C’était aux environs de Caen, dans un petit village dont je ne sais plus même le nom. Au prône, le curé avait prononcé la phrase rituelle : « Nous recommandons à vos prières… » et, parmi les morts de la paroisse, il avait nommé Michel Delacour, dit Dévorant. J’eus un petit sursaut et, me penchant vers mon voisin, le meunier :
« Un nom étrange pour un chrétien… »
Il sourit sans répondre.
Le soir de ce dimanche-là, le meunier, le notaire de l’endroit et moi, nous achevions de dîner dans la grande salle basse du moulin, ouverte sur un jardin plein de sureaux.
« Et mon Dévorant ? dis-je.
– À quoi bon ? Vous n’allez pas me croire. »
Le notaire éclata de rire, me regarda avec des yeux brillants de malice et dit au meunier :
« Mais si. Mais si. À corps perdu, camarade, à corps perdu, j’irai de mon conte après vous. »
Et nous trinquâmes.
« Bon, » dit le meunier, en essuyant sa bouche du dos de sa main.
Il attendit pourtant que la servante eût rabattu la porte et, ramenant sur nous son petit œil gris :
« C’est une assez vieille histoire, qui remonte à trois générations, et je ne l’ai racontée jusqu’à ce jour qu’une fois, à un étranger. Mais comme il s’est mis à rire, depuis j’ai tenu ma langue.
Pour faire court, il faut que vous sachiez qu’à l’époque, il y avait dans le pays bien plus de bois qu’aujourd’hui et que, les hivers de neige, les loups ne se gênaient pas pour venir tourner autour des maisons. Quand j’étais tout petit garçon, moi qui vous parle, j’ai entendu mon arrière-grand-père me conter qu’au début de l’autre siècle on en tuait deux ou trois, bon an mal an, chaque année, et que même une fois on en tua un, une mère louve, sur la place de l’église.
Mais, cette louve-là, ce n’était tout de même qu’une bête. Tandis que le loup que vit un jour, et au printemps, s’il vous plaît, une Marianne qui s’en revenait, à la nuit tombante, de ramasser du bois mort, avait la taille d’un veau de trois mois. Ce loup-là sauta sur la fille et la mordit à l’épaule ; heureusement que c’était une grande fille musclée, une belle garce, comme nous disons ici, forte comme un homme ; elle se défendit avec son fagot comme une enragée. Malgré tout, elle ne s’en tira que l’épaule toute mâchurée, et encore grâce à un charretier qui, de loin, entendit ses cris et vint à son aide. Mais le lendemain, un enfant de six ans fut emporté. Déjà on y avait perdu des moutons, des chiens. Un enfant, c’était une autre affaire. D’autant que, de mémoire d’homme, on n’a jamais vu de loup hors du bois au printemps. Les chasseurs se mirent en campagne, la louveterie fut alertée, on fit des battues… Bernique !… La grosse bête, d’ailleurs, ne se montrait que la nuit. Alors, le village prit grande peur ; chacun se barricada chez soi et se coucha dès la nuit tombée ; on fit même rentrer les chiens dans les maisons, ou tout au moins dans les cours fermées, et, cet été-là, vous ne n’auriez vu personne jouir de la fraîcheur sur le pas des portes, à plus forte raison courir les routes, le soleil couché. Les filles eurent une mauvaise saison ; les amoureux n’osaient plus les faire sortir pour les promener au clair de lune ; il n’y eut qu’une certaine Marie-Jeanne qui acceptât les rendez-vous ; elle était la belle-sœur du meunier Delacour. Un peu folle avec ça. Beau brin se promenait au clair de lune avec son amoureux ; tout à coup, la bête leur arriva dessus. Le gars n’était pas manchot ; il avait pris sa trique à tout hasard et se mit à cogner ; mais, en dix secondes, il était par terre et râlait sous les mâchoires du loup, tandis que la fille, ramassant ses jupes à pleines mains, courait vers le moulin en hurlant au secours. Seulement, elle eut beau crier et tourner, cogner du poing à la porte, le meunier ne répondait pas. Ses chiens, dans la cour, faisaient pourtant un sabbat effroyable. À la fin, sa servante, une vieille sourde comme un pot, entendit, se leva, prit une lanterne, ouvrit une fenêtre, demanda ce que c’était et, après bien des criailleries, jeta qu’elle allait prévenir maître Delacour, courut à sa chambre qui était vide, trouva le lit défait, pensa qu’il était sorti du moulin sans qu’elle s’en fût aperçue pour aller au secours de la belle. La voilà donc qui descend, qui ouvre la porte à la Marie- Jeanne, tandis que, dans leurs jupes, les chiens tremblaient, le poil hérissé et les crocs à l’air. Et où est le meunier ? Où est le meunier ? Et, tout à coup, les chiens poussent un hurlement de terreur et s’enfuient ventre à terre, tandis qu’un être qu’elles n’ont seulement point vu leur arrive dans les jambes et les renverse. À peine relevées, les deux femmes s’écrient plus fort que jamais, se jettent dans l’escalier et se cognent contre le meunier lui-même, qui descend, et qui les empoigne, les secoue, leur demande ce qu’elles ont à faire les pies, sort en furieux dans la cour, puis sur la route, et ne trouve rien qu’un galant bel et bien étranglé.
Marie-Jeanne crut rester folle de l’affaire et en garda, à vingt-deux ans, une grande mèche blanche au beau milieu de la tête. Pour la servante, elle ne dit rien, mais son opinion était faite ; le lendemain, elle fit un paquet de ses hardes, se fit régler par maître Delacour et quitta le pays, mais non sans avoir jaboté de-ci, de-là, crié au loup-garou, et déclaré bien fort qu’elle tenait à ce qui lui restait de vie et ne voulait plus passer la nuit au moulin.
Il y a de bonnes oreilles dans ce pays-ci ; les propos de la servante ne trouvèrent pas que des sourds ; ceux de la Marie-Jeanne firent le reste ; les gens commencèrent à regarder le meunier d’un mauvais œil ; on lui trouvait les traits tirés, le matin, quand on allait lui porter du blé.
« Parbleu ! disaient les gens, il a passé la nuit à courir les routes ! »
Vous savez ce que c’est quand on commence à dire ça d’un homme. Il y eut encore cinq ou six personnes d’attaquées avant l’hiver, pas de mort d’homme, mais une perte en bestiaux comme on ne se souvenait pas d’en avoir jamais connue. On avait trouvé un nom au garou, on l’appelait « le Dévorant » ; il forçait les étables, le furieux, et tout le village – pas devant le meunier, bien sûr – ne disait plus : « Allons chez maître Delacour, » mais : « Allons chez le Dévorant ! »
*
« On attendait la première neige pour en finir avec cette histoire-là, parce qu’on pensait que les empreintes donneraient une certitude, mais l’automne fut chaud, les premiers mois de l’hiver tout à la pluie, la neige ne venait pas ; et l’on commençait à désespérer quand un homme qui revenait du pays manceau, où il y avait à l’époque beaucoup de sorciers, vint à dire un soir qu’on lui avait enseigné là-bas la façon de faire pour tuer le garou. Le sorcier manceau lui avait dit que, si on voulait en finir avec la bête, il fallait aller carrément à sa rencontre et cogner dur dans son ombre. C’était la seule façon d’assommer l’homme qui, durant la nuit, entrait dans une enveloppe de loup. « Ainsi, disait le sorcier, il ne pourra pas rentrer dans son enveloppe d’homme et vous aurez sur place le cadavre d’un loup. »
Il ne s’agissait plus que de trouver le gaillard qui se chargerait de l’affaire. Il y avait alors dans le pays une tête brûlée qui avait tiré un bon numéro et puis s’était fait acheter pour quinze cents francs par un fils de richard. Sa famille le tenait pour perdu ; elle ne mit pas d’opposition à la chose, d’autant que le maire fit circuler son chapeau et que la quête lui rapporta un peu d’argent. On lui donna aussi des médailles bénites plein ses poches ; il prit un bâton ferré et, sur les minuit, un soir de pleine lune, par un ciel clair et sans nuages, il alla se placer sur le chemin du moulin, où il ne fut pas une heure qu’il ne vit venir à lui la bête. D’après ce qu’il rapporta, elle était grande comme une vache, mais par la suite on devait voir qu’elle ne dépassait pas la taille d’un grand loup. Elle lui courut dessus et le saisit au bras gauche, mais lui, sans s’étonner, frappa un grand coup dans son ombre. Il entendit moins un hurlement d’animal qu’un cri d’homme et la bête lâcha prise pour lui chercher la gorge. Mais le gars tapait plus fort, toujours sur l’ombre, martelant le terrain de toutes ses forces. À la fin, la bête desserra ses crocs, ses cris diminuèrent, puis le râle commença et, au bout d’un grand quart d’heure, ce fut fini. Il n’y avait plus là qu’un grand loup, que l’assommeur prit par la queue et tira sur la place. Il réveilla alors tout le village, cognant aux portes et aux volets, criant que le loup-garou était tué ; et tous les gens vinrent avec des lanternes, sauf le meunier qu’on ne trouva pas. »
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« Ainsi, tout le monde sut que le loup-garou c’était lui, car on ne le revit jamais. C’est pourquoi le menuisier, qui était de l’âge de maître Delacour, lui fit un cercueil de chêne ; mais quand il s’agit de le mettre en terre, le curé refusa l’entrée de l’église et celle du cimetière, disant avec apparence de raison :
« C’est une bête et non un chrétien. Que dirait l’évêque ? »
Si bien qu’on enterra le Dévorant comme un chien, c’est le cas de le dire, près de son moulin. Une âme pieuse planta tout de même une croix sur sa tombe, et vous l’avez vue peut-être en passant. Toutefois, le meunier Delacour était de la paroisse ; il figurait sur les registres, et puis il avait une âme, il fallut bien le citer au prône, et voilà pourquoi, Monsieur, vous avez entendu recommander aux prières des fidèles l’âme de Michel Delacour, dit Dévorant. »
Le meunier s’était tu. On entendait frissonner les sureaux.
« Mais enfin, dis-je, la vérité…
– La vérité, coupa le meunier, c’est qu’on ne sait pas… »
Une seconde fois, nous trinquâmes et le notaire prit son air des grands jours, celui dont sa femme se moquait quand, lui entendant faire une observation, elle disait : « Il croit toujours lire un testament. » Cela durait trente secondes, le temps de s’échauffer, et puis le notaire tournait au ton naturel et devenait le meilleur compagnon du monde.
« Voilà mon histoire, dit-il. Elle n’est pas de ce pays. C’est une histoire auvergnate. Elle remonte plus haut que la vôtre, meunier, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, un peu avant la Révolution. Il y avait alors dans le canton de Chavaniac, en dehors du pays, à une demi-lieue du village de ce nom, une maison forte, bien carrée et bien bâtie avec un colombier en coin, et qui se donnait des airs de château. Logeait là, en compagnie de sa femme, un gentilhomme un peu fou, monsieur des Chesneaux. Ce des Chesneaux, qui avait passé sous ce toit toute sa chienne de vie, avait pour toute fortune sa bâtisse et son colombier, quelques écuries et étables où sa domestique élevait un peu de bétail et les bois de chênes qui avaient donné son nom au château. Il tuait le temps à chasser, à pêcher, lisait pas mal. Il avait deux ou trois habits, une épée, un bidet, un champ d’avoine, un mauvais pré pour sa bête, et ce qu’il faut de vieux meubles et de portraits de famille pour pouvoir recevoir un chasseur attardé. Pas d’enfants. On ne se hasardait guère à lui faire visite, bien qu’il fût bon voisin, mais c’est qu’il avait une grande bringue de femme dont j’ai vu le portrait beaucoup plus tard, quand les arrière-neveux ont fait démolir la maison et que tout a été dispersé, il n’y a pas trente ans de ça. Une femme grande, osseuse, maigre, un peu efflanquée, avec des yeux jaunes, disait la tradition, mais le peintre n’avait pas osé peindre des yeux jaunes et les lui avait faits bleus. Je tiens l’histoire d’un fermier de là-bas, dans la famille duquel on se la passait de père en fils et qui, lui, parlait des yeux jaunes. « Avec des lueurs rouges à la lumière, » ajoutait-il.
*
« Le gentilhomme, un midi, était à sa fenêtre, sa femme à ses côtés. Vient à passer un de ses voisins. Il faisait froid ; la neige menaçait.
« Est-ce qu’il y a des loups dans la forêt, Monsieur de La Batut ? »
Le voisin salue Madame et répond :
« Oui, ils descendent des grands bois. Mon frère, qui vient de Versailles, m’a donné un fusil anglais que voici, avec lequel c’est bien le diable si je rate mon animal. Mais j’aime autant n’en point rencontrer. Je ne vais d’ailleurs point au loup, mais au sanglier. J’ai relevé des marques.
– Bonne affaire, dit le gentilhomme. Je vous accompagnerais bien si je n’avais une poussée de goutte. Je ne veux pas sortir aujourd’hui, mais si demain vous repartez pour tirer la grosse bête, faites-moi signe.
– D’accord, je vous le dirai ce soir en revenant. »
L’après-midi passe, la nuit tombe ; le gentilhomme dit à sa femme :
« La Batut n’est point repassé. Lui qui ne manque jamais de parole et qui est exact comme une horloge…
– Il se sera perdu dans le bois, dit-elle. Je m’en vais me coucher. »
Elle donne le bonsoir, prend la chandelle et s’en va. Des Chesneaux sort sur le pas de la porte pour voir s’il ne voit pas La Batut. Rien. Il rentre et se met à lire de au coin du feu. Deux bonnes heures après, la servante couchée depuis longtemps, on frappe à la grand-porte. Des Chesneaux se lève, va ouvrir, trouve son La Batut et le fait entrer.
« Tout le monde dort, dit-il. Mais je vais éveiller Fanchon. Couchez ici.
– Oh ! une demi-lieue de plus ou de moins, dit l’homme, ce n’est pas une affaire. Non. Je suis entré pour vous montrer ma chasse. (Et ramenant son carnier sur son ventre.) Je n’ai point retrouvé mes marques, mais, comme je les cherchais, savez-vous ce qui m’est tombé dessus ?
– Hé non ! dit l’autre.
– Un beau loup, mon cher, je l’ai ajusté, et – fiez-vous aux fusils anglais – le coup a manqué…
– Aïe !
– Heureusement que j’avais mon couteau. J’ai taillé dans la bête, mais sans lui faire d’abord grand mal, et j’ai eu quelques coups de dents qui se sont perdus dans ma veste, et puis, comme tout de même elle m’empoignait au bras, d’un revers, j’ai abattu la patte gauche de devant. Le loup a lâché prise en hurlant et il est reparti sur trois pattes. Mais le temps de recharger mon fusil, il était loin.
– Montrez voir, » dit l’autre.
La Batut fouille dans son carnier, tire la patte, et le voilà qui tient une main de femme à l’annulaire de laquelle brille un anneau d’or. Les deux hommes se regardent, terrifiés. À vrai dire, l’un et l’autre ont lu la Pucelle de M. de Voltaire et quelques autres bons livres. Même M. de La Batut a chez lui le Dictionnaire philosophique tout entier, en cinq volumes, et des Chesneaux celui de Bayle dont il a lu la plus grosse part, mais la chose déborde leurs cervelles. La raison indique pourtant son devoir à M. des Chesneaux.
« Vous avez fait une sottise, mon pauvre La Batut…
– Moi ? dit l’autre.
– Mutilé quelqu’un, que sais-je ? Je vois femme où vous dites loup. »
Du temps qu’il dit cela, M. des Chesneaux retourne d’un air dégoûté l’horrible débris que tient toujours La Batut et pousse un cri.
« Mais, murmure-t-il, ceci est la main…
– C’était un loup, je le jure… interrompt M. de La Batut.
– La main de Gilberte, dit M. des Chesneaux.
– De votre femme ? Êtes-vous fou ?
– Je reconnais son alliance. »
Car l’alliance porte gravés sur tout le pourtour les deux devises des Chesneaux et des Gravereaux.
Les deux hommes sont immobiles sous le candélabre où se meurt une seule bougie.
Le siècle est assez libre et M. des Chesnaux en a souffert d’autres, tout comme d’ailleurs M. de La Batut. Que Mme des Chesneaux ait été la maîtresse de la Batut, c’est chose possible, mais, que diable ! La Batut est un homme délicat et, de coucher avec une femme à lui couper la main, il y a une distance… M. des Chesneaux se redresse, regarde en face l’autre dont les dents claquent de terreur :
« Je vous croyais homme d’honneur, Monsieur. »
La chandelle à cet instant s’éteint. On entend le bruit d’un corps mou qui tombe à terre. C’est son gibier humain que La Batut vient de laisser échapper, puis il pousse un cri épouvantable, tourne le dos, court à la porte, se jette dans la nuit et dans le vent, butant contre les arbres et hurlant :
« Je suis fou ! Je suis fou ! Je suis fou ! »
*
« On le retrouva le lendemain matin, à peu près dément. Huit jours de repos, de saignées et de purges, lui rendirent la possession de sa cervelle en le laissant faible comme un enfant. Dès qu’il put se tenir debout, il s’aligna avec M. des Chesneaux et, à la vérité, plus qu’un duel, ce fut un suicide, car La Batut s’enferra volontairement sur l’épée de son adversaire. On arrêta des Chesneaux, puis, après examen de Mme des Chesneaux qui, priée de tout expliquer, refusa de répondre aux magistrats et de charger quiconque, on jugea qu’après tout on pouvait parler d’accident, que le combat avait été loyal et, la famille des La Batut ne criant pas, mieux valait peut-être faire le silence. On le fit. Des Chesneaux revint à sa gentilhommière et la vieille vie recommença en face d’une femme qui avait le bras gauche ou ce qu’il en restait perpétuellement enveloppé d’un fichu.
Les années passèrent. Les paysans qui, par là, sont grands raconteurs d’histoires mystérieuses, disaient que Mme des Chesneaux était un loup-garou et ils en donnaient pour preuve qu’il y avait dans la forêt un loup qui courait sur trois pattes. C’était vrai, on le vit aux marques, mais les gens raisonnables en concluaient que La Batut avait dit vrai. Toutefois, les gens raisonnables n’expliquaient pas l’accident survenu à Mme des Chesneaux ni qu’on la voyait si souvent sortir du château sur le soir par la petite porte du jardin, ni que les marques du loup à trois pattes se retrouvaient encore quinze ans plus tard, au temps du Premier Consul. Un loup ne vit pas si vieux que ça.
La vieille des Chesneaux, elle, avait encore bon pied, bon œil. Les gens la fuyaient, la traitaient de sorcière. Elle ne pouvait garder comme servante qu’une vieille guenillarde qui restait pour son pain, mais qui, le soir, s’enfermait dans sa mansarde au triple verrou. Des Chesneaux passait sa vie à poursuivre le loup à trois pattes qui se gaussait de lui, éventait ses pièges et ses affûts, et un jour lui tua un de ses chiens, chose incompréhensible… Car, enfin… il fallait que le chien qui, lui, avait ses quatre pattes, fût allé se fourrer dans la gueule de la bête. À quoi les paysans disaient : « C’est qu’il la connaissait. »
Bref, un jour, tout de même, des Chesneaux rencontra son loup. C’était une bête fort grande, efflanquée, le poil blanc déjà, un vieux loup, aux crocs usés, mais qui, voyant le chasseur, fit face. Il pouvait être onze heures du soir. Des Chesneaux, fort calme, visa au défaut de l’épaule et tira, et il faut croire qu’il avait eu une vision, – il est vrai qu’il était déjà vieux, – car, courant sur son gibier, il trouva par terre Mme des Chesneaux qui revenait d’une promenade nocturne, bel et bien tuée, saignée à mort.
Tous les paysans dirent que c’était prévu, les esprits forts parlèrent d’hallucination, et M. des Chesneaux, après avoir ramené sa femme jusqu’à son logis et mis par écrit l’histoire de ce qu’il appelait son étonnante hallucination, se pendit aux solives de son grenier. »
Il y eut un long silence et nous demeurâmes là tous trois, sans bouger. Puis :
« Ah ! notaire, dit le meunier en frappant de son poing la table, vous n’avez pas conclu.
– Oh ! dit le notaire, nous sommes trop prudentes gens, nous autres, les notaires. »
Là-dessus, nous bûmes encore un coup et les deux compagnons se tournèrent vers moi avec un petit air railleur.
« J’en conterai une aussi, dis-je avec hésitation, et un peu plus récente que la vôtre. Je la tiens d’une vieille servante dauphinoise de ma grand-mère. Je pense qu’elle se passe du côté de Grenoble, mais je n’en suis pas très sûr et, pour la date, c’est sous le roi Louis-Philippe, à dix ans près.
À l’époque, vivait donc par là, sur les premiers contreforts des Alpes, dans la forêt, une forte fille de bûcherons qui avait le sens et le goût du bois. Sa mère était une espèce de brute, d’aspect bovin et de sang lourd, et qui ne se plaisait guère avec son buveur de bûcheron. Dans les villages des environs, on racontait qu’elle avait un loup pour amant. La vérité est qu’elle tenait dans sa cabane un loup apprivoisé et que le mari, la femme et la bête vivaient ensemble sur un pied de parfaite égalité.
Tous les matins, le loup se faisait un peu les griffes et partait à la chasse. Tous les soirs, il rentrait rapportant quelque bête, mangeait et se couchait. Pour la femme, c’était une espèce de pensionnaire. Elle lui donnait parfois raison contre son mari et le prenait dans son lit quand le bûcheron sortait au petit jour. Le soir de ces grasses matinées, l’homme grognait :
« Ça sent la bête, ici.
– La bête, c’est toi, » disait la femme.
Le loup, couché devant le feu, tournait un peu la tête et ricanait. Et parfois, il arriva que la bête et l’homme se battirent, comme il est juste quand la jalousie s’en mêle, ou que la femme, après avoir été rossée par le mari, le fût par le loup qui, alors, la roulait par terre et la mordait, ce qui n’est pas moins naturel que des coups de poing ou des coups de pied, du moment qu’on admet la situation. »
*
« Quoi qu’il en soit, cette femme eut une fille qui est celle dont je parle. Légalement, fille du bûcheron. Mais les bonnes gens prétendaient avoir vu la mère serrée de près par ce loup à qui personne ne connut jamais ni louve ni chienne et qui tuait loups et chiens. Et les paysans, qui tenaient le mari pour un bêta et pour un cornard, appelèrent la Marion, la Louvonne. Et, bien entendu, je ne me porte pas garant de la chose pour deux raisons, dont la première est que la science contemporaine qui durera bien autant qu’une autre, pas plus d’ailleurs, refuse d’admettre que mâle et femelle d’espèce différente puissent donner fruit, et la seconde c’est que, sans aller chercher si loin, les animaux sauvages cachent leurs amours et que, de la bûcheronne au loup, c’était à qui serait le plus sauvage, si bien qu’on peut être sûr que nul ne les a jamais surpris.
Quoi qu’il en soit, la fille grandit, le loup mourut, puis le bûcheron, puis la mère, et quand la Louvonne fut seule et déjà grande, il lui fallut bien faire une fin, bien qu’elle répugnât fort à se marier. Seulement, un ou deux ans plus tard, le mari fut un matin trouvé mort dans la forêt. Il avait été étranglé et gisait sur le sol, la gorge ouverte. On pensa qu’il avait eu affaire au loup et on l’enterra. Quelques mois plus tard, la veuve se remaria à un autre bûcheron qui mourut de la même façon, mais cette fois-là les gens parlèrent, en fait d’étranglement, d’une denture d’homme. »
*
« On mit la Louvonne en prison ; elle n’avoua rien – elle parlait si peu, d’ailleurs – et revint à sa forêt. Elle habita alors une hutte à deux cents pas de l’orée des grands bois, dans la profondeur des taillis, et commença d’y vivre seule, ne sortant de son trou que pour courir la forêt et ne venant jamais dans les villages. Elle mangeait des fruits sauvages dont elle amassait des quantités dans sa hutte et, pour le reste, abattait les écureuils et les oiseaux à coups de pierre, forçait les lapins à la course, piégeait toute bête, plume ou poil. C’était une vraie sauvagesse. Les premiers temps, les gars avaient essayé de venir s’y frotter. Ceux qui ne lui plaisaient pas, elle les roulait et les pilait, et Dieu sait la rude bataille qu’elle menait ; ceux qui lui plaisaient, c’était pire ! elle avait des caresses et des brutalités de bête, et il faut croire que les hommes de ce coin-là ne sont pas vicieux, car de tous ceux qui en ont tâté, aucun n’y est revenu.
Et puis, peu à peu, les hommes se fatiguant de la Louvonne et la Louvonne des hommes, elle finit par être abandonnée dans son coin, femelle sans mâle et chrétienne sans voisins. On la connaissait à dix lieues à la ronde ; les prudents l’évitaient ; certains disaient que, la nuit, elle se changeait en loup et qu’on l’entendait souffler sous les portes, et hurler autour des granges.
« C’est encore cette garce de louve, » disaient les gens.
Et parfois, la nuit, au jugé, ils tiraient dessus.
On disait aussi que les loups la recherchaient, qu’on l’avait rencontrée avec, derrière elle, une meute de grands mâles. Et, de fait, jamais il n’y eut davantage de loups dans le canton, tant qu’elle y fut.
Après, on n’en vit plus trace. »
*
« Un jour, un chasseur qui suivait des marques de loup avait perdu la trace, et revenait tout maussade, quand soudain ses chiens grognèrent, puis leur poil se hérissa et ils se jetèrent dans ses jambes en tremblant. Comme le soir tombait et qu’il n’y voyait rien, l’homme les lança dans le fourré et ils débusquèrent une bête, – à ce qu’il lui parut, – une louve sûrement, car il entendit un piaillement de louveteau. Alors, l’un de ses chiens cria, et puis ce fut l’autre ; courant à leur secours, le chasseur découvrit enfin la bête, tira et tomba sur la Louvonne, la poitrine traversée, et qui avait encore dans les bras deux petits louveteaux à la mamelle.
Maintenant, vous êtes bien libres de croire qu’elle avait eu un enfant d’un vagabond, que l’enfant était mort, qu’elle avait trouvé deux petits loups abandonnés sur le cadavre de leur mère tuée et qu’elle les avait nourris. Mais le fait est que lorsque les chiens lui avaient jailli dessus, elle en avait d’abord étranglé un, puis cassé les reins du second, et qu’elle partait en ramassant les petits comme fait une louve lorsqu’elle reçut le coup de fusil. D’ailleurs, quand le chasseur, penché sur elle, s’écria : « Bon Dieu, une femme ! » elle ouvrit les yeux, le mordit à la main, et lui coupa un doigt. »
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« Faut-il rire ou quoi ? » dit le meunier.
Mais le notaire l’interrompit :
« Messieurs ! à la santé de ceux qui sont dans l’entre-deux, entre les loups et les hommes, à la santé des bêtes de crépuscule, des incertains qui se considèrent eux-mêmes avec étonnement, des gens qui vivent en marge, des monstres et des fous. C’est encore là ce qu’il y a de plus pittoresque sur la terre. »
Nous vidâmes nos verres, mais le meunier, empoignant soudain la bouteille pour les remplir à nouveau :
« Et les saints, dit-il, que vous oubliez. »
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(Pierre Dominique, in Candide, grand hebdomadaire parisien et littéraire, onzième année, n° 544, jeudi 16 août 1934)