LES DESSINS MYSTIQUES DE Mme MARIE EGOROFF
(Illustrations de Révélation d’Outre-Tombe)
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L’intérêt grandissant des sciences psychiques, l’attrait qu’elles exercent de plus en plus, non seulement sur ceux qui sont portés vers elles par le mouvement naturel de leur esprit et les inspirations qui leur sont dictées, mais encore sur les personnes – les médecins en particulier – à qui, auparavant, les résultats des sciences exactes suffisaient, donnent une importance particulière aux ouvrages destinés actuellement à en assurer le développement et à en corroborer les découvertes.
Mais, en même temps, le crédit dont jouissent les études concernant le mécanisme et l’avenir spirituels de l’humanité, impose à ceux qui s’en font les propagateurs des devoirs nouveaux.
Autrefois, – et il en fut ainsi à l’origine de toutes les sciences, – on était tenté et on avait le droit d’accueillir toutes les manifestations de la révélation psychique, si confuses qu’elles pussent être, si mélangés qu’en fussent les éléments. Il importait, en effet, avant tout, de réunir le plus grand nombre de témoignages possible autour des principes d’une science séculaire, que le temps avait ensevelie, et à qui manquaient des preuves immédiates. Autrement dit, si, sur la foi des livres légués par les anciens peuples et vérifiés par l’exégèse, il n’était pas permis de douter que la haute science eût existé, rien, par contre, ne nous autorisait à croire qu’elle eût encore autour de nous des racines et fût appelée à revivre.
C’est pourquoi, en vue d’affirmer une renaissance ardemment désirée, aucun indice ne pouvait être négligé. On chercha l’étincelle de vérité au milieu des plus troubles nuées. On accepta le torrent des folies, afin de découvrir, au fond, une parcelle de la pierre merveilleuse. Les déments et les simulateurs ne manquèrent pas.
Un livre paru très récemment, et que nous avons lu, traite de communications avec le monde supérieur. (1)
Avant de se faire l’interprète d’une pensée que lui transmit, affirme-t-il, par la voie de l’inspiration, un être disparu, l’auteur de Révélation d’Outre-Tombe ne s’était jamais adonné à de pareilles tentatives. Il ne s’y croyait point prédisposé.
Son ouvrage, dit-il, est la manifestation spontanée, imprévue, soudaine, de l’au-delà, auprès d’un esprit qui n’y était nullement enclin. M. André de Lor aurait même douté longtemps de l’importance et de la qualité de l’apparition qu’il eut, et des paroles qu’il entendit.
Quoi qu’il en soit, son livre serait une transcription exacte des rapports échangés, au gré d’une volonté mystérieuse, entre une âme d’en haut et d’une âme d’en bas, entre un esprit de la grande Terre, et un de la petite.
Mme Egoroff a consacré à cet ouvrage des planches dont l’intérêt sera particulièrement apprécié du médecin. (2) Elles retracent les épisodes principaux de l’ouvrage. Leur langage ne suppose, pour être compris, aucune initiation préalable. L’inspiration de Mme Egoroff ne s’évade jamais hors des spectacles auxquels est accoutumée notre vue ; c’est à eux qu’elle s’alimente. Elle ne recourt pas à des gradations difficile des symboles qu’il faille déchiffrer avant de pouvoir y retrouver la personne humaine dans nos étapes de la naissance à la mort, de la vie matérielle à la vie spirituelle, du monde terrestre au monde supra-terrestre. L’art de Mme Egoroff s’en tient aux éléments que lui offre la réalité. Le visage humain y garde l’importance qu’il a pour les peintres ; il ne subit aucune déformation ; il n’est assujetti à aucun remaniement dû à un effort d’abstraction. C’est sa valeur la plus naturelle interprétée d’une certaine façon qui l’oriente vers le but surnaturel qu’à travers lui, Mme Egoroff veut nous faire atteindre.
L’art de Mme Egoroff a donc pour centre la figure humain. Elle n’est point, ainsi qu’il arrive parfois dans beaucoup d’œuvres de cet ordre, traitée par masse, par agglomérations, chaque face étant réduite à ses lignes fondamentales, et n’ayant de prix que pour une espèce de soumission à l’expression commune et monotone des faces voisines.
Chez Mme Egoroff, la figure humaine conserve toute sa force particulière, tout son sens personnel. Elle s’impose, sans encombrement, en quelques types choisis dont chacun a sa physionomie propre, sa vie à lui, son indépendance. L’individualité des figures et leur intensité isolée sont les moyens par lesquels Mme Egoroff sait évoquer la multitude et l’universel, à l’encontre des habitudes de l’art spirite qui opère surtout par entassement, par effacements réciproques, par confusion. En regardant les neuf planches offertes à ses yeux avertis, le médecin croirait voir des portraits, tant le détail des visages a de soin, de variété, de précision.
Ainsi, loin de participer des divers systèmes que l’on retrouve à travers les innombrables dessins d’inspirés et qui mettent entre eux la parenté d’une vision toujours schématique, fluide et arbitraire, Mme Egoroff présente les qualités de composition et de consistance plastiques habituelles à l’art. Cela donne à Mme Egoroff une place particulière. Son œuvre n’est pas une de ces œuvres curieuses issues d’une exaltation spéciale de l’intuition, mais qui sont situées en dehors des conditions coutumières de l’art. Elle est, au contraire, pénétrée de discipline et de tradition et garde avec la matière des choses un lien constant.
Pourtant, ces neuf planches, dont nous avons la joie de reproduire ici pour les lecteurs d’Æsculape, avec l’autorisation de M. Leymarie, deux beaux exemplaires choisis parmi les plus caractéristiques, ne pourraient être rangées, non plus, parmi les œuvres positives. Si leurs éléments sont fidèlement empruntés à ce monde, elles nous transportent, cependant, dans une autre monde, dont nous ressentons, en les contemplant, le choc, l’étonnement, la fatalité.
À quoi cela tient-il ? Comment Mme Egoroff s’y prend-elle pour obtenir, avec de procédés réalistes, des évocations aussi irréelles ?
Ici intervient un sentiment de la disposition des personnages, de l’éclairage de leurs figures, et du décor qui les entoure, où Mme Egoroff témoigne d’une originalité subtile et savante.
Le corps des personnages ou n’existe pas ou se perd dans d’amples draperies, de sorte que les têtes, qui seules résistent et seules subsistent, semblent flotter en suspens dans l’éther. Elles sont baignées, en outre, d’une lueur pâle d’auréole, d’une lueur froide et immuable qui les transforme en apparitions merveilleuses et tragiques. Le plan sur lequel elles apparaissent est un plan factice introduit dans l’échelle des plans de l’ensemble de la gravure ; il en rompt l’équilibre, y provoque des contrastes violents et éveille ainsi le trouble de l’extraordinaire et du merveilleux.
Enfin, le décor, tout en étant construit, massif, bien réel, plonge en des zones ténébreuses. Ce ne sont que passages souterrains, cryptes secrètes, escaliers aux volutes tourmentées. C’est le domaine où la nuit couve ses fantômes. Et soudain le vol de ces grandes têtes humaines y jaillit, imprégné de lumière ! Des accessoires aux formes inusitées, ceux mêmes dont il est question dans le livre, ajoutent à ce séjour une étrangeté qui, sans rompre avec la vie réelle, procure l’impression qu’en ces lieux on s’en échappe, on la devance, ou la domine.
Tels sont les traits généraux de l’œuvre si curieuse de Mme Egoroff.
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(1) Révélation d’Outre-Tombe, par André de Lor. P. Leymarie, édit., 42, rue Saint-Jacques, Paris. Prix 3 fr 50.
(2) Neuf dessins de Mme Marie Egoroff. Illustrations de Révélation d’Outre-Tombe. Un album in-4° raisin comprenant neuf planches tirées en phototypie et encartées dans une couverture illustrée. Prix : 7 francs. (Leymarie, édit., 42, rue Saint-Jacques, Paris)
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(in Æsculape, revue mensuelle illustrée, deuxième année, n° 4, avril 1912 ; un article non signé, ayant le même titre et présentant de nombreuses similitudes, se retrouve dans le bimensuel La Vie mystérieuse, quatrième année, n° 88, 25 août 1912 ; il est très probablement du même auteur)
À PROPOS DE LA PREMIÈRE EXPOSITION DE MARIE EGOROFF
DESSINS MYSTÉRIEUX
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Hier s’ouvrait, à la Galerie des Artistes modernes, 5, rue de la Paix, une exposition publique et gratuite de treize dessins d’un caractère profondément étrange. Étranges sont ces dessins, tant par eux-mêmes que par la façon dont ils ont été exécutés. Des artistes qui les ont vus, entre autres le grand statuaire Rodin, les déclarent très beaux. Ils ne ressemblent à rien de ce que l’on connaît dans l’art. Ils ne se rattachent à aucune école, à aucune tradition esthétique. Et le plus inattendu, c’est que l’auteur n’est pas un artiste, mais une femme, une Russe, qui, de sa vie, n’avait jamais dessiné une figure avant d’exécuter, sous l’impulsion d’une force intérieure et mystérieuse, le premier de ces treize dessins.
On a vu souvent des dessins dits médiumniques. Ce sont des dessins exécutés par des personnes inconscientes de ce qu’elles font, et dont la main seule agit, sous l’impulsion d’une force étrangère à elles-mêmes. Un dessin de ce genre est très connu pour les nombreux fac-similés qui ont été publiés. Ce dessin, fort bizarre, qui représente la maison de Mozart, a pour auteur M. Victorien Sardou.
Les dessins de ce genre qu’on avait vus jusqu’ici étaient presque toujours incohérents et d’une facture grossière, enfantine.
Or, les dessins dont il est question aujourd’hui sont des œuvres d’art. M. Émile Michelet, qui les a commentés dans une préface au catalogue, prétend qu’ils revêtent une nouvelle Beauté. « Leur auteur, dit-il, est une femme qui jusqu’alors avait ignoré le mécanisme du dessin et qui, soudain, a pris le crayon sous l’influence d’une force : l’Inspiration. « L’Esprit souffle où il veut. » Il a soufflé sur le front d’une femme qui vivait, obscure et solitaire, étrangère au mouvement artistique et ne demandant autre chose que de rester obscure dans sa solitude et son deuil. »
Le préfacier, sous prétexte que, dans une œuvre, ce qui seul importe c’est la beauté et non les conditions dans lesquelles elle a été exécutée, glisse discrètement sur ces conditions. Nous serons moins discret ; le journalisme ne nous y oblige-t-il pas ?
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Ces dessins ont été exécutés de la bizarre façon qui suit : la femme qui les a exécutés, se trouvant en face de son vaste carré de bristol, commençait par couvrir un coin du papier sans savoir ce qu’il y aurait sur le reste de la feuille. La main travaillait hardiment, virilement, sous l’impulsion d’une force, et en deux ou trois jours le dessin était terminé avant que l’auteur se fût rendu compte de ses détails.
Il faut, bien entendu, écarter tout soupçon de simulation. D’abord, on ne peut pas simuler la beauté. Puis, plusieurs personnes du monde artiste, dont quelques-unes sont connues dans les deux mondes, ont vu l’auteur travailler. Parmi elles, il faut citer, outre l’écrivain qui a présenté ces dessins, une femme qui fut toujours une ardente zélatrice du mouvement spiritualiste, Mlle de Wolska, un grand statuaire, une glorieuse et charmante artiste lyrique, une tragédienne très célèbre, plusieurs peintres connus.
L’auteur de ces dessins désirait que son nom ne fût pas prononcé. D’amicales instances, lui démontrant les inconvénients de l’anonymat, triomphèrent de son désir de retraite et de silence.
C’est une Russe, veuve d’un peintre russe, Egoroff, dont les musées russes possèdent des toiles d’un art âpre et fougueux. Le père d’Egoroff était aussi un peintre, qui fut le maître de Brulow, et peut être considéré comme le fondateur d’une école russe qui s’inspira de l’école romaine. D’Egoroff père, dont l’art séduisait beaucoup le tsar Alexandre Ier, le Musée de l’Ermitage possède une Flagellation. Egoroff fils avait encore pour grand-père un sculpteur célèbre, Martos.
Egoroff avait donc toute une hérédité d’art. Son talent, très ardent, n’a nullement le caractère symbolique et s’éloigne de la facture des dessins de sa veuve autant qu’un Van Osttade s’éloigne d’un Botticelli.
Mme Egoroff, de son côté, appartenait à une famille militaire. Son mari la laissa veuve, après avoir souffert pendant dix-huit ans d’une cruelle paralysie. Dès lors, elle vécut, recluse volontaire, dans son deuil. Son mari ne lui avait pas permis d’apprendre le dessin. Il lui consentait de faire des ouvrages d’art décoratif. Avec beaucoup de goût, elle exécutait des décorations de faïence, des ouvrages de ciselure, des cuirs repoussés, etc.
« J’ai toujours senti en moi, disait-elle, une grande force me permettant de me livrer à des travaux assez rudes. »
En effet, l’exécution des treize dessins exposés est d’une vigueur qui ne semble pas venir d’une main féminine.
Jamais elle n’avait dessiné une figure.
La nature de son esprit la portait à la solitude. Elle n’avait montré aucune tendance mystique. Elle s’était toujours tenue à l’écart de cette curiosité pour certains phénomènes inconnus de la science officielle, et qui, aujourd’hui, troublent de trop nombreux cerveaux.
Il y a six mois, elle sentit en elle une force irrésistible la poussant à prendre un crayon et à dessiner. Elle résista d’abord à cette force.
Vaincue, elle céda, et en six mois elle avait terminé ses dessins. Cette rapidité n’est pas ce qui a le moins étonné les artistes.
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Le caractère symbolique de ces dessins est pour charmer des esprits comme pour en irriter d’autres. Que représentent-ils ? D’étranges symboles certes, d’après M. Émile Michelet :
« Dans des décors irrévélés encore surgissent, entre des masses d’ombre opaque, et caressées par une lumière inconnue, des formes fluidiques de femmes, ayant toute une âme au bord de leurs longs cils. Des formes, non des corps ; le modelé en est léger, le tissu impalpable. On dirait des âmes qui revêtirent des robes tramées avec de la lumière. Elles vivent, ces créatures, de cette vie ardente dévolue aux types supérieurs de notre humanité. Ne les croyez pas les inanes fantômes de frêles poupées. Elles ont la force de porter la douleur et l’amour, et même le plus lourd des fardeaux, la béatitude. »
Quoi qu’il en soit, ces dessins agitent le problème jamais résolu : Quelle est l’origine du talent ? À un imbécile qui lui demandait d’où venait le génie, Baudelaire répondit : « Le génie, Monsieur, c’est de travailler tous les jours ! »
D’autre part, Lamartine raconte qu’il griffonnait ses vers au crayon, sur le pommeau de sa selle, dans ses promenades à cheval. Au fond, tous deux étaient d’accord pour croire, avec nous, que le génie et le talent sont de source mystérieuse et divine.
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(Tout-Paris, « Bloc-Notes parisien, » in Le Gaulois, vingt-huitième année, 3e série, n° 536, mardi 4 décembre 1894)
TREIZE DESSINS SYMBOLIQUES
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Ces treize dessins exposés pour qui veut les voir, 5, rue de la Paix, ont été présentés au public d’abord par une conférence, puis par une préface du catalogue, qui ont pour auteur le poète Émile Michelet, homme de lettres d’une tenue parfaite, très digne, très sincère, incapable de mettre sa conviction au service d’une plaisanterie.
Voici ce qu’il écrit, au début de son introduction aux œuvres exposées : « Les treize dessins symboliques dont il est ici question ne sont pas l’œuvre d’un artiste. L’auteur est une femme qui jusqu’alors avait ignoré le mécanisme du dessin, et qui, soudain, a pris le crayon sous l’influence d’une force : l’Inspiration. « L’esprit souffle où il veut » Il a soufflé sur le front d’une femme qui vivait, obscure et solitaire, étrangère au mouvement artistique, et ne demandant autre chose que de rester obscure dans sa solitude et son deuil. »
Une telle vue peut être admise, mais il y a, à la fin de l’écrit d’Émile Michelet, une autre indication.
« Je garde le silence, dit-il, sur le caractère mystérieux qui scelle l’origine de ces dessins, exécutés chacun en deux ou trois jours par une femme qui n’avait jamais dessiné précédemment. Car d’une œuvre exposée, seule la Beauté vaut… »
L’affirmation est également juste. Toutefois, il faut bien aborder le sujet principal, qui est l’ « origine mystérieuse. » D’autant qu’il y a des commentaires moins discret que celui du préfacier. Ce que l’on veut nous faire savoir, c’est que l’auteur de ces dessins, Mme Egoroff a obéi à une force inattendue, supérieure à sa volonté, étrangère à sa vie passée, une force non intérieure, mais extérieure, obligeant l’être à agir inconsciemment. Nous sommes, pour employer la formule habituelle, en plein spiritisme. Regardons les treize dessins.
Ils donnent à voir, symboliquement, une existence de femme : enfance, adolescence, souffrances, mort. Puis ce sont les phases d’une autre existence dont il faut citer les désignations : le monde astral, le voyage dans la lumière, la rencontre, l’initiation, dernière épreuve, l’union définitive.
À travers tout cela apparaît un visage de profil et un vague corps enveloppé de voiles ou de vêtements un peu semblables aux vêtements modernes. Parfois, comme dans l’adolescence, d’autres figures apparaissent, de profil aussi, et ressemblant au visage de la femme, ce qui est un trait à noter. Les personnages sont enserrés dans des fonds d’arabesques, de traits mêlés, de spirales, de lignes courbes d’un effet décoratif qui n’a rien de déplaisant. Quant à la signification, elle n’apparaît pas, et peut-être est-ce cela qui devient une preuve de force inconnue, spirituelle, pour les initiés. Le catalogue, pour décrire ces fonds enchevêtrés, dit : « mécanismes compliqués, ondes lumineuses, larves, formes grossières, char de forme inconnue, formes qui ne ressemblent en rien à celles connues, formes conchoïdales, architectures étranges, etc. » En réalité, certains de ces assemblages de traits font un peu songer aux dessins de châles. Quant aux dessins de personnages, leur forme, quoiqu’on en dise, donnerait à supposer à quelqu’un non prévenu, la main d’un entant, mais d’un enfant doué d’une extrême patience.
Il faut ajouter aussi ceci : c’est que Mme Egoroff est la veuve d’un peintre russe, dont les musées russes possèdent des toiles « d’un art âpre et fougueux, » absolument différent, il est vrai, de la facture des dessins de sa veuve. De plus, celle-ci, conseillée par son mari, avait exécuté des ouvrages d’art décoratif, des décorations de faïence, des ouvrages de ciselure, des cuirs repoussés, etc., « avec beaucoup de goût, » dit Michelet.
Mais Michelet ne semble pas tenir à ces détails, qu’il publie loyalement. Ils ont tout de même leur importance. Mme Egoroff n’avait pas appris le dessin, soit. Mais la décoration des objets implique forcément un dessin, si ingénu, si sommaire qu’il soit. Et le dessin des treize feuilles exposées, malgré sa première apparence compliquée, est un dessin ingénu.
Comment Michelet ne voit-il pas l’insuffisance de ses explications lorsqu’il parle de « formes fluidiques de femmes, ayant toute une âme au bord de leur longs cils, » lorsqu’il affirme : « des formes, non des corps » ?
Et encore : « Elle vivent, ces créatures, de cette vie ardente dévolue aux types supérieurs de notre humanité. » Où Michelet et ceux qui partagent sa conviction, ont-ils vu que les types supérieurs de l’humanité aient vécu sans corps ? Ils ont vécu comme tout ce qui vit, et leur pensée n’en est pas moins admirable, profonde, et belle. En dehors de ces conditions de vie et de pensée, de jour en jour mieux reconnues, mieux précisées, on n’a pas encore découvert trace de ce que l’on appelle le surnaturel. Ce n’est pas à dire que nous connaissions toutes les forces naturelles et tous les phénomènes qu’elles engendrent. Aussi est-il hardi d’en apporter en avance une explication, d’ailleurs forcément vague.
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(Gustave Geffroy, « Notre Temps, » in La Justice, quinzième année, n° 5439, jeudi 6 décembre 1894)
Mme EGOROFF
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Une Russe. Une veuve inconsolée, que la pérennité de sa douleur, l’espérance pieuse de revoir dans un monde meilleur le mari perdu, ont dû prédisposer au spiritualisme. Une mystique qui croit moins à sa volonté propre qu’à une fatalité extérieure.
Il y a six mois, tout à coup, dit-elle, sans savoir pourquoi, elle prit une grande feuille de bristol. Elle plaça la pointe d’un crayon vulgaire à l’angle gauche supérieur et, peu à peu, sans jamais revenir sur les traits exécutés, fit un dessin bizarre : des fleurs, une croix, une couronne d’épines, un enfant. Et Mme Egoroff et tous ceux qui aujourd’hui l’admirent – car elle a des admirateurs – ont vu dans ces spirales indécises un symbole : la Naissance. L’homme part du bonheur pour aller au malheur, sous lequel il succomberait sans l’idée divine.
Puis d’autres dessins sont venus :
L’Adolescence, où l’enfant, sur qui veille sa mère, entend les voix de la musique, de la peinture, de la poésie, de la littérature, de la philosophie ;
Dans la vie, où les larmes deviennent une couronne de perles ;
Chacun porte sa croix, où la femme, écrasée par le fardeau terrestre, voit planer au-dessus d’elle l’amour libérateur, etc.
Plus jeune, Mme Egoroff dessinait, mais rien que des ornements ; elle n’avait jamais fait de figures. Or, les têtes tracées par son crayon sont vraiment très bien exécutées et éminemment poétiques. Elles ont charmé ses amies qui, peu à peu, ont amené chez elle toute la colonie russe, y compris l’ambassadeur. Mlle Calvé, la grande cantatrice, s’est emballée, Rodin lui-même, qui a conseillé à Mme Egoroff non d’exposer ses dessins, car elle est très modeste, mais de laisser ses amis les exposer rue de la Paix. Elle a consenti ; elle le regrette bien. Elle a tellement souffert de voir son nom sur une affiche qu’elle n’est pas retournée à son exposition. Et cependant, elle s’ennuie de ses dessins !…
Elle a essayé d’en faire d’autres et n’a pas pu. Mais quelque chose lui dit qu’elle commencera bientôt une nouvelle série. Laquelle ? Elle ne sait pas. Elle ne saura que quand ce sera fini.
Des psychologues ont vu, en cette génération spontanée d’un talent non prévu, un témoignage de spiritisme. Mme Egoroff se défend elle-même d’être spirite. Tout ce qu’elle déclare, c’est qu’elle obéit à un pouvoir occulte.
Laissons Papus, Mlle de Wolska et nos autres occultistes disserter sur le cas de Mme Egoroff. Physiquement, elle a l’air d’une malade ; elle est bien, nous le répétons, la veuve inconsolée. Chaque matin, elle va pleurer au cimetière sur la tombe de celui qui, pour elle, est toujours là. Il était peintre, d’un genre bien différent, il est vrai, mais ne se peut-il pas que sa veuve ait tout bonnement cherché, en se mettant à dessiner, un moyen de se rapprocher de lui ?…
Alors, elle a fait le Départ pour ailleurs, Après la Mort, le Monde astral, le Voyage dans la lumière, la Rencontre, l’Union définitive…
Et les occultistes voient des symboles plus ou moins mystérieux en des œuvres où il n’y a peut-être que des souvenirs et des aspirations…
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(Charles Chincholle, in Le Figaro, quarantième année, 3e série, n° 343, dimanche 9 décembre 1894)
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(in La Lanterne, journal politique quotidien, dix-huitième année, n° 6442, lundi 10 décembre 1894)
TABLEAUX D’OUTRE-MONDE
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Le délicat poète Émile Michelet présentait récemment au public, dans une conférence savante et subtile, l’œuvre bizarre et deux fois fantastiques d’une artiste ignorée, Mme Egoroff : les treize dessins dont il s’agit sont exposés à la Galerie des Artistes modernes, 5, rue de la Paix.
Deux fois fantastiques, disais-je : ils sont tels, d’abord par leurs sujets et leur esprit qui nous transportent dans le monde le plus inexploré des mondes, qui est, je crois bien, le monde astral ; ils sont tels encore, parce que l’auteur les a, paraît-il, exécutés, non point comme on fait d’ordinaire, en y appliquant une science acquise, et en réalisant par l’art une idée préconçue par la volonté : Mme Egoroff ignore le dessin et l’a toujours ignoré ; elle ignore même ce qu’elle va exécuter lorsqu’elle exécute : elle travaille sous l’empire de forces étrangères à la sienne, comme une inconsciente machine aux mains de puissances invisibles, et qui viennent de l’au-delà… Bref, Mme Egoroff fait une œuvre fantastique, sous la direction fantastique de quelque chose ou de quelqu’un qui n’est point elle, et qu’on ne connaît pas : l’esprit conduit sa main.
« Je chantais, Homère écrivait… »
Je ne me sens point capable de discuter cette assertion, pas plus que je ne me sens capable de l’admettre : la question de l’extériorité des forces créatrices ou générales (deux mots qui, n’est-ce pas, ont le même sens) constitue un problème philosophique d’une trop fière ampleur pour qu’il soit permis de la taquiner en passant. Je ne m’y arrêterai donc pas, et sans rien contester de ce qu’affirment le catalogue et le conférencier, sans examiner les forces qui ont produit l’œuvre de Mme Egoroff, je vous la présenterai comme si elle était d’une personne naturelle, et douée, comme vous et moi, de ce que la nature nous a laissé de libre arbitre.
À ce point de vue encore, les treize dessins symboliques présentent un indiscutable intérêt, au triple point de vue de leur exécution, de leur aspect décoratif, et de leur caractère symbolique.
– Tantôt malhabile, enfantine, l’exécution devient parfois, et tout d’un coup, virile, résolue ; la ligne passe avec certitude, l’ombre s’écrit avec énergie, et la clarté s’allume par l’audace du faire ; on dirait que la main précise d’un affirmateur a tracé cela ; puis, dans le morceau voisin, le crayon redevient naïf et veule ; et pourtant un air de parenté rassemble harmonieusement ces ombres et ces courbes sur une même feuille, et si différentes que soient les réalisations, on sent qu’une main unique les a produites, mais dans des états d’âmes qui n’étaient point semblables.
En ce qui concerne leur aspect décoratif, les dessins de Mme Egoroff offrent des groupements de lumière et d’ombre dont la tâche reste plastique, et des enlacements de courbes dont l’harmonie est précieuse ; mais ici encore, comme dans l’exécution pure, nous retrouvons ce double caractère et cette alternance de maladresse enfantine et de puissance esthétique.
– Pour ce qui touche au symbolisme de ces œuvres, écoutez le poète Émile Michelet :
« Dans des décors irrévélés encore surgissent, entre des masses d’ombre opaque, et caressées par une lumière inconnue, des formes fluidiques de femmes, ayant toutes une âme au bord de leurs longs cils. Des formes, non des corps ; le modelé en est léger, le tissu impalpable. On dirait des âmes qui revêtirent des robes tramées avec de la lumière. Elles vivent, ces créatures, de cette vie ardente dévolue aux types supérieurs de notre humanité. Ne les croyez pas les inanes fantômes de frêles poupées. Elles ont la force de porter la douleur et l’amour, et même le plus lourd des fardeaux : la béatitude. »
Les treize dessins présentent une suite philosophique dont l’enchaînement constitue une sorte de roman psychique, le roman de révélation d’une âme à travers la vie fervente, et les vies ultérieures d’épurement, de libération, de récompense.
I. L’enfant. – La petite créature surgit sous la voûte d’une prison et son regard fixe une ouverture de la muraille au fond de laquelle sont clouées une croix et une couronne d’épines, – accessoires du symbolisme chrétien.
II. L’adolescence. – L’enfant a grandi. C’est maintenant une forme adolescente et voilée, en marche vers la plénitude de la vie. Derrière lui, une forme féminine, – la mère, – sortant d’une baie mystérieuse, l’accompagne de sa protection, et tient dans ses mains tutélaires une série de fils par lesquels l’adolescente est liée à la source de la vie.
L’adolescente écoute des voix d’en haut : celles de cinq entités dont les bustes apparaissent : ce sont la Philosophie, la Poésie, la Littérature, la Musique, la Peinture, et, derrière elles, leur unique source : l’Inspiration.
III. Dans la vie. – L’être est devenu une femme. La voici, à droite, dans une sorte de gangue (la matière). Ses larmes, devenues des perles, constellent son visage triste. À ses pieds sont la croix et la couronne d’épines. Elle se détourne, consciente vaguement d’un monde merveilleux.
IV. Chacun porte sa croix. – La femme est liée par les pieds, et porte sa douleur.
V. Le problème du mal. — Par la souffrance, la femme s’est épurée. Elle a atteint un degré de son évolution. Des rayons lumineux viennent baiser son front. D’un œil d’initiée, elle regarde doucement l’Amour égorger le mal. Le buste, perle de l’Amour, émerge, lumineux.
VI. Le départ pour ailleurs. – C’est l’heure des adieux à la terre. La mort va venir.
VII. Après la mort. – La femme se trouve dans le Monde austral. Des ondes lumineuses enveloppent sa forme fluidique. Étonnée, elle regarde se réfléchir dans un miroir son jugement, la somme des choses passées qui fixent son degré d’évolution dans la vie universelle.
VIII. Le Monde Astral. – Où la femme regarde tourbillonner des sphères en formation.
IX. Le Voyage dans la lumière.
X. Enfin, c’est la Rencontre. – L’âme de la femme rencontre l’âme de l’homme vers laquelle tendait son espoir, pour reconstituer l’androgyne primordial.
XI, XII, XIII. L’Intention, la Dernière épreuve, enfin l’Union définitive :
La femme au cœur d’une conque éclatante, s’est retournée vers celui dont elle fut l’élue, et dont le buste surgit de l’ombre. Ils se contemplent. Désormais, ils iront réunis parmi les magnificences d’un décor selon leurs rêves.
Tel est le poème que nous présentent ensemble le bon poète Émile Michelet et Mlle de Wolska, qui est la plus ardente parmi les fidèles de la religion spiritualiste : de tels parrains sont une gloire.
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(Edmond Harancourt, in La Cocarde, septième année, n° 2408 et 2410, dimanche 9 et mardi 11 décembre 1894)
Exposition de Mme Egoroff – Les occultistes parisiens
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Le monde spirite dans Paris est plus crédule. Nous venons encore une fois de le voir se passionner à propos d’une femme russe, Mme Egoroff, dont on a exposé dans une salle de la rue de la Paix treize dessins symboliques autour desquels un certain tapage a été mené. La curiosité de ces dessins consisterait dans ce fait que l’auteur, il y a six mois, sentit en elle une force irrésistible la poussant à prendre un crayon. Elle obéit et fit les treize dessins en question. Il n’y a que dans le monde ésotérique que des faits aussi merveilleux se produisent. La duchesse de Pomar, par exemple, prétend qu’elle a longtemps communiqué avec l’esprit de Marie Stuart, que celle-ci lui a dit d’être elle-même Marie Stuart, et qu’elle l’est. De même Mme Egoroff, qui n’avait jamais dessiné précédemment, serait d’un coup devenue une artiste par une force irrésistible qui ne peut être que la puissance occulte des esprits. Ainsi l’affirme M. Émile Michelet dans la préface du catalogue. Ce jeune écrivain, qui est un poète de talent, est aussi un occultiste convaincu. Il avait déjà publié une brochure : L’Ésotérisme dans l’art, avec de bien étranges figures kabbalistiques et triangles du monde intellectuel. Il cherche à y prouver que tous les grands écrivains furent des initiés et que Shakespeare, par exemple, qu’il incline à croire n’être que François Bacon, le savant, fut un occultiste que les magistes doivent révérer autant que Pythagore, ou Khunrath, ou Paracelse. Mme Egoroff, l’auteur des dessins en question, a eu l’honneur des mêmes assimilations. Malheureusement, on sait que cette dame, qui appartient à la nationalité russe, est veuve, et veuve d’un artiste peintre. On sait aussi que déjà du vivant de son mari elle s’occupait de dessin, de dessin ornemaniste, il est vrai, mais les œuvres qu’elle expose appartiennent surtout à ce genre. C’est même par cela qu’elles sont intéressantes.
De vagues paysages surnaturels et de rêve sont exprimés par des volutes, des ornements contournés qu’on dirait des coquillages agrandis ou qui, plutôt encore, ressemblent aux dessins enroulés des châles et des cachemires. Là dedans, une figure toujours la même, mi-anglaise, dans le goût des têtes de Burne-Jones, ou quelque autre figure plus indécise. Mais tout cela un peu somnambulique, ce qui permet des à-peu-près de dessin et un métier rudimentaire. Ce n’est pas vilain à voir, c’est indifférent, quand on songe aux Anglais, à M. Rops, ou à M. Odilon Redon. Mais Mme Egoroff n’en a pas moins joui de tous les avantages d’une publicité bruyante et savamment menée. On a décrit par le détail ses treize compositions sur l’Enfant, l’Adolescence, Dans la vie, Chacun porte sa croix, tout le cycle, toutes les étapes vers l’astral et l’initiative jusqu’à la treizième, dont le chiffre importe et a aussi une signification occultiste. C’est à cause de ce caractère de l’œuvre que Mme Egoroff s’est vue prônée et soutenue à ce point : elle avait déjà l’appoint d’être une femme, puis l’atout d’être Russe, enfin le sacre d’être ésotérique. Tous les mages s’en sont mêlés, et Dieu sait s’ils sont nombreux, s’ils sont crédules ici. L’autre jour encore, un de leurs adeptes, très sérieux, nous tendait une lettre en nous disant d’une voix sacrée : « Ceci est un document unique, inouï. – Qu’est-ce ? – Une lettre du prophète Élie !… »
Il n’y a pas longtemps, à Batignolles, il y avait une maison, rendez-vous d’initiés, où Alexandre Dumas père et d’autres esprits venaient tous les soirs. On a publié un livre bien extraordinaire sur ces soirées : Mes causeries avec les esprits. On y voit que Dumas père y serrait la main du magnétiseur en disant : « C’est pour toute la société, » y donnait des nouvelles de Pierre Dupont « qui n’était pas très heureux, » de Mme Thierret, l’ancienne actrice du Palais Royal, qui y vint parfois aussi.
On finira par nous publier des livres posthumes faits par l’esprit d’Alexandre Dumas puisqu’on nous expose en ce moment des dessins de Mme Egoroff, mais faits sous l’influence d’un esprit anonyme. Ce qui est plus étrange, c’est que des esprits très distingués abondent dans ce sens. Comme Mme Egoroff se mettant à dessiner suivant les injonctions d’un esprit, ne voyons-nous pas dans Un caractère le vivant forcé d’écrire sous la dictée de la morte, curieux roman que celui-là, où M. Léon Hennique a transposé ses expériences et ses croyances spirites ? « La lampe, une haute lampe de bronze, allumée, fermement traverse l’air tranquille d’une nuit d’août, passe d’une crédence à la tablette d’un secrétaire, cliquette en se posant. »
Un autre romancier célèbre, M. J.-K. Huysmans, est dans le même cas. Il ne voit partout que logis hantés. Comme on lui demandait un jour s’il avait vu Mallarmé, avec lequel il fut très lié, il répondit : « Non ! Je n’y vais plus. Chez lui, tous les meubles dansent. Et lui seul ne s’en aperçoit pas ! »
Du reste, pour juger de la contagion occultiste, il n’y a qu’à aller au cimetière du Père-Lachaise le jour anniversaire de la mort d’Allan-Kardec et voir l’interminable pèlerinage à sa tombe.
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(Georges Rodenbach, « Lettres parisiennes, » in Journal de Bruxelles, jeudi 20 décembre 1894)
Bonjour,
Je suis en train de rédiger un article sur Marie Egoroff, pourrais-je vous citer ?
Cordialement
Naturellement ; avec plaisir. Bien cordialement, Monsieur N