhomme fut long à sortir de sa torpeur. Il descendit de la voiture, lentement, en gémissant et en se plaignant de ses rhumatismes. Impatient, le jeune homme parvint à l’entraîner auprès de la malade. Ils montèrent le perron, traversèrent le vestibule et la salle à manger aux meubles luisants et austères. Henri ouvrit la porte avec précaution. Ils pénétrèrent dans la chambre à coucher.

La vieille servante veillait toujours au chevet de la malade qui montrait, hors des draps rugueux, un bras nu et amoureusement modelé, un sein gonflé et blanc. La clarté pâle venant de la fenêtre n’était pas moins triste que celle de la veilleuse qui brûlait encore. Rien n’avait changé depuis le départ du jeune fermier.

Anne se leva.

« Toujours la même chose !… Elle a beaucoup souffert… pendant votre absence… »

Le vieux médecin s’approcha du lit, prit la main de Jeanne et, d’une voix grasse et plaisante :

« Eh bien ! voyons ! on ne reconnaît plus son vieux bonhomme de médecin ?… »

Il aimait cette jeune femme comme sa fille ; il la soignait depuis qu’elle était petite et, à chaque rencontre, il se plaisait à la taquiner. Il avait été consulté par les familles, au temps du mariage, et il s’était entremis, pour hâter le bonheur des jeunes gens.

La malade ouvrit les yeux, regarda ce visage plissé et tailladé de rides, puis elle murmura d’une étrange voix lointaine :

« Sauvez-moi, docteur… Sauvez-moi… Je vais mourir… »

Le médecin la railla, doucement, amicalement ; il la réconforta tout en l’examinant et en la palpant. Il réussit même à la faire sourire. Il la quitta, toujours plaisantant, en lui plaquant sur les joues deux gros baisers qui claquèrent.

Précédant le jeune homme, il passa dans la salle à manger. Le père les attendait. Il y eut un long silence durant lequel les deux hommes cherchaient à lire la vérité dans les yeux du docteur. Enfin, il parla : il dit qu’il lui était impossible de déterminer l’heure où l’enfant naîtrait, mais qu’au demeurant il n’y avait rien à craindre. Comme Henri lui faisait remarquer la faiblesse de sa femme, il répliqua, en riant :

« Gros malin, tu n’as donc pas remarqué que ce sont toujours les petites vaches, les auvergnates et les bretonnes, qui font les plus beaux veaux !… J’ai vu des petites femmes, toutes mignonnes comme la tienne, mettre au monde quasi des petits hommes ; et drus ! et vivants ! et avec toute la barbe, encore ! »

Il éclata de rire, heureux de sa facétie. Les deux hommes, gênés par cette gaieté inopportune, souriaient pour complaire à ce vieillard qui détenait la santé et la vie même de Jeanne. Mais le médecin, soudain pensif, ajoutait :

« J’en ai vu d’autres… il est vrai… à qui il fallait ouvrir le ventre… et à qui on arrachait l’enfant… de force… avec des pinces !… Un double assassinat !… Bon Dieu ! bon Dieu !… les pauvres femmes !… »

Le père et le fils, la tête baissée, frissonnaient. Ils accompagnèrent jusqu’au cabriolet le docteur qui, préoccupé de se bien vêtir, et de se caler confortablement, ne prenait point garde à l’effet produit par ses paroles.

« À tantôt… pas vrai !… Sur le coup de trois ou quatre heures !… Avant de rentrer à la maison, il faut que je passe à la ferme des Granges… Avez-vous su que Guyard, le fils Eugène… Tiens ! oui, j’oubliais… Henri, vous avez fait votre service ensemble ? Eh bien ! croirais-tu ?… ce pauvre diable a eu le bras écrasé… hier après-midi… à la machine à battre… Comment il a fait son compte ? Je n’en sais fichtre rien ! En engrainant, paraît-il !… En attendant, nous lui avons coupé le bras, dans la soirée, mon confrère Fourcaud et moi ! C’était terrible, la peine de ce grand gars !… Et courageux, donc !… Il n’a pas voulu qu’on l’endorme !… Maintenant, assez causé !… Au revoir, messieurs !… »

Baptiste, le garçon de ferme, s’assit à côté du docteur, prit les guides et la jument détala.

Les deux hommes rentrèrent dans la salle où, chaque jour, avant le déjeuner, ils discutaient des travaux de la ferme, en feuilletant les journaux et les brochures agricoles que le facteur venait de leur remettre. Le jeune homme rapportait, chaque matin, de sa course à travers champs des observations, des projets, des critiques. Il disait dans quel état il avait trouvé ses terres, son troupeau de moutons, ses bêtes à cornes. Il suivait, jour par jour, la germination du blé et de l’avoine, et la croissance de ses bêtes. Ses charretiers l’attendaient. Il ne manquait jamais de leur rendre visite, de les questionner et de les accompagner, durant un ou deux sillons.

Cette fois, ils restaient face à face, ne trouvant rien à se dire. Ne sachant que faire dans cette vaste pièce encore sonore de leurs entretiens des jours précédents, ils passèrent dans la chambre de la malade.

Le jeune homme y retrouva son tourment. Jamais la maison ne lui avait paru aussi triste, aussi solitaire. Les jours de grande pluie, ces interminables journées où il demeurait cloîtré, du matin jusqu’au soir, pestant derrière les vitres, n’avaient pas cette mortelle désolation. Il était reconnaissant à son père de ne lui parler point et de respecter sa douleur. Rien ne lui aurait plus coûté que de répondre à des phrases oiseuses. Il s’enfermait dans un silence obstiné qui l’écrasait.

La pendule, d’un battement régulier, comptait mécaniquement les secondes, mais on attendait vainement les heures : il semblait qu’elles ne dussent pas résonner. À présent, la malade ne se plaignait presque plus ; on eût dit qu’elle avait enduré tout ce qu’elle était capable de souffrir et qu’il ne lui restait plus qu’à attendre le dernier choc qui devait la briser. De temps en temps, elle soulevait ses paupières bleuies, regardaient longuement ceux qui l’assistaient, puis les refermait sur sa souffrance intérieure. Vers onze heures, elle s’assoupit, avec un sourire de béatitude sur sa face calmée. On aurait pu croire qu’elle dormait, tant sa respiration s’était apaisée, tant elle semblait goûter, après les assauts et les déchirements de la nuit, un repos bienfaisant et pur.

Dans la salle voisine, on entendit un pas feutré qui allait et venait, le bruit d’un placard qu’on referme, des cliquetis de vaisselles : on mettait la table, pour le déjeuner.

Le père se leva, fit signe à Henri de s’approcher. Il lui dit, à voix basse :

« Laissons-la dormir un peu… Elle a besoin d’être seule… Anne la soignera mieux que nous… »

Ils passèrent dans la pièce voisine. Sur la table, la soupe fumait. On n’avait disposé, en face l’un de l’autre, que leurs deux couverts. Instinctivement, leurs yeux cherchèrent à la place vide la forme charmante de la jeune femme.

Ils mangèrent lentement, sans se regarder, restant figés de longs moments dans une même attitude, la face hébétée, ou, subitement effrayés, l’oreille tendue, la bouche entrouverte et les yeux hagards. Ils auraient voulu parler, combler ce silence qui se creusait entre eux, mais ils ne trouvaient rien à se dire.

À la fin, pourtant, le père fit un effort pour exprimer à haute voix l’idée qu’il ruminait depuis le matin ; c’était un homme simple et rude qui, après la mort de sa femme, s’était affiné dans la solitude.

« Dis-moi, mon Henri, il faudrait penser à écrire au Syndicat, sans quoi nous n’aurons jamais nos engrais avant la fin de novembre… Mieux vaut agir sans retard !… Et puis, Charles me disait, hier soir, qu’un second labourage serait nécessaire à la Maltotière… Faudrait que tu te rendes compte par toi-même, et que tu voies ce qu’il en est… Si, comme il le dit, il fallait passer une seconde fois, il n’y aurait pas de temps à perdre… C’est toujours ton idée, je pense, de semer du blé à la Maltotière ?… »

Après un court silence, il reprit d’une voix sourde et gênée :

« Je sais bien que je n’ai pas de conseils à te donner… Pourtant, tu devrais y aller tout à l’heure… après le déjeuner… à la Maltotière… Bien sûr, ce n’est pas pressé, et les champs ont le temps d’attendre… Mais, vois-tu, l’air ne te vaut rien, ici… Tu devrais sortir, une heure ou deux… marcher… aller voir tes gens… tes bêtes… Ce n’est pas en te torturant que tu lui diminueras sa peine… à ta chère enfant… »

Il se leva, vint à son fils, lui mit les mains aux épaules. Ses yeux étaient mouillés de larmes. Sa lèvre inférieure tremblait.

« Tu vas partir… n’est-ce pas ?… Fais-le pour moi… pour elle aussi… car la petite n’est pas sans voir ton chagrin… Allons, décide-toi… Tiens, prends ton fusil et tâche de nous rapporter un lièvre… La bonne nous le fricassera, ce soir, pour la naissance de l’enfant… de ton enfant… Je compte sur toi, hein ?… Crois-moi, il le faut, mon Henri !… »

Puis il monta dans sa chambre.

Demeuré seul, le jeune homme en voulut à son père de lui avoir conseillé cette désertion. Tant que Jeanne souffrirait, il devait rester là, afin de lui porter secours et de la protéger contre le mal. Il fallait qu’il fût près d’elle, quand, dans les douleurs, elle l’appellerait.

Pourtant, quelques minutes après, il sut gré au vieillard de lui avoir proposé cette issue à son malaise. De fait, depuis le matin, la campagne l’attirait. Il étouffait dans ces chambres fermées. Il lui semblait qu’il y avait déjà plusieurs semaines qu’il n’avait traversé ses prés et ses labours. Sa longue sortie matinale lui était indispensable. Il avait besoin d’être renseigné sur l’état des récoltes et des terres. Tout devait aller à la débandade, depuis qu’il ne s’occupait plus de rien.

Anne, qu’il n’avait pas entendu entrer, s’approcha de lui et murmura, en élevant les mains :

« Elle dort… comme un enfant Jésus… »

Le jeune homme voulut parler, hésita, puis se décida :

« Dis-moi, Anne… Il faudrait que j’aille voir un peu ce que fait Charles, à la Maltotière… Mon père m’engageait, tout à l’heure, à y faire un tour, aujourd’hui même… Que me conseilles-tu, ma bonne Anne ?… Je serai de retour dans une heure et demie ou deux… »

La vieille servante, qui entourait son jeune maître de tendresse et de bonté, approuva cette intention, avec une douce joie :

« Mais, certes, il faut y aller, à vos champs… Et tout de suite, même !… »

Puis elle ajouta, sentencieuse :

« Ce n’est pas la tâche des hommes de veiller les femmes en couches !… »

Il décrocha son fusil, prit son carnier, enfonça son feutre, s’en fut au chenil détacher ses deux chiens et partit.

Devant la ferme s’ouvrait la plaine, grise et morne, comme écrasée sous le ciel bas de l’automne, avec ses lointains flous de bois et de collines. Un vent humide et glacé soufflait par rafales, rasant les prés, secouant les arbres qu’il dépouillait de leurs dernières feuilles. On eût dit que la terre avait froid ; l’herbe frissonnait.

Il pénétra dans ses pâturages, en enjambant les fils de fer de la clôture, et se mit à marcher, furieusement, pour le plaisir de faire jouer ses membres, avec le besoin impérieux de reprendre possession de son être. Cette lugubre veillée avait comme aboli sa vitalité et ses facultés, et il la subissait encore, à la façon d’un cauchemar. Elle s’appesantissait sur lui, comme une charge qu’il faut traîner et qui broie la nuque et les reins. Il lui semblait que, seule, une longue randonnée, une de ces courses folles, à la diable, où il se plaisait, des après-midi durant, pourrait redresser son corps et dégager son cerveau des fumées de la terreur qui l’emplissaient. Il sentait dans ses muscles une impatience, un désir d’agir et de fonctionner, une envie d’abattre des kilomètres, comme il disait naguère, au départ de ces chères équipées, à Jeanne qui l’accompagnait devant la ferme.

Il marchait.

Il avait allumé sa courte pipe de bruyère et trouvait un plaisir extrême à la fumer. Il lui était bon d’aspirer les bouffées chaudes, de s’en parfumer un instant et de les rejeter au vent qui les dispersait et les absorbait. Ces envols capricieux de la fumée, en la même seconde hachée, soulevée et disparue, amusèrent ses yeux, encore hantés de sombres visions.

Ses deux chiens jouaient autour de lui, se battant, se renversant, se mordant les oreilles, décrivant d’immenses courbes pour revenir à leur maître dans un galop frénétique. Il les accueillait de la main, leur caressait amicalement la tête et leur parlait, pour abattre leur ardeur et leur ivresse de vivre. S’il rencontrait, sur son passage, une motte de terre ou une taupinière, il la brisait d’un coup de pied ou l’écrasait du talon. Il apportait à ce jeu une sorte de violence froide et rageuse. Il éprouvait, à son insu, à tout instant, le besoin d’affirmer et de manifester sa puissance. Il voulait chasser, de gré ou de force, cette crainte enfiévrée qui s’attachait à lui, depuis le réveil.

Il respirait avec force, profondément, s’emplissait les poumons d’air frais et d’espace. Il lui semblait absorber un peu de l’horizon fuyant et boire à même le paysage de langueur et de tristesse. Les sautes de vent qui lui cinglaient le visage et le moulaient dans son costume de toile bise, avivaient l’éclat de ses yeux, à présent éveillés, et fouettaient, comme à coups de linge mouillé, son jeune sang. Un refrain de marche militaire, depuis longtemps oublié, lui revint à la mémoire et il ne cessa de le répéter, sans même se rendre compte qu’il chantonnait, rythmant sa marche rapide et s’excitant davantage à accélérer le pas.

Il marchait, comme on fuit. Inconsciemment, il était poussé par la peur : il sentait, derrière son dos, s’éloigner, décroître et s’enfoncer dans les terres les grands bâtiments couverts de tuile où Jeanne souffrait et se plaignait. Avec cet égoïsme instinctif des hommes, toute souffrance lui était insupportable à voir, à cause de son propre malaise. À mesure qu’il s’éloignait, les douleurs de sa femme lui semblaient moins tragiques et il oubliait presque l’effroi qui l’avait secoué. Il fallait, pour son repos, qu’il reprît confiance.

Il s’en voulut de s’être confiné dans cette chambre de malade où il n’était bon à rien, sinon qu’à se tourmenter et à communiquer aux autres son absurde frayeur. Il voyait clairement, à présent, le ridicule de ses craintes enfantines. Il eut honte de ce sentiment de pitié qui l’avait torturé et abattu, alors que Jeanne se convulsait et appelait la mort. Au retour des pensées qui l’avaient agité, il haussa les épaules et grommela, avec humeur, des insultes contre lui-même. Il se rappelait s’être penché, à plusieurs reprises, sur sa femme, avec l’idée qu’il allait recueillir sur ses lèvres son dernier souffle. S’il avait pu, par un acte certain, délivrer la mère en tuant l’enfant, il eût commis ce crime, sans scrupules, tant il lui était pénible de voir sa jeune femme se tordre dans les convulsions et demander grâce. Le souvenir d’une autre veillée, dans cette même chambre, au chevet du même lit, l’avait poursuivi et demeurait encore dans sa mémoire : l’agonie de sa mère. Il devait avoir vieilli de plusieurs années, durant ces heures atroces.

Maintenant, il se sentait plus calme, plus maître de lui. Il avait reconquis son corps jeune et souple et s’efforçait de recouvrer sa lucide pensée. Il s’appliquait à considérer la gestation et la proche délivrance de sa femme comme des faits simples et naturels. Loin de la couche en désordre, il lui était plus facile de raisonner froidement. Il se représenta sa femme toute nue, petite et frêle, sans doute, mais les os solides, le bassin large, le corps d’une carnation rose et blanche. Il la jugea, avec son cerveau positif de paysan instruit, habitué à prévoir les phénomènes de vie et à supputer la vigueur et la fécondité des bêtes. Surtout, il se trouva stupide d’avoir douté de la robustesse de Jeanne qui, comme lui, unique enfant de terriens, était née dans une ferme et avait été élevée au grand air, en pleine nature.

Il s’arrêta un instant, ôta son feutre, essuya son front en sueur, et, la tête renversée, les narines ouvertes, il respira fortement. Son cœur battait à la volée dans sa poitrine gonflée et frappait les côtes, comme un oiseau effaré les barreaux de sa cage. Alors, seulement, il s’aperçut qu’il marchait, depuis une demi-heure, comme un fou, et qu’il allait un train qui lui rompait les jambes et lui séchait la gorge. Il gronda, entre ses dents, furieux de lui-même : « C’est idiot !… On aurait dit, vraiment, que j’avais peur ! » Il repoussa cette idée d’un coup de tête colère, et, pour justifier cette course endiablée, il déclara, d’une voix rude et nette, comme s’il parlait à quelqu’un : « Bon Dieu ! ça fait du bien !… » Et il repartit.

À présent, la paix était en son âme. Toutes ses chimères l’avaient quitté. Plus rien ne s’interposait entre sa pensée et la nature qui l’entourait. Il se sentait vivre en harmonie avec le monde ; à peine était-il oppressé par cette après-midi désolée d’automne. Et tout à coup, une idée rapide traversa, embrasa son esprit et illumina son visage tendu. Ce soir, bientôt, dans une heure, peut-être, il serait père.

Jamais il ne s’était représenté cette idée avec autant de netteté et de force. Il l’avait perçue, non comme une vague intuition, mais comme quelque chose de réel et de tangible : il avait senti son enfant sur ses bras. Une sorte de rire silencieux, effrayant, qui l’étranglait, cherchait à s’échapper de sa gorge ; il aurait voulu pouvoir crier. Il était comme fou de joie. Lorsqu’il eut repris possession de lui-même, il répéta plusieurs fois : « Mon enfant !… J’ai un enfant !… Mon enfant !… » Comme si des inconnus l’interrogeaient, il répondait, hagard et riant : « Mon petit… mon gosse à moi… mon tout petiot !… » Il souriait indéfiniment, stupidement, d’un long sourire qui reflétait son immense bonheur. Il souriait à des images gracieuses, à des décors familiers où Jeanne passait, portant, posé délicatement sur ses bras, un enfant perdu dans des blancheurs et des dentelles.

Souvent, aux premiers mois de la grossesse, ils aimaient à parler, tous deux, de l’enfant qui viendrait, mais il n’était demeuré, pour lui, qu’une possibilité vague et lointaine. Il avait vu Jeanne, patiente et déjà maternelle, confectionner la layette et préparer le berceau. Il avait suivi, amusé, intéressé, bienveillant, ce labeur fervent et fiévreux de la jeune femme. Mais, jamais comme à cette heure, il n’avait senti aussi puissamment la présence prochaine de l’être qui allait entrer dans sa vie, avec ses manies et son visage, peut-être. Il comprenait, tout d’un coup, pour la première fois, la fierté, la joie et le réconfort de procréer des êtres qui continueront nos gestes et nos travaux. Il s’enivrait de ce sentiment de la paternité qui déchaîne, souvent, chez les hommes les plus froids et les plus frustes, les plus triomphants enthousiasmes. Il aurait voulu faire connaître au monde entier son immense bonheur. Il pressa le pas pour aller annoncer à son charretier, à la Maltotière, l’éclatante nouvelle.

L’homme, courbé vers la terre, les deux mains aux poignées de la charrue, excitait de la voix son attelage. Lorsque son maître fut arrivé à sa hauteur, il arrêta les chevaux. Il y eut un instant de silence : les deux hommes regardaient la terre déjà labourée et le sillon commencé. Enfin, le jeune fermier déclara :

« En effet, ce n’est qu’un grattage… Le soc n’entre pas dans cette chienne de terre !… Vous prendrez le gros blond, demain matin… Avec trois chevaux, vous pourrez fouiller plus avant !… »

Et, comme le charretier hélait ses chevaux pour repartir, il lui dit, en rougissant, honteux de ne pouvoir dissimuler sa joie devant son domestique :

« Vous savez, Charles, je serai bientôt père… N’oubliez pas de demander à Anne cinq bouteilles de bon vin !… Vous les boirez tous ensemble, après le repas… à la santé de… mon… enfant… Vous direz à Anne que le maître l’a dit !… »

L’homme ému, surpris par cette confession inattendue, répondit gravement :

« Je suis bien content pour vous… et pour la dame… »

Il tira les cordeaux qui lui servaient de guides, cingla le poitrail luisant des chevaux de son long fouet flexible, puis il reprit les poignées en mains. Après une minute d’hésitations et d’efforts contraires, les chevaux enlevèrent la charrue dans un démarrage brusque qui jeta l’homme de côté.

La terre s’ouvrait au passage du soc qui laissait derrière lui comme une longue et rectiligne blessure fraîche. La charrue grinçait plaintivement.

Henri resta quelques minutes immobile, sans pensée, à considérer la marche de l’attelage. Il ne sortit de sa rêverie qu’au moment où le charretier, arrivé à l’extrémité du labour, se retourna, pour juger de son travail. Alors, comme pris en faute, le jeune homme pirouetta sur ses talons et partit dans la direction de la ferme.

Il était temps, maintenant, de penser au retour : il y avait bien une heure qu’il avait quitté la maison. Il devait rentrer sans retard, au plus vite. Certainement, on l’attendait, là-bas. Sa femme, sans doute, avait dû le demander plusieurs fois. Peut-être avait-elle accouché, durant son absence ? Si l’enfant était né ! S’il était père, déjà !

Il marchait à grandes enjambées, inquiet, mal content de lui-même, mais ragaillardi et plein d’espoir. Bien qu’il eût l’intention de prendre le plus court chemin, il changea de direction au bout de trois cents mètres et, obéissant à une habitude ancienne, il obliqua à gauche, vers les bois. À travers la forêt, il gagnerait les Platrières, longerait ses pâturages pour atteindre enfin la route qu’il suivrait jusqu’à la ferme. Il savait bien que ce nouvel itinéraire était plus long d’au moins trois kilomètres que celui qu’il voulait suivre tout d’abord, mais il ne se l’avoua pas. Et puis, il irait bon train et saurait gagner du temps.

Il s’engagea, par une sente à demi-effacée, perdue sous l’herbe et la mousse, dans un bois dit de l’Assassin, à cause d’un crime autrefois commis. Il aimait ces marches lentes et pénibles, dans l’épaisseur des taillis et des halliers, se creusant un chemin à travers les broussailles, s’aidant de son fusil pour écarter les branches qui lui griffaient le visage, se dépêtrant des ronciers qui l’emprisonnaient, avec une énergie sauvage, à coups de bottes. Chasseur passionné, il connaissait la forêt à l’égal de la plaine et il n’était pas un arpent de terrain boisé, à deux lieues à la ronde, qu’il n’eût traversé, battu, fouillé, au moins une fois l’an, aux temps des chasses. Il se plaisait à vivre parmi cette étrange lumière diffuse des futaies, dans l’entremêlement des branchages qui tendaient au-dessus de sa tête la voûte frissonnante de leurs frondaisons. Il respirait avec fureur cette odeur de résine, de glèbe trempée et d’humidité végétale, qui compose l’âme de la forêt et dont s’imprègnent si profondément les vêtements et la chair même. Il subissait les impulsions d’une conscience primitive et violente, qu’il ne se connaissait que là, parmi les grands arbres muets. Quand il retrouvait, sur son passage, un vieux chêne à l’écorce noire et fendillée, il le frappait de son poing nu, avec une brusquerie fraternelle.

Il atteignit le chemin creux qui, à travers la forêt, ouvrait sa clairière étroite et infinie. Il suivit, doucement fatigué, ce sentier tout humide encore de pluies récentes, avec ses mousses, ses flaques d’eau limpides qui reflétaient un morceau de l’azur et où se jouaient à la surface des insectes bizarres aux élytres argentées, ses ornières rougeâtres et béantes défoncées par les chars des bûcherons. À l’extrémité, là où commençait la plaine, on voyait une petite ouverture ronde et claire, sorte de disque pâle, qui luisait faiblement comme la gueule d’un four qui va s’éteindre.

L’herbe y était très haute et très lisse. On ne l’avait fauchée de l’année, aucun troupeau n’était passé par là. La rosée du matin brillait encore. Les vieux arbres orgueilleux et jaloux de silence dressaient, de chaque côté du chemin, leurs hautes murailles de feuilles et balançaient mollement leur cime murmurante. Ils tendaient noblement leurs branches basses au-dessus du chemin et les entrecroisaient en forme d’ogive, interminablement. Nulle part, la nature n’était plus virginale et plus craintive que dans cette allée verte et fraîche, tendue de quiétude et d’innocence, où le moindre bruit, ne fût-ce qu’une feuille détachée touchant la terre, faisait frémir le chasseur des pieds à la tête et réveillait dans son âme un monde inconnu de sensations confuses et délicieuses.

Henri goûtait toute cette jeunesse et cette pureté. Il se sentait las et heureux, brisé et ardent, avide de repos et travaillé de désirs. Cette course intrépide, à travers bois, lui avait rompu les jarrets ; il aurait voulu pouvoir se reposer, se laisser tomber sur le revers du fossé, en évoquant les jeux du déduit et Jeanne amoureuse. Il se souvenait de ces haltes bienfaisantes, vers le soir, après de terribles battues, où, lourd de passion et de paresse, il se roulait à terre et s’étirait dans un ravissement sans fin.

Aujourd’hui, il ne pouvait céder à ce caprice. Il maugréa contre cette nécessité morale qui exigeait son prompt retour auprès de la malade. Il eût été si doux de s’abattre là, au hasard, dans l’herbe, de rêvasser et de sourire à des chimères et à des folies !

Soudain à dix mètres dans le bois, des jappements s’élevèrent : ses chiens rencontraient. Troublé et agacé par ces bruits inattendus, il les siffla : il ne voulait pas chasser aujourd’hui. Mais les chiens aboyaient à pleine gueule, ayant trouvé la trace. Il les appela, d’une voix forte et métallique qui détachait les mots comme des coups de fouet et que l’écho emportait au plus profond des bois.

La chasse, maintenant, allait son train, hurlante et déchaînée, saccageant la sérénité de la forêt qu’elle emplissait de son chant de guerre. Il enragea d’avoir emmené ses chiens avec lui, puisqu’il ne voulait point tirer. Il lui répugnait de détruire par un coup de feu la noblesse et le calme des bois. Une secrète impression, qu’il n’analysait point, l’inclinait vers la douceur et le silence : sensation toute physique imposée par la tristesse morne de la campagne, du ciel gris et bas, de la forêt frissonnante. Toutefois, la pensée qu’un autre pourrait profiter de sa chasse, l’irrita et fit fermenter la colère dans son cœur.

Furieux, il rappela encore ses chiens, hurlant de toutes ses forces, la face empourprée, les nerfs du cou tendus à se rompre. Il répéta cent fois, tumultueusement : « Tiens là ! Tiens ! Tiens ! Tiens ! » comme pour les mettre sur une piste nouvelle. Les chiens, emportés par la poursuite éperdue du gibier, ne l’entendaient plus. Alors, il jura, serra les poings, éclata en menaces contre ses chiens aboyants, se promettant, quand ils reviendraient harassés et crottés, de les rosser et de les enfermer toute une semaine.

Inquiet, énervé, haletant, il écouta la chasse qui s’éloignait. Il se tenait immobile, la face crispée d’attention, les lèvres désunies. D’après la sonorité des aboiements, il suivait le parcours des chiens et il aurait pu dire, presque exactement, l’endroit où ils se trouvaient. Maintenant, ils étaient dans la plaine et remontaient à toute vitesse vers le Bois-Joli. Aussitôt, Henri se rappela que Denizot labourait son champ, dans ces parages. Jamais ce grand flandrin ne sortait sans son fusil et, tout en travaillant, s’il entendait chasser les chiens des autres, il savait se poster en bonne place et abattre le lièvre.

Un coup de feu lointain retentit et traversa le cœur de la forêt. Les abois cessèrent. Henri s’arrêta, tremblant d’émotion. Il était rouge de honte, comme si quelqu’un venait de l’insulter publiquement.

Il pensait à la joie de l’autre qu’il méprisait et qui venait de tuer, encore une fois, un gibier levé et chassé par ses chiens.

Et, tout à coup, la menée reprit, chaude et vive.

L’imbécile ! il l’avait manqué ! Henri ne put contenir sa gaieté qui se répandait en rires et en gestes désordonnés. Intérieurement, il prit plaisir à narguer ce nigaud de Denizot qui se vantait, disait-on, de ne rater jamais les lièvres.

Les chiens, rentrés de nouveau dans le bois, remontaient, donnant toute leur voix. Inconsciemment, Henri prit deux cartouches dans son carnier, chargea son fusil et attendit. L’esprit vif et hardi, les sens en éveil, il suivait la chasse qui se rapprochait et s’éloignait, mourait tout à coup pour reprendre encore. Dissimulé à demi derrière un arbre, il surveillait attentivement le chemin.

Brusquement, un lièvre déboucha, à deux cents mètres, hors de portée. Il découpa sur le chemin sa silhouette sombre aux oreilles droites. Il attendit une seconde, posté sur son cul, puis il s’élança, droit sur Henri, avec une précipitation fiévreuse et un travail de tous ses membres qui jouaient sous la peau, comme des mécanismes.

À dix mètres du chasseur, il se terra ; puis, s’appuyant sur ses pattes de devant, les oreilles remuantes, il écouta la chasse. Ses larges flancs courbés s’enflaient et s’amincissaient précipitamment, comme les parois d’un soufflet. Secoué de frayeur, il tremblait de tout son corps et fronçait fébrilement le nez, de façon comique. Épuisé, il cherchait, avant de repartir, à s’orienter et à reprendre son souffle.

Henri le mit en joue et tira.

Un cri de douleur prolongé, effrayant, presque humain, s’éleva aussitôt, le cri plaintif des lièvres blessés. Au travers de la fumée, lente à se dissiper, Henri vit la bête qui, sur ses pattes broyées, tâchait désespérément de regagner le bois. Il s’élança pour la ramasser, et, comme il se baissait, il vit, éperdu d’épouvante, qui coulaient de la fourrure blonde, deux filets jumeaux, l’un de lait, l’autre de sang, qui se répandaient sur la terre sans se confondre. Intarissablement, par les dix ouvertures que la décharge avait percées, les deux liquides se déversaient, vidant peu à peu le corps de la hase qui, sur le flanc, geignait et se débattait dans les affres de la mort.

Henri, saisi d’horreur, sentit sa force, comme pompée par le sol, le quitter.

Alors, dans ses yeux brouillés de larmes, se substitua à l’animal blessé, Jeanne toute nue, étendue dans l’herbe, souillée de sang et de lait, le ventre troué de part en part.

À cette subite évocation, toute vie l’abandonna. Ses jambes cédèrent. Il tomba, face en avant, dans la mare sanglante où la bête se défendait encore.

Il se ressaisit à l’instant, rouvrit les yeux, chercha à se rappeler. Mais, quand il vit la bête teinte de sang et qui se détendait dans les derniers sursauts de l’agonie, il se dressa, ramassa son fusil et bondit dans la forêt, en droite ligne, vers sa maison.

Il allait, par les broussailles et la futaie ténébreuse, fonçant, tête baissée, et s’ouvrant un passage de ses bras tendus en avant. Devant lui, tout cédait, les arbustes s’écartaient et l’on entendait craquer des branches, sinistrement. On aurait dit d’un sanglier harcelé par la meute, et qui ne veut pas encore livrer combat. Arrivé à une éclaircie, il sautait avec une intrépidité incroyable et dont il ne se savait pas capable. Il repoussait et frappait toutes choses, devant lui, pareil à un homme poursuivi qui se fraie un chemin dans un fourré hostile. S’il s’engageait dans un fourré, plutôt que de revenir sur ses pas, il jetait son corps en avant et fendait les ronciers comme le soc ouvre la terre. Les yeux fermés, serrant les dents, hennissant et pleurant de rage, il se délivrait à coups d’épaules des lianes qui l’emprisonnaient et lui barraient la route, semblable à un haleur étrange et fantastique qui lutterait contre le courant. À plusieurs reprises, il se cogna le front, se déchira les mains. Son chapeau tomba. Insensible à tout, il était comme une bête épouvantée et qui va. La lumière du jour, aperçue entre les feuillages, excita et exalta encore sa soif de vitesse. Alors, ce fut la plaine.

Il se glissa à travers l’entourage des prés, se griffant les jambes aux piquants des fils de fer. Debout, il s’élança au-devant de l’espace, détalant à toutes jambes, aussi rapide qu’il pouvait l’être. Trois fois, il manqua s’abattre sur le sol et retrouva l’équilibre par miracle. Il tenait toujours le canon de son fusil dans sa main droite crispée. Aux pentes, il s’élançait et s’abandonnait tout entier, au risque de s’abîmer contre le sol et de se tuer. Les grand bœufs, couchés pacifiquement dans l’herbe, suivirent, de leurs yeux vides, la course effarée d’un homme ivre et qui se lamentait.

En courant, il pleurait, comme un enfant, buvant ses larmes, se plaignant, suppliant qu’on eût pitié de lui et appelant sans cesse sa femme : « Jeanne… ma petite Jeanne… » Il était incapable d’une pensée ou d’une résolution. Une seule idée vacillait dans son cerveau éteint : être au plus tôt auprès de Jeanne, pour savoir.

Parfois, il portait vivement la main devant ses yeux : l’image obsédante de Jeanne ensanglantée, couchée dans l’herbe, le poursuivait.

Au bout de dix minutes de cette course affolée, il s’arrêta, bouleversé, les membres brisés et sans force, l’être en révolte par l’effort surhumain qu’il venait de produire.

Par bonheur, Henri avisa, à cent pas, le bac de pierre qu’il avait fait construire, au milieu des prés, pour abreuver ses bœufs. Il lui vint aussitôt un désir de fraîcheur et de purification, un besoin de décrasser sa face enduite de sueurs et de noyer le feu qui lui dévorait la peau comme un masque brûlant.

Il se traîna vers le bac, sur ses jambes molles.

En se penchant vers l’eau calme, il eut un cri d’effroi, sourd et grinçant. Il venait d’apercevoir son visage teint de sang, un visage d’assassin. Il demeura, une seconde, les mains agrippées au rebord du bac, face à face avec la sinistre vision, sentant sa raison, comme une flamme battue des vents, près de s’éteindre. Il se demandait, grelottant de peur, qui l’avait ainsi barbouillé de sang, ne se souvenant plus de sa chute sur le corps de la bête.

Cette apparition lui suggéra une pensée monstrueuse qui fit se dresser ses cheveux sur sa tête : en tuant la hase, au même instant, il tuait sa femme.

Il était incapable de discuter cette idée. Pour lui, c’était l’évidence même. Il avait tué Jeanne. Il était un assassin.

Il se lava de tout ce sang noir figé sur sa face, avec une sorte d’emportement fébrile, en s’enfonçant les ongles dans la chair, comme s’il eût été rongé par un acide. Plusieurs fois, il plongea sa tête dans l’eau, retrouvant, à ce contact glacé, une énergie et une résistance nouvelles. Alors, il prit son fusil qu’il avait jeté sur le sol et partit.

Il marchait, maintenant, à grand pas, d’une allure mécanique et grotesque, tel un fantoche. L’horrible pensée enfonçait ses tentacules dans son crâne et mirait ses yeux verts dans les yeux de l’homme. Un bourdonnement confus, inintelligible, s’éleva autour de lui, comme la rumeur d’une foule lointaine. Cependant, il continua d’avancer, raide et titubant. Et, tout à coup, très distinctement, il entendit, plus haut que les autres, une voix d’homme qui criait : « Assassin !… Assassin!… »

Il se retourna violemment, pour surprendre le lâche qui l’avait insulté. Personne. La plaine était vide.

Il se remit en marche, tremblant et fléchissant. Dès qu’il eut fait dix pas, la foule s’élança, de nouveau, à ses trousses. Et mille voix clamèrent ensemble : « Assassin !… Assassin !… »

Sans tourner la tête, dans la crainte, cette fois, de voir toutes ces faces vociférantes et haineuses, il leur cria : « Ce n’est pas vrai !… Vous mentez !… Je n’ai pas tué !… » Ce fut un vacarme formidable où se mêlaient des ricanements et des grossièretés. Il entendit des milliers de voix qui hurlaient : « Assassin !… Assassin !… »

Vaincu, terrassé par cet opprobre universel, plus faible qu’un enfant, il éclata en sanglots qui lui tordaient la bouche, le visage crispé de frissons convulsifs. Impuissant à imposer silence aux voix méchantes, il allait répétant : « Assez !… Assez !… Je n’ai pas tué !… Je ne suis pas un assassin !… » Mais la foule, véhémente et innombrable, aboyait à la mort.

À mesure qu’il se rapprochait de la ferme, Henri sentait faiblir sa volonté. À présent, une peur croissante, bientôt insurmontable, lui commanda de ne pas rentrer dans la maison, de retarder, le plus qu’il pourrait, la rencontre avec Jeanne.

À trente pas de la ferme, il lui fut impossible d’avancer. Il écouta. Tout était silencieux. Il semblait que les vieux bâtiments fussent inhabités.

Alors, il avança encore, malgré la peur qui le harponnait aux jambes, malgré lui-même.

Mais, tout à coup, il recula, se ramassa, comme un homme attaqué, et manqua tomber à la renverse : un cri déchirant de femme, un cri qui n’en finissait plus, venait de la ferme jusqu’à lui.

L’épouvante passée, il courut se cacher derrière des buissons en bordure de la route. De là, il pouvait surveiller la cour de la ferme, épier les allées et venues.

Il reconnut tout de suite la voiture du docteur ; on avait attaché le cheval à l’un des barreaux du perron. À genoux, il regardait anxieusement, à travers les branches, la fenêtre, la porte et les murs de la vieille demeure familiale. Il espérait que ces choses coutumières lui rendraient la confiance et le délivreraient de son horrible pensée. Mais elles restaient muettes, pesantes de secrets et de mépris accumulés.

Les voix farouches, qui s’étaient tues, recommencèrent. Elles le raillaient, le couvraient d’injures ordurières, lui promettaient les pires supplices. Il se boucha les oreilles pour ne plus les entendre. Elles crièrent plus fort, toutes ensemble, aiguës, perçantes comme des sifflets, délirantes comme l’appel des sirènes.

Parmi l’assourdissement de cette foule invisible, il était horrible à voir. Il ne bougeait pas. Il ne quittait pas, de ses yeux agrandis de terreur, la fenêtre derrière laquelle se jouait le sort de sa vie.

Un quart d’heure, il attendit, l’âme déchirée de pensées contraires, ne sachant s’il devait se précipiter dans la maison ou s’enfuir dans la forêt pour ne plus jamais revenir.

Tout à coup, il sentit des souffles frôler sa nuque. C’étaient ses chiens. La robe marquée de taches rouges, les babines dégouttantes de sang, ils s’en revenaient de la forêt où ils avaient déchiqueté et dévoré la hase.

Pris de rage, sans se lever, il les chassa à coups de pied. Il eut l’idée, aussitôt réfrénée, de charger son fusil et de les abattre à bout portant. Puis il pensa à se tuer, puisqu’il était, lui, l’assassin de Jeanne, de sa petite Jeanne.

Mais, là-bas, la porte s’ouvrit. Un garçon d’une dizaine d’années, le fils du vacher, dégringola les marches du perron.

Sur la route, il posa à terre ses sabots qu’il tenait à la main, les chaussa et se mit à courir, maladroitement, butant aux pierres.

Quand il passa auprès des buissons, Henri surgit de sa retraite et se jeta sur l’enfant. Celui-ci, à la vue de son maître, fut pris d’une frayeur épouvantable, voulut crier. Mais Henri le serrait à la gorge et le bâillonnait de sa main droite. Il approcha son visage contre celui de l’enfant et lui demanda, la voix rauque et haletante :

« Dis ! Dis !… Où vas-tu ?… Où vas-tu ?… Dis !… Où vas-tu ?… »

L’enfant, qui étouffait sous la poigne de l’homme, se mit à geindre et à pleurer, en répétant :

« Vous me faites mal !… J’vas le dire à papa !… Vous me faites mal !…

– Me diras-tu où tu vas, dis, brute, espèce d’idiot ?… Ou je t’assomme !… »

Le garçon se prit à trembler, la tête baissée, le visage inondé de larmes.

Mais l’autre, de son poing sous le menton, obligea l’enfant à le regarder en face. Puis, visage contre visage, il lui dit, la voix sourde et menaçante :

« Veux-tu parler… parler !… Ou je t’étrangle, tu m’entends, je t’étrangle !… »

Il répéta encore une fois, en approchant sa main ouverte du cou de l’enfant, avec des lueurs de démence dans les yeux :

« Je t’étrangle… »

Il se fit un silence terrible entre ces deux êtres. L’enfant voulait parler et ne pouvait. Enfin, il murmura :

« J’vas chercher… m’sieu le Curé…

– Le Curé… Pour qui, le Curé ?… Dis, pour qui ?… »

L’enfant parvint encore à arracher ces trois mots du fond de sa gorge :

« Pour… la… dame… »

Henri demanda alors, d’une voix extraordinairement calme :

« La dame… elle est morte ? »

L’enfant fit signe que oui.

Le visage du jeune fermier s’assombrit et refléta d’abord une infinie détresse, puis il s’illumina, comme au passage d’un éclair. Et Henri éclata d’un rire sinistre, interminable :

« Ah ! Ah ! Ah !… La dame est morte… Je le sais bien… C’est moi qui l’ai tuée… Tiens… regarde… le lait qui coule… le sang qui coule… Je l’ai tuée… je l’ai tuée… je l’ai tuée… »

Il enferma le gamin dans ses bras, l’obligea à faire plusieurs tours de danse, et il se laissa tomber, en riant toujours du même rire grimaçant et stupide.
 
 

 

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(Louis Nazzi, in Comœdia, quatrième année, n° 892, jeudi 10 mars, n° 896, lundi 14 mars, n° 897, mardi 15 mars et n° 899, jeudi 17 mars 1910 ; cette nouvelle a été reprise dans le choix de textes réunis par Henry Poulaille dans la revue Plein Chant, cahiers poétiques, littéraires et champêtres, sixième année, n° 30, « Un précurseur de la littérature prolétarienne : Louis Nazzi (1885-1913), » printemps-été 1976. Félix Bracquemond, « Le Lièvre, » eau-forte, 1894 ; Anna Ravenscroft, « Hase couchée et ses levrauts, » eau-forte)