La silhouette du château de Lady Mac Flintosch se dessinait sur les Highlands. La pluie n’avait pas cessé depuis notre descente du train et mon vieux maître, le grand détective Ferlock Solmes, était enveloppé dans un macfarlane et j’avais chaussé des souliers de Balmoral. Ça faisait vraiment très couleur locale, mais je maudissais le devoir professionnel et mes fonctions ambulantes de confident privé qui m’amenaient dans cette gadoue écossaise, en plein automne, alors qu’il faisait si bon dans notre entresol de la Conan-Doyle Street.
Deux affaires nous attiraient dans cette région pittoresque, mystérieuse à souhait et si traditionaliste. D’abord, l’histoire du monstre du loch Ness. L’Intelligence Service avait prié mon génial patron d’enquêter au sujet de ce préhistorique mastodonte ; de sérieux recoupements avaient permis d’envisager que cette bête antédiluvienne n’était qu’un U-Boat, un des anciens sous-marins allemands, qui, lors du sabordage de Scapa Flow, aurait gagné le loch par une rivière souterraine et qui continuerait à naviguer dans le lac écossais. Je dois dire qu’il n’avait pas fallu plus de vingt-quatre heures au plus perspicace des détectives pour réduire à néant cette supposition. Cette espèce de dinosaure aquatique et badin avait été fabriqué, de toutes pièces, avec des baleines de parapluie, de la toile d’avion et quatre vieux canoës canadiens, par un hôtelier riverain que la crise et la diminution de la clientèle avaient poussé vers la préhistoire reconstituée. J’ajouterai que depuis la fabrication de ce monstre artificiel son hôtel ne désemplit pas, à charge pour lui, bien entendu, de se mouiller les pieds durant les nuits sans lune et d’imprimer des empreintes sur la berge, au moyen de feuilles d’acanthe stérilisées. Ferlock Solmes avait juré le secret et nous étions repartis vers la deuxième affaire, en l’occurrence, la formidable aventure de l’Écossais volant. Ne croyez pas à une histoire d’aviation, mais plutôt de fantôme. La vieille Lady Mac Flintosch, veuve du feu Lord depuis deux ans, l’avait vu revenir à plusieurs reprises, à l’heure de minuit, et ce noble seigneur réapparaissait d’une façon extraordinaire : il semblait voler, ou plutôt planer au-dessus des ifs centenaires du parc domanial. Parce que mon maître avait jadis retrouvé dans le gros intestin de la douairière du King Charles un brillant, taillé en améthyste, que l’on croyait volé, la vieille dame avait de nouveau fait appel à ses services, afin qu’il la débarrassât d’un spectre, certes chéri, mais qui troublait des nuits déjà dyspeptiques. Le temps de caresser le chien des Maskerville, qui, domestiqué depuis la fameuse tragédie, tirait maintenant la voiture d’un laitier du cru, et nous nous enfoncions dans la boue et le mystère de Mac Intosh Manor. Minuit venait de sonner à la pendule du château et à la montre à répétition qui ne me quittait jamais, lorsque, au-dessus de la deuxième tour, l’apparition maudite parut à l’heure dite. Laiteuse, impalpable, elle dominait effroyablement la situation. Pas de doute ! Avec le costume de son clan, c’était bien le Lord maudit qui survolait ses terres, tandis que toutes les chouettes du comté accompagnaient sa ronde aérienne de leurs hululements. Je claquai des dents et, lorsque cet exercice eut cessé, je récitai une petite prière à l’usage des exorcismes campagnards en général, et de l’accession des spectres au paradis en particulier.
« Vous tremblez, carcasse ? dit Ferlock Solmes à voix basse.
– Oui, je tremble, répondis-je ; est-ce que vous croyez que c’est drôle, cette surprise-party avec des fantômes ?
– Ne vous excusez pas, Bathsoap. Je tremble aussi. Cet Écossais volant est désagréable à regarder. Faites-moi donc une piqûre de jus de viande. »
J’avais heureusement emporté ma trousse, et, tout en maudissant cette propension aux stupéfiants qui dominait le patron, je lui fis la piqûre demandée, un peu en zigzag cependant, à cause de ce damné frisson. Mais l’Écossais volant avait disparu et nous rentrâmes à notre auberge finir cette nuit atroce à l’aide d’un petit whisky qui, lui, je l’avoue, n’avait pas été distillé par les Ombres…
Le lendemain matin, et à l’improviste, nous nous présentions au manoir et nous étions reçus par le régisseur, un grand gaillard sanguin, vêtu de la petite veste de velours, du kilt, cette jupe nationale, les genoux nus, les jambes gainées de bas à gros carreaux…
« Vous, mon gaillard, vous êtes écossais, dit Ferlock Solmes, scrutant l’homme de son regard d’aigle nostalgique. Vous avez quarante ans et vous avez été opéré d’une hernie étranglée le jour de la déclaration de guerre ; vous n’aimez pas le hockey, mais vous jouez fort bien aux quilles et ne méprisez pas le brandy. »
J’étais étonné de tant de perspicacité impromptue, lorsque l’intendant dit :
« Je regrette, monsieur. Je suis irlandais ; j’ai eu cinquante-deux ans aux grouses ; je n’ai jamais été opéré ; je suis champion sinn-feiner de hockey et président de la ligue antialcoolique de Cork…
– Mythomanie chronique, me souffla le grand détective. Petit-fils de paranoïaque et de presbytérienne. Cas typique. »
Et, s’adressant à nouveau à cet Irlandais vêtu en Écossais, il lui dit :
« Annoncez-nous à Lady Mac Flintosch… Ferlock Solmes et le docteur Bathsoap. »
Tandis que l’homme quittait le bureau, Ferlock s’approcha d’une porte, l’ouvrit, se trouva dans une cuisine et rafla prestement une boîte de conserves de corned-beef qu’il dissimula dans son macfarlane.
« Bathsoap, mon vieux camarade !… Je tiens la solution de l’énigme… mais je n’ai pas de clef pour l’ouvrir ! Seulement, à tout hasard, ce soir, prenez votre revolver et affûtez-le ; nous en aurons besoin. »
La vieille Lady Mac Flintosch, toute tremblante sous la perruque que lui avait donnée la reine Victoria, nous confirma ce que nous savions déjà, l’apparition quotidienne du fantôme et les ébranlements nerveux, gastriques et cardiaques que lui causait cette visite aérienne. J’eus cependant l’impression que cette noble et archaïque dame ne parlait pas au régisseur sur le ton d’une maîtresse à un serviteur, mais plutôt d’une maîtresse à un être cher. Je me méfiais de mes impressions et je n’en fis pas part au patron. À quatre heures de l’après-midi, alors que nous prenions le thé, le régisseur apporta un télégramme, que Ferlock Solmes décacheta. Il eut un geste agacé.
« Allons, bon ! dit-il. Il faut que nous rentrions à Londres tout de suite ; l’inspecteur Jeffries, de Scotland Yard, m’appelle. »
L’intendant eut à ce moment un sourire de plaisir qui ne m’échappa point. Lorsque nous fûmes dans le train, le plus célèbre des détectives me dit :
« Comme de raison, nous descendrons à la première station. J’avais besoin de ce faux départ. Vous me comprenez, Bathsoap ?
– Très bien, » répondis-je, quoique je ne comprisse rien.
Un tilbury à moteur nous ramena à l’heure des fantômes vers le manoir. Les chouettes hululèrent, minuit sonna, l’Écossais volant paru sur les ifs. Ferlock Solmes m’arrachait déjà mon revolver et tirait. Une détonation répondit à la sienne. Le spectre éclatait et tombait en lambeaux.
« Une simple baudruche, mon vieux docteur ! Une baudruche gonflée, que cette crapule de régisseur promenait avec une ficelle pour accélérer les palpitations du cœur de la vieille dame, dont il est probablement le légataire. Cela n’est pas grave. Ce qui l’est plus, c’est que cet intendant a assassiné le défunt Lord, il y a deux ans. J’en ai la preuve dans cette boîte de corned-beef. Il a débité le seigneur et l’a mis en conserves. J’espère qu’il ne l’a pas servi à cette pauvre Lady, dont par surcroît il était l’amant en titre. Car il était son amant, Bathsoap !
– Je l’avais deviné, dis-je à ce moment.
– Eh ! eh ! Vous êtes moins bête que vous n’en avez l’air, docteur. Lorsque vous m’aurez fait ma piqûre, nous irons trouver le coroner. Cet Irlandais sera pendu, Bathsoap, quoique, en vérité, il ne vaille même pas la corde pour le pendre. »
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(Pierre-Gilles Veber, in Le Matin, cinquante-troisième année, n° 19036, dimanche 3 mai 1936)