Elle était souple, allongée, flexible. Son corps, zébré de larges bandes claires, tranchant sur sa fourrure couleur feu sombre, avait des ondulations énervées, lentes, saccadées ensuite, avec des secousses, des tensions faisant grincer ses crocs. Elle s’aplatissait alors sur le sol, en une raideur de bronze succédant à ses inflexions haletées, une rigidité de pierre brûlante, les griffes sorties.
Non loin d’elle, étendus à l’ombre des lianes, sur des nattes, les deux amants, perdus dans leur ivresse, oubliaient le monde et ce témoin lui-même.
La tigresse les regardait de son œil fixe, étrangement dilaté, de sa prunelle où naissaient des lueurs vertes, fulgurantes, aussitôt éteintes, passant à l’or, au cuivre rouge, par une graduation insaisissable, animée de retours violents et comme étouffés sous la tension des muscles.
Glaçant, au marbre de la cour, ses mamelles vierges encore du lait de l’enfantement, la tigresse semblait avoir besoin de ce froid pour apaiser la fièvre qui courait sous sa peau. Elle était libre et belle dans sa puberté de fauve infécondée, ravie aux forêts, amenée de loin, en ce pays d’Europe aux plantes tropicales atteintes d’anémie, domptée, apprivoisée, familiarisée par l’homme qui était près d’elle, le dominateur à la voix duquel, jusqu’alors, elle avait tremblé, soumise, fidèle et lâche.
Il était là, écrasé par son excès de volupté, anéanti dans sa crise de luxure, sa sensualité sans contrainte, devant la bête qui ne comptait pas.
La tigresse fixait de son regard leur couple indélié : la jeune femme prostrée, assoupie, broyée en son extase brisante, le jeune homme s’idéalisant dans l’ivresse de cette maîtresse nouvelle, déifiée en sa nudité statuaire, irradiée, comme emportée en un envolement mental, accru par ce cadre nouveau, ce décor d’Orient caractérisé par ce fauve splendide, muet et sombre.
Et elle avait envie de se traîner jusqu’à la bête formidable mais obéissante envers celui à qui, l’une et l’autre, maintenant, elles appartenaient, puis, arrivée là, d’appuyer sa tête sur les reins du fauve, et d’y prendre encore, d’y meurtrir, entre ses bras veinés d’un bleu accentué, l’homme qu’elle commençait à aimer.
Mais elle n’osa pas ; la fixité de ce regard lumineux, métallique, étrangement lourd, la paralysa, éteignit son désir ; on aurait dit de l’airain en fusion, qui, figé d’abord, se serait ravivé, soudain, en une émission violente de lueurs, quand l’amante, en l’acuité de ses spasmes réveillés, avait tourné la tête vers la bête délaissée, désirait aimer fébrilement, passionnément, mortellement, avec ce summum barbare, ingoûté : la moisson d’or blond de sa nuque épandue sur l’or brûlé de la robe du fauve frémissant et passif.
Oui, l’insavouré !… Mais il y avait un tel poids, un éblouissement tellement sourd et concentré, sous le front plissé de la bête à pose de sphinx, que, prise tout à coup d’une inquiétude vague, – la voluptueuse trop peu extra-terrestre encore, – elle se serra, saisie d’une peur frissonnante, vers son compagnon d’amour.
Le jeune homme eut le calme sourire de celui qui se sent tout puissant, et sa voix, aux intonations pleines, fit entendre ce mot :
« Djelma !… »
Mais la reine des jungles ne broncha pas.
« M’entends-tu, Djelma ! cria-t-il d’un accent impérieux. Ici ! »
Le tigresse se souleva lentement et, comme à regret, s’approcha de son maître qui, sans se tourner, étendit le bras et flatta son pelage. L’animal, alors, se coucha, touchant l’homme de son corps aux formes harmonieuses, le frôlant en une caresse moite, inavouée, latente, et ses yeux de coureur de ténèbres se fermèrent en une sorte de félicité, de jouissance, de joie informe, assoupissante.
Ses flancs, lamés d’argent, avaient cessé de battre, comme si elle avait cessé de respirer.
L’amante rassurée, sa joue rose et nacrée appuyée sur les genoux de l’adoré, ses lèvres entrouvertes, humait l’air tiède et capiteux en une aspiration amollie, prolongée. Peu à peu, le sommeil descendait sur ses prunelles, reflet du pâle azur de son pays du Nord ; son amant, empli d’une sensation heureuse, protectrice et douce exquisement, de la sentir sur lui, aux songes purs livrée, dans la paresse des siestes à l’écrasement doublé par la communion d’amour, laissa à son tour ses cils bruns se rejoindre, et aussi s’endormit, les doigts enfoncés dans la fourrure de la tigresse royale qui gardait sa marmoréenne rigidité par crainte de troubler le repos du maître tant aimé.
*
Des rayons de feu, qu’on eût dit poudroyés, passaient obliquement à travers les branches, annonçant le prochain déclin du jour, quand ils se réveillèrent.
Longtemps ils se regardèrent l’un l’autre sans parler. Puis :
« M’aimes-tu autant que je t’aime ? » dit le jeune homme.
Elle hésita à répondre dans l’horreur du mensonge qui emplissait son âme, étant, certes, éprise de lui, mais à quel degré, et pour combien de temps ?
Et, pendant cette attente, elle l’étudiait, de ses yeux bleus si indécis, si tendres, et si trompeurs peut-être, semblant chercher, sur ses traits à lui-même, la révélation de la durée qu’aurait leur union. Sa tempe, contre son épaule, battait ses reins cambrés, de son bras brun et fort enveloppés.
La tigresse, de son regard changeant, les contemplait ; sa queue, avec lenteur, fouettait ses larges flancs. Par moments, ses tendons se gonflaient, sa peau semblait frémir, et sa lèvre, sur sa mâchoire blanche et polie, s’ouvrait.
L’amant reprit : « Autant que je suis susceptible de chérir, d’adorer, te sens-tu capable d’aimer et de chérir ?
– Peut-être… plus, » répondit-elle d’une voix qui se perdit sur son sein de mâle jeune et resplendissant.
Et, se roulant sur la natte glacée, ainsi que la tigresse sur le marbre poli, elle tordit son corps incomparable, son corps diaphane à son corps masculin et éleva ses lèvres jusqu’aux siennes, dans l’incantation de cette volupté qu’elle savait, par sa triste expérience, ne pas devoir résister longtemps à la satiété.
La tigresse, d’un mouvement saccadé, rapide, précipité, cinglait son ventre ; ses pupilles, extraordinairement lumineuses, vivantes, emplies de couleurs de plus en plus ardentes, les couvaient tous les deux.
*
Le lendemain, dans la fraîcheur de l’aurore naissante, la femelle du roi majestueux des forêts de l’Asie veillait sur l’escalier d’albâtre.
Par le pépiement des oiseaux réveillée, l’amante descendait les degrés, les orbes de ses yeux fatigués des plaisirs de la nuit, ses pieds roses et nus traînant, sur le marbre, ses mules diamantées.
Les deux êtres se regardèrent ; belles également, elles étaient toutes les deux.
La maîtresse, la préférée, s’était arrêtée, avec un battement inconscient de son sein, chaud encore des froissements charnels.
La tigresse, lentement, se dressa en une inflexion invisible de ses membres nerveux ; puis les détendit en un élan, un seul, sans un éclat de voix, sans un rauquement. Et elle retomba, implacable, sur l’amante qui, après une nuit épuisante d’amour, venait, radieuse, baigner sa peau dans l’haleine de l’aube bienfaisante.
Avant que, dans son épouvante, un cri eût pu jaillir dans une satisfaction de haine presque humaine, la bête méconnue, la bête méprisée broya, sous sa dent satisfaite, l’adorable tête blonde tant abhorrée. Réellement redevenue tigresse, elle déchira, lacéra, déchiqueta ce corps suave et doux. Puis, tout humide encore de ce sang qu’elle venait de boire en une sorte de jalousie forcenée et vibrante, toute fumante et parfumée de cette chair qu’elle venait de mordre et de détruire, elle entra sans bruit, sournoisement, glissante, dans la galerie où celui qui l’avait apprivoisée s’éveillait aux premiers rayons du soleil glorieux ; et lascive, ondoyante, rampante, allongea près de lui, en une torsion inouïe de ses souples vertèbres, un corps plus provocant, plus beau qu’un corps de femme.
_____
(Marcelle Vermont, in Fin de Siècle, deuxième année, n° 120, samedi 23 avril 1892 ; Eugène Delacroix, « Jeune Tigre jouant avec sa mère, » huile sur toile, 1830 ; Jean-Baptiste Corot, « La Bacchante à la panthère, » huile sur toile, 1860)