Le bateau roulait doucement avec des plaintes musicales. Un air tiède et mouillé nous enveloppait.
Réunis autour d’un officier, causeur infatigable, nous l’écoutions, comme chaque soir, dérouler le film sonore de ses histoires vécues. Histoires de terre de France, histoires de terres étrangères, surtout histoires coloniales.
Et, parmi ces dernières, celles qui nous faisaient le plus d’impression, c’étaient les histoires d’hommes-tigres. Ce capitaine avait récemment exercé dans le Haut-Gabon un commandement administratif et tout son séjour avait été préoccupé, dominé par l’homme-tigre.
Nous l’écoutions, avec un sourire d’amusement qui dissimulait notre émotion, nous décrire à voix basse ces crimes monstrueux commis avec une précision et une cruauté inouïes, par les membres mystérieux d’associations mal connues. Nous vivions avec lui dans le silence des petits villages de brousse endormis dans la mer immobile de la forêt. Oubliant le bateau et son roulis, nous entendions soudain les cris de terreur, les courses affolées dans l’obscurité. Puis c’était la victime, homme, femme, enfant, amenée horriblement mutilée devant le chef européen impuissant.
« Goye !!! » « Goye !!! »
L’homme-tigre était passé là…
Pendant plusieurs soirées, où la chaleur de plus en plus lourde avec la descente vers les tropiques nous interdisait l’atmosphère irrespirable des cabines, nous entendîmes l’histoire de ces crimes, des procès qui les suivaient et je suis certain que plus d’une des blondes têtes féminines si attentives qui les écoutaient fut, la nuit, hantée par l’homme félin avec ses grands couteaux acérés rivés aux doigts et son pelage de velours tacheté…
Le temps passa. La conversation changea de sujet.
À Libreville, j’appris avec ennui que j’étais nommé au Gabon.
Adieu mes rêves de sable, la vie errante des méharistes, désir de tout débutant colonial…
Mais je sus en même temps que j’étais affecté « en brousse, » dans la région même qu’avait commandée le capitaine aux belles histoires. Entre Libreville et Port-Gentil, je reçus de lui des conseils et il me quitta sur ces mots : « Vous allez voir si tout ce que je vous ai raconté n’était pas exact. »
En cours de route, à N’Djolé en particulier, où une crue extraordinaire de l’Ogooué m’obligea à séjourner, la conversation roula souvent sur ce sujet. Depuis quelque temps, les méfaits de l’homme-tigre dans la région du Haut-Gabon se multipliaient ; je brûlais d’être rendu au cœur très profond de cette forêt sinistre, pour « voir. »
*
Quand je pris le commandement de la subdivision qui m’échut, les hommes-tigres semblaient avoir arrêté, pour un temps du moins, leurs vengeances dans une partie du pays. Par contre, le chef de la subdivision voisine, avec qui j’entrai rapidement en relation était très préoccupé des méfaits du « Goye » ; j’acquis par lui des précisions sur le mode habituel de manœuvre de l’homme-tigre.
Le crime, ou les crimes, avaient lieu de préférence la nuit, ou au crépuscule. Une femme se rendait seule au marigot chercher de l’eau ou du manioc mis à macérer ; ne la voyant pas revenir, les gens du village allaient la chercher et ils trouvaient la victime la gorge ouverte, la poitrine défoncée, les yeux arrachés… « Goye… »
D’autres fois, l’attaque se produisait dans le village même.
Souvent, on ne trouvait plus la victime, ou seulement quelques parties de son corps, crâne ou ossements.
« Goye » semblait s’attaquer de préférence aux femmes et aux enfants.
Pourquoi ces attentats ? La réponse, difficile et complexe, pouvait se présumer ainsi : « par vengeance ou par atavisme de cruauté ancestrale. » Et l’on arrivait naturellement au concept d’homme-tigre – nom impropre – ou d’homme-panthère suivant :
« L’homme-tigre ou homme-panthère est un indigène qui, se déguisant en panthère, revêtu de la peau de la bête et les doigts armés d’acier, égorge un autre indigène pour assouvir une vengeance ou par goût du sang humain. »
*
Des liens mystérieux unissent-ils entre eux les hommes-panthères ? Forment-ils une association inconnue ? C’est probable.
Des détails plus précis venaient s’ajouter aux descriptions communes des attentats. Certains affirmaient que la vengeance n’était entière que si le cœur était mangé encore chaud et palpitant par l’agresseur.
En fait, la poitrine des victimes était souvent ouverte, le cœur et les poumons déchiquetés.
Dans la confusion des circonstances de ces attentats, un fait constant : le manque de témoins réels.
Certains indigènes, parfois, avaient vu « Goye, » c’est-à-dire la panthère. Mais l’homme, jamais. Ce qui n’empêchait pas des témoins, au tribunal, de déclarer avoir « reconnu » un tel ou un tel. Nous verrons plus loin dans quelle condition s’effectuait cette « reconnaissance. »
Des jugements sévères étaient prononcés toutes les fois qu’il était possible de le faire.
Et mon interprète attribuait à ces condamnations la régression très nette des attentats dans ma subdivision.
Je passai plus d’un an dans une tranquillité, à ce sujet, complète. J’eus le loisir d’apprendre un peu la langue du pays – suffisamment pour contrôler mes interprètes officiels ou bénévoles – et, par un contact multiplié et continu avec les indigènes, de pénétrer leur mentalité, de gagner insensiblement leur confiance.
Les mois succédaient aux mois et le souci de l’homme-panthère avait été remplacé par beaucoup d’autres, quand, brusquement, « Goye » refit son apparition sur mon territoire.
Lorsque l’agent politique qui vint me réveiller secrètement, vers minuit, m’apprit que, dans le village voisin du poste, trois victimes : deux femmes, un enfant, venaient d’être assassinées par le « Goye, », je ne pus m’empêcher d’éprouver, à côté d’une naturelle indignation, le sentiment répréhensible du plaisir de vérifier moi-même, de voir, d’essayer d’aller plus avant dans cette troublante question.
L’attentat venait d’avoir lieu ; nul ne savait que j’étais prévenu. À l’aube, j’investissais le village et les plantations ; toute la population, hommes, femmes, enfants, était réunie et l’enquête commençait.
C’est là que j’éprouvai, pour la première fois, à la suite d’interrogatoires isolés qui devaient durer toute la journée, l’impression de la complexité, de l’impénétrabilité du mystère créé par le « Goye. »
À la nuit, j’étais cependant arrivé à une certitude, celle que l’assassin d’une des deux femmes n’était autre que son propre mari.
J’avais été accompagné dans mon déplacement par le médecin – lieutenant de P… – et ce fut lui qui procéda à l’examen médical des victimes de façon à pouvoir établir un procès-verbal détaillé de constat.
Je le laissai à sa triste besogne. Quand il revint, il me dit : « Voici ; quelque invraisemblable que cela vous paraisse, je puis affirmer que l’attentat a été commis par une véritable bête. » Il décrivit avec schéma les lésions constatées sur les trois victimes et fut extrêmement net dans ses conclusions.
L’enquête, reprise le lendemain, infirma certaines déclarations, fit changer l’aspect de la question, et je ne pus arriver à aucune certitude. Je dus avouer mon échec et remettre à plus tard le soin de conclure.
Et tout d’un coup, « Goye » se mit à apparaître dans tout le canton Bakota.
Un jour ici, un autre là. Et j’eus en peu de temps de très nombreuses affaires à instruire. Mis en éveil par le diagnostic du docteur de P…, j’acquis peu à peu la conviction de l’inexistence de l’homme-panthère, j’entends tel que je l’avais jusqu’à présent entendu définir, l’inexistence du « Goye, » l’assassin mystérieux des nombreuses victimes que j’avais vues raidies dans le dernier spasme d’une rapide agonie.
J’eus ainsi, par deux fois, à soigner deux victimes du « Goye » : une femme, un homme, qui, la gorge tranchée (œsophage et larynx), malgré une plaie béante et des coups de griffes sur tout le corps, réussirent à mettre en fuite leur agresseur.
L’homme mourut deux jours après ; la femme vécut trois mois, alimentée par un tube en caoutchouc. Elle m’avait été présentée à demi morte, couverte du liquide purulent qui s’échappait de son horrible blessure.
Je la soignai, tout en la jugeant irrémédiablement perdue. Elle fut plus forte que son mal ; elle aurait vraisemblablement, bien que la plaie devenue très aseptique ne pût se refermer, vécu plus longtemps. Je n’ai pu préciser les causes de la mort, à laquelle son entourage, las des soins délicats que son état exigeait, a peut-être aidé.
Par gestes, ces deux victimes répondirent à mes questions. La reconnaissance de cette femme qui échappait miraculeusement à la mort la rendait, je crois, sincère.
Là, le doute n’était pas permis ; c’était bel et bien un couple de panthères, de véritables panthères, qui les avaient assaillis.
Dans tous les cas survenus et étudiés, il en fut de même. Je ne trouvai jamais un homme, mais la bête.
Ces accidents existèrent, sans doute, de tout temps. Avant l’arrivée de l’Européen, voici comment se réglait l’affaire : « Goye » venait de tuer un indigène. Les notables se réunissaient. Les soupçons allaient vers ceux auxquels la victime ou un de ses parents avait causé quelque tort. En principe, du reste, étant donné la fréquence des palabres, en remontant à quelques générations, il n’y a pas un indigène qui n’ait à se plaindre d’un dommage quelconque fait par un autre. Pour les indigènes, le temps n’a pas de durée : une palabre de vingt ans est aussi fraîche que celle d’hier. Discussion des notables. Indécision. Appel au N’Ganga…
Le N’Ganga c’est le sorcier, l’homme qui sait. Il y a réunion générale du village. Le N’Ganga danse, tournoie, invoque son génie divinateur.
Puis il déclare : c’est un tel ou un tel.
Les coupables sont trouvés. Quelle va être leur attitude ? Ou bien ils se taisent et acceptent : la palabre se réglera par versements considérables de marchandises à la famille du défunt, ou passage en captivité dans la même famille ; ou bien ils protestent, disent : « Non, je n’ai pas fait cela. » Ils doivent alors se soumettre à l’épreuve du llondo, bois dont l’écorce vénéneuse tue rapidement celui qui l’absorbe.
Le village réuni, l’inculpé mange de l’écorce, puis boit une grande quantité d’eau.
Le jugement de Dieu est attendu.
Si l’indigène vomit tout ce qu’il a absorbé, il est sauvé ; ce n’est pas lui. S’il ne vomit pas, il meurt. Il était bien le coupable.
*
L’arrivée de l’Européen a mis fin, en partie, à ces coutumes. Je dis en partie puisque, à la veille de mon départ pour la France, l’épreuve du llondo fut imposée par trois villages réunis à un chef accusé, et que je faillis n’en rien savoir.
Mais, d’une façon générale, les coupables qu’amène le chef du village où s’est déroulé le crime sont toujours, secrètement bien entendu, désignés par le sorcier.
Les témoins « reconnaissent » le coupable, puisque le N’Ganga l’a dit. Il n’est pas rare, du reste, que le coupable avoue lui-même sa faute, sans qu’il l’ait commise.
Dans un procès en révision, où l’accusé préalablement condamné à vingt ans de prison fut reconnu innocent, les témoins affirmaient, d’une part, avoir reconnu le coupable sous sa forme animale au jour et au lieu du crime, et, d’autre part, déclaraient que l’accusé se trouvait ce jour-là à 100 kilomètres de l’endroit du crime.
Mais, pour l’indigène, la chose était possible : le corps de l’homme étant à un endroit et son âme passée dans le corps d’une panthère étant dans un autre.
Il y a du reste dans ces histoires d’homme-panthère une ambiance de mystère et de terreur impossible à décrire. Il faut avoir vu, après le crime qui atteint une personne du groupement, l’angoisse de tout un village réuni, les êtres défaits et sans volonté, avoir été soi-même sous l’empreinte étrange de la crainte du « Goye, » pour se rendre compte de la difficulté qui existe à mettre un peu d’ordre et de lumière dans cette question.
En général, l’Européen à qui des cas semblables étaient soumis a trop écouté l’indigène. Sa vision a été déformée par les suggestions, l’ambiance, par un passé qui, pour les habitants de la région, est de la vérité pure.
Je m’y suis perdu bien des fois.
Je suis arrivé néanmoins à un concept de l’homme-tigre ou homme-panthère essentiellement différent de celui cité au début et généralement admis.
« L’homme-panthère » est une création idéale de l’indigène, un être monstrueux et cruel, né de l’union momentanée d’un corps d’une panthère et d’une âme humaine, et qui, mû par une puissance inconnue, attaque, tue, se repaît de la chair ou du sang de sa victime.
Peu d’hommes peuvent être « Goye. » Savent-ils leur destinée ? Sont-ils l’objet inconscient d’une volonté ignorée ? En général, ils portent en eux le poids de cette terrible puissance sans s’en douter.
Toutes les panthères ont-elles, à côté de leur âme propre, une âme humaine enclose dans le corps d’un indigène ignoré ? Certains indigènes m’ont dit « oui, » qu’en général, quand une panthère était tuée, un homme mourait. Il est à noter que l’indigène « Bakota » ou « Mahongoué, » qui mange de tout, qui est friand de n’importe quelle viande, même en putréfaction, ne mange jamais ni chat ni panthère.
D’autres m’ont dit « non, » que cette habitation de l’âme humaine dans un corps de bête était essentiellement passagère. Un fait, toutefois, communément admis est le suivant : toute blessure faite au « Goye » est ressentie par le corps de l’homme dont l’âme est passée dans la bête.
« Goye » assaillit un jour, au crépuscule, à quelques mètres du village, un passager. Bien que mortellement atteint, l’homme réussit à prendre un minuscule couteau pendu à sa ceinture et en frappa de toutes ses forces défaillantes la poitrine de la panthère.
Les cris des gens du village firent s’enfuir la bête qu’on suivit longtemps à la trace, en vain. On la trouva morte quelque temps après. Presque en même temps, le vieux chef d’un village situé à quelque distance, âgé de plus de soixante-quinze ans, mourait d’une affection de poitrine. Les notables du village me confièrent que, déjà, plusieurs fois ils avaient eu des doutes à son sujet, que quelqu’un, entré dans la case du moribond, avait vu du sang, qu’enfin, c’était sûrement lui qui avait récemment attaqué un homme, au village voisin. Sa mort coïncidait avec celle de la panthère.
Certains indigènes prétendent également qu’il existe une race particulière de panthères susceptibles de recevoir l’âme humaine, que son poil n’est pas le même, ni tout à fait son aspect.
Comment faire admettre à l’Européen tout ceci ? La fable indigène devint fable européenne, avec la peau attachée ou dessinée, les doigts d’acier.
Mais de ces travestissements, ongles en fer et peaux cousues dont se revêtait – d’après la fable européenne dont l’indigène avait fourni l’essentiel – l’assassin, je n’ai pu, ni aucun des Européens que j’ai connus, en trouver un seul.
Poussé par l’Européen qui voulait, à tout prix, voir les instruments du crime, peut-être des morceaux d’acier ont-ils été présentés à de rares personnes. Peut-être même des costumes complets.
Ils étaient, j’en suis persuadé, fabriqués spécialement pour être remis au solliciteur importun.
Je dois enfin noter que toute bête assaillie par la panthère et abandonnée par celle-ci, surprise ou inquiète, offre un spectacle identique : cou sectionné par les crocs, poitrine défoncée, yeux arrachés.
La panthère semble d’abord apaiser sa faim avec les parties les meilleures de la proie : le sang, le cœur, les poumons.
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Dans une petite plaquette, Jean Giraudoux présenta, il y a quelques années, les Hommes-Tigres. Dans ce qu’elle a d’essentiel, cette plaquette reproduisait le rapport d’un administrateur chef de subdivision au Gabon, rapport établissant l’existence des « hommes-tigres » non seulement d’après le concept généralement admis, mais surtout comme membres d’associations mystérieuses d’anthropophagie.
L’auteur enregistre la croyance générale au passage possible de l’âme ou esprit de l’homme dans le corps d’une panthère. Je remarque cette phrase très exacte : « L’esprit est indépendant de la volonté de l’être humain qui le fixe, quoique ce dernier soit responsable de ses méfaits. »
Il continue : « Les membres des sociétés secrètes ont exploité ces croyances pour détourner les soupçons et exercer leur pratique de cannibales. Ils mangent leurs victimes sous le couvert du fauve et ceux qui sont étrangers à leurs pratiques croient que c’est un léopard ou une panthère dont les esprits malfaisants ont revêtu la forme et ils recherchent le ou les individus auxquels appartiennent ces esprits et celui qui les a envoyés. »
Suivent les détails sur l’organisation, les statuts, les réunions, les délibérations des dites sociétés, l’exposé des différentes phases du drame qui se résument à quatre : l’enlèvement de la victime ; le sacrifice ; la destruction des traces ; l’alerte.
Bien que l’imagination de l’indigène soit extrêmement vive et, dans certains cas, une merveille d’abondante ingéniosité, je ne pense pas que de tels détails puissent naître spontanément sans au moins l’appui de certaines réalités.
Quelques passages appellent cependant des réserves, comme celui-ci :
« Enfin, les membres de cette société n’ont ni mot d’ordre, ni signes, ni marques de ralliement. Ils se reconnaîtraient, paraît-il, au regard. J’ai remarqué, en effet, dans le faciès de ces gens-là, quelque chose de particulier ; alors que je ne savais encore rien d’exact sur cette société, j’ai arrêté d’un seul coup, en me servant du recensement et en dévisageant les gens, six hommes-tigres sur dix hommes présentés et je ne me suis pas trompé d’un seul. »
Dans toutes les questions qui intéressent la vie la plus profonde de l’indigène, il est extrêmement difficile de se mouvoir. Nous sommes en contact avec un réel psychique tellement différent du nôtre que, quelque attentif que nous soyons, il ne nous est pas toujours possible de faire le départ entre l’exact et l’inexact, le fait de base et les faits imaginaires qui en sont issus. L’indigène est en général d’une admirable crédulité ; il accueille toute pensée avec facilité, ne cherche pas à préciser sa véracité, surtout si son esprit s’y complaît, s’y amuse ou s’en émeut.
Notre besoin, devenu instinctif, de clarté lui est inconnu. Pourquoi se fatiguer à chercher autre chose que le moment actuel, psychique ou physique ? De belles histoires le ravissent. Il devine que la vie est sans importance, qu’elle est peut-être, elle aussi, une réalité imprécise, hormis les actes quotidiens et matériels qui en déterminent le contour apparent.
L’indigène ne prend rien au sérieux.
Les « hommes-tigres » de Giraudoux ne sont pas des hommes-tigres. Son petit livre ne décrit qu’un cas particulier, l’existence de deux sociétés anthropophages dans une toute petite zone de la forêt.
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Dans le Rameau d’or, Jame George Frazer cite les légendes suivantes :
« En l’an 1588, il arriva qu’un gentilhomme vivant dans village des montagnes de l’Auvergne, regardant un soir par la fenêtre, vit un de ses amis qui allait à la chasse. Il lui demanda de lui rapporter une partie de son butin ; l’autre accepta. Mais il n’était pas encore bien loin quand il fit la rencontre d’un loup énorme. Il tira et le manqua ; l’animal attaqua avec furie, mais le chasseur était sur ses gardes et, d’un coup adroit de son coutelas, il trancha la patte de devant de la bête qui s’enfuit sur-le-champ ; il ne la revit plus. Il retourna chez son ami et tira de sa gibecière la patte du loup ; il trouva, à sa grande horreur, que c’était une main de femme avec un anneau d’or à l’un des doigts. Son ami reconnut l’anneau comme étant celui de son épouse et alla la chercher. Il la trouva assise auprès du feu, le bras droit sous son tablier. Comme elle refusait de le sortir, son mari lui montra la main avec l’anneau. Elle confessa la vérité ; c’était elle, sous la forme d’un loup-garou, que le chasseur avait blessée. Il vérifia ses dires en appliquant la main au reste du bras : elle s’y adaptait parfaitement. Le mari, irrité, livra à la justice sa mauvaise femme ; elle fut jugée et brûlée comme sorcière ! »
« Dans une ferme de la Beauce, il y avait aussi une fois un berger qui ne dormait jamais dans la maison. Ces absences nocturnes éveillèrent naturellement la curiosité et firent parler les gens.
En même temps, étrange coïncidence, un loup venait rôder toutes les nuits autour de la ferme et mettait en furie les chiens dans la cour, en passant ironiquement son museau par la chatière de la grande porte. Le fermier, qui avait ses soupçons, décida d’ouvrir l’œil. Une nuit où le berger était sorti comme d’habitude, son maître le suivit sans bruit jusqu’à une cabane où il le vit, de ses propres yeux, mettre une large ceinture, se changer en loup, et s’élancer dans les champs. Le fermier sourit d’un mauvais sourire et s’en retourna à la ferme. Il se munit d’un solide bâton et se posta à la chatière, aux aguets.
Il n’eut pas longtemps à attendre. Les chiens se mirent à aboyer avec furie, un museau de loup apparut par le trou ; le gourdin s’abattit, et on entendit une voix dire au dehors : « Tant mieux, j’avais encore à courir pendant trois ans. » Le lendemain, le berger apparut comme d’habitude, mais il portait une cicatrice au front ; jamais plus il ne sortit la nuit. »
Je crois que l’homme-tigre ou homme-panthère ressemble beaucoup à notre loup-garou, dont le souvenir est encore si vivace au creux des villages de France, sous les cheveux blancs des aïeules.
Que des indigènes ingénieux se servent de la croyance répandue et admise chez leurs frères noirs pour dissimuler leurs crimes, c’est certain. Mais une enquête attentive fera le plus souvent apparaître la main de l’homme – forme des blessures, traces de strangulation, traces de doigts ou d’ongles.
Que d’autres indigènes, sous le couvert de la même croyance, établissent des réunions secrètes et assouvissent clandestinement quelque goût ancestral du sang et de la chair humaine, c’est possible.
Ces faits, dans l’ensemble, sont rares. De tous les cas que j’ai vus dans un séjour assez long et dans une région particulièrement favorisée, pas un seul ne ressortissait à ces pratiques.
Il y a des assassins qui se déguisent en panthères, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il y a beaucoup plus de panthères qui tuent, de véritables panthères, pour qui la chair humaine, et surtout le sang chaud qui coule de la gorge ouverte d’un coup de crocs, est un aliment très agréable.
Telle panthère que je revois, grande et souple masse de velours sombre, avec des yeux immenses d’un bleu très pâle, ses incisives qui dépassaient ses gencives de quatre centimètres, ses pattes de devant grosses comme des bras, était capable d’abattre l’indigène le plus fort de ma subdivision.
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Il existe, à l’heure actuelle, deux concepts différents d’homme-tigre ou d’homme-panthère :
Concept usuel : « l’homme-tigre ou homme-panthère est un indigène qui, se déguisant en panthère, revêtu de la peau de la bête et les doigts armés d’acier, égorge un autre indigène pour assouvir une vengeance ou par goût du sang humain. »
Autre concept : « l’homme-panthère est une créature idéale de l’indigène, un être monstrueux et cruel, né de l’union momentanée d’un corps d’une panthère et d’une âme humaine et qui, mû par une puissance inconnue, attaque, tue, se repaît de la chair ou du sang de sa victime. »
Je crois que ce deuxième concept est plus exact que le premier et que le mot « homme-tigre » ou « homme-panthère » ne devrait être pris que dans cette acception.
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(Claude Artois, in Revue des troupes coloniales, quarante-cinquième année, n° 287, 1er avril 1947 ; « L’Homme-léopard, » photographie d’André Cauvin extraite de son documentaire « L’Équateur aux cent visages, » 1948 ; illustration de John D. Batten pour « How the Raja’s Son won the Princess Labam, » in Fairy Tales of India de Joseph Jacobs, 1892)