Cette femme, qui se tenait accoudée à la table voisine de la mienne, était morte certainement depuis plusieurs jours.

Le grain et le ton de sa chair, couleur de plâtre et de cendre, étaient horribles à voir. On pressentait que d’abominables fermentations gonflaient son ventre sous la moire de la jaquette boutonnée. Et lorsqu’elle tournait vers moi son œil mou qui virait entre les paupières gluantes, un frisson me ravageait l’échine.

L’homme que le fantôme escortait ne paraissait nullement incommodé par ce voisinage. Il était tout de noir vêtu et l’on devinait qu’il hasardait son veuvage dans un café pour la première fois depuis « son grand malheur. »

Le garçon lui servit ses condoléances en même temps qu’une tasse de café à la crème. Le veuf les accueillit avec une dignité parfaite et commença bientôt de lire le journal qu’il avait tiré de son pardessus.

La femme morte s’ennuyait, visiblement. Elle paraissait souffrir de cet isolement moral où la lecture de son mari la confinait. Elle but une gorgée de café à la crème, pour tuer le temps à son tour. Puis elle bâilla dans ma direction, sans mettre la main devant sa bouche, et je vous épargne la description de l’état de ses muqueuses.

Le veuf rabattit alors son journal et marqua quelque surprise, lorsqu’il eut constaté que le niveau du liquide avait baissé dans sa tasse. Il parut hésiter, puis haussa les épaules. Et, pour affirmer son indépendance, il commanda une fine au garçon.

Une grimace plissa le visage de la morte. On devinait que les initiatives de son mari l’outrageaient au plus vif de ses habitudes conjugales.

Ce fut bien pis, lorsque l’homme en noir parut s’intéresser aux ébats d’une jeune personne que les habitués de l’endroit nommaient Belotte.
 

*

 

Belotte adorait le sucre. Elle le quêtait, de guéridon en guéridon, comme un caniche indiscret. Elle vint flairer la soucoupe du veuf, qui lui sourit.

« Je puis prendre un sucre, M’sieur ? demanda-t-elle.

– S’il n’y a que cela pour vous faire plaisir ! » lui répondit l’homme, en allumant une cigarette.

Le faciès de la morte m’épouvanta. La colère, la douleur et le dépit y plaquaient leur décomposition supplémentaire.

La fille ramassa le sucre, le croqua et prit congé aussitôt de ce monsieur, dont le deuil apparaissait par trop neuf, en vérité.

Ce fut alors que la morte essaya d’entamer conversation avec moi. Je ne lui avais jamais été présenté, de son vivant, mais elle devinait bien que j’étais seul à avoir remarqué sa présence dans ce café, et la solitude lui pesait affreusement.

Je touchai du bois, aussitôt, pour conjurer le sort ennemi, et je repoussai les avances de la pauvre femme, en détournant la tête.

Elle renversa alors le verre de fine sur le pantalon noir de son mari, qui invectiva sur-le-champ un de ses voisins dont le veston avait rasé le guéridon du veuf, tandis qu’il se levait pour faire place à une dame vivante, sur la banquette.

Le garçon mit fin au débat, en épongeant la cheviotte que l’alcool imbibait. Et il me parut que la femme morte se mettait à rire, ce qui n’était pas très correct pour un cadavre aussi récent.

La soirée perdit alors pour moi tout intérêt. La femme du veuf faisait claquer ses doigts, chaque fois que ses voisins brassaient des dominos, sur les tables de marbre. Le vent glacé qui tombait d’un vasistas lui arracha des frissons, à plusieurs reprises. On sentait que, depuis quelques jours, elle avait perdu l’habitude des courants d’air.

Rien ne m’irritait plus que l’attitude benoîte de son époux. C’est, pourtant, une aventure singulière que de passer sa soirée en compagnie d’une femme, morte depuis plusieurs jours, et qui boit, gorgée par gorgée, votre café à la crème.

Mon voisin ne paraissait pas se douter de sa situation spéciale. Il bâillait, mâchait un cure-dent et glissait le pouce dans l’entournure de son gilet, comme vous et moi. Au fond, il s’embêtait prodigieusement sans sa femme.

Lorsqu’il se dressa, je me levai à mon tour, pour connaître la fin de l’histoire.

Je cédai le pas à la femme morte, car je n’aurais pas voulu, pour tout un empire, me trouver coincé avec elle dans un des caissons vitrés de la porte à pivot.

Elle me remercia, d’un joli signe de sa tête que les tendons attaqués retenaient encore par miracle sur ses épaules, et elle se retrouva, sur le trottoir, aux côtés de son mari.

Le veuf s’achemina tout doucement vers le domicile où il savait qu’il retrouverait la poussière sur les meubles, l’odeur de l’évier engorgé et les draps du lit solitaire.

Sa femme parut attendre un mot, un signe, une pensée. Puis elle eut un geste de découragement et, comme un corbillard vide, qui allait relayer, passait dans le brouillard, elle profita de la voiture et disparut dans la direction du cimetière Montparnasse.
 
 

 

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(Albert-Jean, « Les Contes de l’Intransigeant, » in L’Intransigeant, quarante-quatrième année, n° 15660, jeudi 21 juin 1923 ; Gustav-Adolf Mossa, « Les Mortes, » aquarelle, mine de plomb, gouache et encre de Chine sur papier, 1908)